Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 48.04   |   16 juin 1748
D'Alembert (Paris) à Cramer (Genève)

Version affichée :

f. 4rParis, ce 16 juin 1748

Les meditations les plus profondes, mon cher monsieur, sont agreablement troublées par des lettres comme les votres, & mes travaux ne sont pas assés importans pour que je ne les sacrifie pas au plaisir de m'entretenir avec vous. Je sens toute la perte que nous avons faite en vous perdant, et je suis charmé que vous vouliés bien me permettre de m'en dedommager quelquefois. Vous ne pouviés refuser votre amitié à l'estime que j'en fais, et je voudrois vous avoir donné de plus grandes preuves de la mienne, et du cas infini que je fais de vous à tous égards. Je n'ay pas besoin de vous dire que vous ne devés point prendre cela pour un compliment : ce seroit me faire une espece d'injure, & je suis bien plus sensible à la reputation d'homme sincere qu'a toute autre ; je l'ay cherchée aux depens de ma propre fortune. Croyés donc que je ne connois personne qui reunisse à la fois plus de connoissances, plus d'esprit, plus de Philosophie speculative & pratique, plus de goût, et un caractère plus aimable dans la societé ; voilà ce que je pense de vous, et ce que je mourrois d'envie de vous dire après l'avoir dit a toutes nos connoissances communes.

Plus j'examine la Theorie de la Lune, & plus je la compare avec les observations, plus je me persuade que la gravitation de la Lune f. 4v vers le Soleil ne suffit pas pour expliquer toutes les irregularités de son mouvement. Je trouve que l'Equation de l'apogée au lieu d'etre de 12°. comme les observations la donnent ne devroit etre que d'environ 6°., que quand l'apogée est dans les octans, le lieu de la Lune apogée trouvé par la Theorie differe de plus de deux degrés de celuy qu'on trouve par les Tables, et que dans la meme situation de l'apogée, le lieu de la Lune à 181°., 30' de ce point est different de plus de 3 degrés de celuy qu'on trouve par les memes tables ; que l'Equation du centre est la plus grande qu'il est possible lorsque l'apogée est dans les quadratures, et la plus petite, lorsqu'il est dans les syzygies, ce qui est le contraire des observations. Il est vray aussy qu'il y a plusieurs autres inegalités de la Lune qui s'accordent parfaitement avec les observations : comme la variation, le mouvement des nœuds et l'Equation de ce mouvement, la variation de l'inclinaison &c. et c'est ce qui me fait croire 1°. que la gravitation de la Lune vers le Soleil est une des causes principales des inegalités de son mouvement. 2°. qu'il y a une autre force que cette gravitation qui altere le mouvement de la Lune, & que cette force vient de la Terre, puiqu'elle ne paroit pas influer dans le mouvement des nœuds et dans l'inclinaison de l'orbite. 3°. que cette meme force ne depend pas simplement de la distance de la Terre à la Lune, mais qu'elle f. 5r est une fonction de cette distance & de quelque autre variable que nous ne connoissons point. C'est peut etre une force de la nature de la force magnetique, qui comme la variation de l'aiguille le prouve, n'agit pas de la même maniére dans le plan de chaque meridien. Il pourroit etre curieux d'examiner si les Phenomenes des mouvemens de la Lune ont quelque rapport aux variations de l'aiguille, & en ce cas ma conjecture acquereroit plus de vraysemblance. Mais c'est la une furieuse besogne à entreprendre. Je compte publier dans le courant de l'année prochaine, et peut etre des le commencement, mes recherches sur cette matiére. Vous pouvés en attendant faire tel usage qu'il vous plaira de ce que j'ay l'honneur de vous marquer. Mais je crains si fort les assertions dans une matiére si importante, que je ne me presse pas de rien publier là dessus. Je serois faché d'ailleurs d'attirer à Newton le coup de pied de l'âne & je ne publieray mon travail sur son systême qu'avec tous les eloges dûs à ce grand homme, et toutes les restrictions que la matiére merite. Je tacheray même de faire dans ma preface la leçon à nos beaux esprits, juges nés de tout ce qu'ils n'entendent pas. A propos d'eux, puisque vous voulés que je vous en parle, il me semble qu'ils sont plus muets sur la paix que sur toutes les pertes que la guerre nous a causées.

f. 5vNous n'avons de livres nouveaux qu'une Histoire des Sarrazins traduite de l'anglois, qu'on dit bonne, et que je n'ay pas lûe & l'histoire de Jovien par l'abbé de la Bleterie qui me paroit bien ecrite, mais d'un style, ce me semble, un peu trop oratoire. Les comediens françois ont donné une Péruvienne qui a eté renvoyée le meme jour à Cusco. On a trouvé que ses lettres valoient mieux que sa personne. Nous avons deja beaucoup de materiaux pour l'Encyclopedie, et des parties considerables toutes faites. Mais on ne commencera gueres à imprimer que dans 6 mois, lorsque tout sera a peu pres en etat. À Dieu, mon cher monsieur, souvenés vous quelquefois de moy, et croyés que je seray toute ma vie avec l'estime la plus grande & le plus sincere attachement,

Votre tres humble et tres obeissant serviteur.
D'alembert.

A Monsieur
Monsieur Cramer Professeur de Mathematiques
A Geneve