Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 46.02   |   15 avril 1746
Ludot (Troyes) à D'Alembert (Paris)

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f. 1rMonsieur

il m'a ete annonce plus d'une fois par M Trabaud et j'ai scu encore d'une autre personne (Mr. Bergier, med.) que vous avez concu et marque de la bienveillance pour moi, mais j'ignore ce qui a pu en particulier me l'attirer. C'est apparemment cette disposition autant que la requisition de M de Mairan qui vous a porte à vous charger avec M Clairaut d'examiner des cahiers sur la manœuvre que j'ai presentes il y a longtemps à Mond. Sr.  de Mairan, a dessein d'en avoir son sentiment ou celui de quelqu'un de ses amis. Je suis extremement sensible a tant de marques d'une bonte prevenante de la part d'un insigne savant tel que vous envers un foible sujet et surtout de la derniere que je ne prevoyois point et qui m'autorise tout a fait a me donner l'honneur de vous ecrire. Rien ne pouvoit arriver de plus genereux pour moi ma composition ne pouvoit d'ailleurs passer en de meilleures mains... J'ai donc enfin l'acces ouvert aupres de vous Monsieur ! Je ne veux rien negliger pour profiter de cet avantage que j'estime infiniment et que j'ai fort desire depuis que j'ai commence a entendre parler de vous. J'ai eu le malheur qu'il m'a echappe deux fois. Pardonnez m'en s'il vous plait le petit recit. La premiere fois ce fut en 1739. J'etois alors a Paris et je frequentois la bibliotheque de St Victor pour consulter les memoires de l'acad. royale des sciences. Un jour M Groslei mon compatriote qui avoit l'honneur de demeurer en meme pension que vous, vint en cette bibliotheque et se placa a cote de moi. Je n'avois pas encore eu de f. 1v relation avec lui faute d'occasion et parce qu'il etoit beaucoup plus jeune que moi ; nous nous reconnumes et nous parlames mais sobrement. Il etoit plus naturel de passer le temps de la seance a voir nos livres qu'a causer. Je me promettois d'entretenir ensuite plus amplement Mr. Groslei de m'informer de sa residence &c (j'aurois ete le voir apres cela j'aurois ete instruit de votre occupation &c.) mais, pendant que je rendois mon livre mon jeune homme scut m'echapper et devint je pense invisible je le cherchai en vain de tous cotés.

L'autre occasion que j'ai manquee de vous voir c'est lorsque vous avez travaille aux environs et auprès de cette ville a des operations geographiques avec M Clairaut et deux autres Academiciens ; il ne plut pas a cette docte trouppe que sa venue fut annoncée. Je ne scai quel fut son motif ; auroit elle suppose que son travail n'exciteroit point la curiosite des habitans de Troyes ou qu'il ne lui attireroit que des spectateurs ineptes ou importuns. Quoi qu'il en soit vous vous contentates d'avoir pour temoins de vos savantes operations des paysans effrayés et personne ne fut informe ici pendant qu'on auroit ete a portee de les aller voir a l'exception de M Groslei que vous honorates d'une longue visite en passant et qui negligea de divulguer la chose. Il y avoit environ 8 jours que vous etiez passe sans que j'en susse encore rien lorsque j'ouis dire que des Mrs. inconnus loges dans la ville faisoient des visees aux environs. Je soupconnai ce que c'etoit que ce travail et je courus a l'auberge de ces Mrs a dessein de les saluer comptant que c'etoit des Academiciens mais j'apris de l'hote qu'ils ne l'etoient pas et qu'ils ne se communiquoient pas beaucoup ainsi je me retirai et a force de parler de tout cela a tout le monde il se trouva gens qui me dirent que les vrais Academiciens avoient passe sans retour qu'ils avoient jette l'allarme sur leur route &c et moi de pester contre tout.

Si j'ai desirer d'acquerir votre connoissance c'est principalement depuis que j'ai vu vos sublimes ouvrages sur la dynamique. Je les ai vus dis je autant qu'il a ete en moi mais je dois vous avouer que ce n'est qu'en leur moindre partie que je les entens. Il y a une infinite de choses qui sont et seront apparemment toujours au dessus de ma portee. Il y en a plusieurs autres pour l'intelligence desquelles j'aurois besoin de secours. Telles sont par exemple certaines formules generales qui sont le resultat de votre savante analyse formules claires sans doute pour des geometres de votre force et agreables pour eux par leur etendue mais obscures pour moi par cela meme ; il faudroit pour me les rendre sensibles que j'en eusse l'application a divers cas particuliers et c'est une telle application que je ne scai pas faire moi seul faute d'un assez grand usage du calcul.

Pour revenir a la grace que vous daignez m'accorder en acceptant la peine de voir ma production sur la manœuvre, j'aurois deja eu l'honneur de vous en remercier et de vous presenter mes tres humbles respects de vive voix si je m'etois rendu a Paris aussitot que je le souhaittois. J'aurois eu aussi l'honneur de vous f. 2r ecrire plut tot si je n'eusse pas toujours regarde ce voyage comme prochain. J'espere etre a Paris au commencement de mai au plus tard.

J'ai eu l'honneur d'ecrire hier a Mr Clairaut que je ne connois presque que par sa grande reputation n'ayant vu jusqu'ici que quelques extraits de ses savans ouvrages dont la pluspart le sont meme trop pour moi. M Clairaut vous communiquera apparemment ma lettre ainsi je ne repete point ce que j'y dis au sujet de ma foible composition si ce n'est que le sentiment de ma mediocrite me fait desirer quelque indulgence de votre part mais j'ajoute que je ne souhaite cependant rien moins que d'etre flatte en aucune sorte. C'est une disposition que j'ai deja exprimee dans ma lettre du 30 decembre dernier a Mr. de Mairan dont lecture a pu vous etre faite. Je suis trop peu laborieux et j'ai trop peu d'envie de devenir auteur pour vouloir fatiguer vainement la presse et multiplier le nombre des imprimes dont le public se passeroit bien. Mon indifference pour le titre d'auteur et mon peu d'aptitude a l'acquerir sont assez prouvees par le peu d'empressement que j'ai eu de travailler a l'ouvrage dont il s'agit ouvrage absolument interrompu depuis six ans et si bien interrompu que j'ignore a quel article precisement j'en suis demeure n'ayant pas fait de copie des cahiers que vous avez et que j'ai peine a me rappeller tout le detail qui devoit entrer dans la partie ulterieure laquelle regarde la manœuvre des vaisseaux sujets a la derive. Je ne scai si cette partie est deja entamee dans lesdits cahiers. Au cas qu'elle le soit, j'aurois besoin d'avoir une copie de ce commencement pour reprendre plus aisement mon travail si vous le jugez a propos. Je dois au reste vous observer que s'il m'en souvient bien je ne me suis pas assez etendu sur l'effet du gouvernail et peut etre meme m'est il echappe sur cela quelque mot peu correct. C'est un endroit qu'il faudra retoucher tant a cet egard que pour en retrancher une ou deux phrases enigmatiques qui sont inutiles maintenant.

J'ai tout lieu d'esperer Monsieur que vous voudrez bien m'apporter de vos pretieux avis. Je les desire et les demande avec ardeur en vous repondant de ma docilité et de ma reconnoissance pour toutes vos bontes dont je souhaiterais pouvoir meriter la continuation. Daignez agreer ces sentimens ainsi que l'estime respectueuse avec laquelle j'ose me dire

Monsieur

A Troyes le 15 avril 1746