Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 46.12   |   2 octobre 1746
Euler Leonhard (Berlin) à D'Alembert (Paris)

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f. 0rMonsieur

Monsieur de Maupertuis m'a remis tant Votre lettre que Vos ouvrages, dont je Vous suis infiniment obligé : ces derniers m'avoient inspiré d'abord une si haute idée de Votre Genie, que tout ce qui vient de Vous, me doit être precieux au dernier degré. J'ai vu avec beaucoup de surprise, que Vous manies avec tant de facilité les plus difficiles problémes de la mechanique, dont tout autre que Vous auroit peur, d'en entreprendre la solution. La pluspart des problemes, que Vous traites dans Votre Dynamique sont de cette nature, et je dois avouer franchement, quand je traitois le problême du mouvement vacillatoire d'un corps à une base arrondie sur une surface quelconq[ue], que je ne savois pas encore, comment introduire dans le calcul le mouvement progressif, desorte que Votre remarque est parfaitement bien fondée. Pour Votre Hydrodynamique je ne l'ai pas encore parcourue avec tant d'application, pour etre en êtat de connoitre clairement les differends entre Vous et Mr Bernoulli, mais je ne manquerai pas d'emploier à cette recherche le premier loisir, que je trouverai. Cependant il me semble que dans les problemes d'Hydrodynamique on ne peut pas si surement conter sur la verité des solutions, qu'on tire des principes de la mecanique, car on est toujours obligé de supposer un certain mouvement dans les differentes parties de la liqueur, pour en determiner les forces necessaires à leur acceleration ; et si en effet le vrai mouvement étoit different, on ne devroit pas être surpris, si l'experience étoit contraire au calcul. On rencontre principalement ces difficultes quand on veut determiner les effets de la resistence de l'eau sur un corps solide, qui s'y meut avec une vitesse quelconque : car de quelle maniere, qu'on determine les pressions de l'eau sur la surface du corps, je n'ai jamais pu mettre d'accord le calcul avec l'experience, et je croi que la determination de la resistence est une partie essentielle de l'hydrodynamique.

Permettes moi aussi, que je Vous marque une reflexion sur Votre probleme, où plusieurs corps se choquent à la fois ; il me semble que ce probleme en lui meme est indeterminè, et qu'il faut absolument avoir égard à la durée de chaque choc. Car quoiqu'on suppose, que le choc s'acheve dans un instant, on est neant moins obligé de comparer entr'eux ces divers instants, et selon le divers rapport, qui s'y peut trouver, la solution deviendra differente : il y a meme des cas, où ces instants different necessairement entr'eux ; et alors on sera obligé de resoudre les choqs dans leurs élemens. Or je voi que Vous aves deja fait presque la meme reflexion dans Vos remarques sur ce probleme.

Mr de Maupertuis m'a aussi communiqué Votre piece sur le mouvement d'une corde, dont j'ai été tout à fait charmé. Jusqu'ici on n'avoit consideré que les vibrations reguliéres, où toute la corde vient toujours en meme tems, dans sa situation naturelle : or ce mouvement ne peut avoir lieu, que dans le cas, où la corde a été forcée au commencement, de son etat naturel selon la trochoide allongée : de sorte que, si la corde n'a été frappée que dans un point, ou qu'on lui ait donné une figure quelconque en la relachant subitement, il est clair, que son mouvement doit étre bien different du premier, et que la courbure de la corde à chaque instant doit dependre de la courbe, que la corde a eu au commencement. Votre solution est aussi parfaite qu'ingenieuse, par laquelle Vous saves si admirablement determiner la nature des fonctions, dont Vous ne saves que quelques proprietes de leurs differentiels. Quoique Vous n'en fassies aucune application à des cas particuliers, j'ai remarqué qu'on en peut determiner tres aisement dans chaque cas proposé le mouvement entier de la corde.

Soit \(AMB\) la courbe qu'on eut donnée à la corde au commencement : (soit reguliere ou irreguliere) transportes la meme figure alternativement sur la droite prolongée de part et d'autre \(AB\) en \(Ab\), \(ba'\) etc. et \(Ba\) etc. desorte que \(Ab\), \(a'b\), \(aB\) etc. soient egales et semblables à \(AB\).

Soit ensuite \(\alpha \mu \beta\) la courbure de la meme corde après un tems \(t\), qu'elle a été subitement relachée ; et ayant pris l'abscisse \(\alpha \pi = AP\), prenes sur \(AB\) de part et d'autre \(PR = PT = t\), et suivant Votre solution l'appliquée \(\pi \mu\) sera toujours \(= \frac{RS + TV}{2}\). Si le tems \(t\) est plus grand [de sorte] que les points \(R\) et \(T\) tombent hors d'\(AB\), il faut prendre les appliquées que les courbes \(Ab\) et \(Ba\) donneront. On peut aussi donner une équation analytique qui renferme la solution generale. Soit la longitude de la corde \(AB = \alpha \beta = c\) le poids de la corde \(= C\), la force, dont la corde est tendüe \(= F\), et âpres qu'on eut donne à la corde au commencement une figure quelconq[ue] \(AMB\), de laquelle le mouvement de la corde ait commencé : apres un tems \(= t\), exprimé comme on est accoutumé de le faire dans la mecanique, nommes \(t\surd{\frac{cF}{2C}} = u\), et soit \(\pi\) l'arc de 180° dans un cercle dont le rayon \(=1\). Cela posé mettant l'abscisse \(\alpha \pi = x\) et l'appliquée \(\pi \mu = y\), on aura toujours : \[y = \alpha \sin \frac{ \pi x}{c} \cos \frac{ \pi u}{c} + \beta \sin \frac{2 \pi x}{c} \cos \frac{2 \pi u}{c} + \gamma \sin \frac{3 \pi x}{c} \cos \frac{3 \pi u}{c} + \delta \sin \frac{4 \pi x}{c} \cos \frac{4 \pi u}{c} + {\rm etc}.\] Si Vous mettes \(u = c\), le tems \(t\) deviendra \(= \surd{\frac{2Cc}{F}}\) et ce tems sera à une seconde comme \(\surd{\frac{Cc}{2Fa}}\) à 1, si \(a\) marque la hauteur, par laquelle un corps tombe dans une seconde, ce qui sert à reduire les tems \(t\) de ce calcul à la mesure ordinaire. Donc au commencement la courbure de la corde sera exprimée par cette équation en posant \(u = 0\) : où les cosinus des angles \(\frac{\pi u}{c}\), \(\frac{2\pi u}{c}\) etc. deviennent égaux au rayon \(= 1\), \[y = \alpha \sin \frac{ \pi x}{c} + \beta \sin \frac{2 \pi x}{c} + \gamma \sin \frac{3 \pi x}{c} + \delta \sin \frac{4 \pi x}{c} + {\rm etc.}\] où les coefficients \(\alpha\), \(\beta\), \(\gamma\), \(\delta\), etc. doivent être determinés par la figure initiale. Si apres \(\alpha\) tous les autres coefficients \(\beta\), \(\gamma\), \(\delta\), etc. evanouissent, on obtient le cas des oscillations reguliéres, qui sont les seules, qu'on ait considerées jusqu'ici : et l'équation \(y = \alpha \sin \frac{\pi x}{c}\) marque la trochoide allongée, ou bien la lineam sinuum de Leibniz : et apres le tems \(t = u \surd{\frac{2C}{Fc}}\), la courbe sera exprimée par \(y = \alpha \sin \frac{\pi x}{c} \cos \frac{\pi u}{c}\), et mettant \(u = \frac{1}{2}c\), à cause de \(\cos \frac{\pi}{2} = \cos 90^{\circ} = 0\), toute la corde parviendra dans la ligne droite \(AB\), et partant une oscillation ou vibration s'achevera en mettant \(u = c\), et ce tems sera \(=\surd{\frac{Cc}{2Fa}}''\), ou dans une seconde la corde fera \(\surd{\frac{2 Fa}{Cc}}\) vibrations. Si hormi \(\beta\) toutes les autres lettres \(\alpha\), \(\gamma\), \(\delta\) etc. evanouissent, on aura le cas \(y = \beta \sin \frac{2 \pi x}{c} \cos \frac{2 \pi u}{c}\), où les deux moitiés de la corde achevent separement leurs vibrations : et ainsi de suite, de sorte que l'equation generale donnée contient tous les mouvemens possibles : Elle a aussi la proprieté, qui est requise selon Votre theorie : Car en ne supposant que \(x\) variable, on aura \[\frac{ddy}{dx^2} = - \frac{\alpha \pi^2}{cc}\sin \frac{ \pi x}{c} \cos \frac{ \pi u}{c} - \frac{4\beta \pi^2}{cc} \sin \frac{2 \pi x}{c} \cos \frac{2 \pi u}{c} - {\rm etc}.\] et en ne mettant que \(u\) variable on aura \[\frac{ddy}{du^2} = - \frac{\alpha \pi^2}{cc}\sin \frac{ \pi x}{c} \cos \frac{ \pi u}{c} - \frac{4\beta \pi^2}{cc} \sin \frac{2 \pi x}{c} \cos \frac{2 \pi u}{c} - {\rm etc}.\] de sorte que \(\frac{ddy}{dx^2} = \frac{ddy}{du^2}\).

Enfin je serai extremement ravi de voir Vos additions à Votre excellente Piece sur les Vents et je Vous remercie par avance de ce beau présent que Vous me destines : étant avec la plus parfaite consideration

Monsieur

Votre très humble et très obeïssant serviteur

L. Euler

Berlin ce 2 Octobr. 1746