Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 48.09   |   28 septembre 1748
Euler Leonhard (Berlin) à D'Alembert (Paris)

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f. 18rMonsieur,

Je profite du depart de Monsieur de Maupertuis pour repondre aux deux lettres du 17 Juin et du 7 Sept. dont Vous m'aves bien voulu honorer. Je suis très sensible aux soins que Vous aves emploiés pour me procurer le prix de cette année et je souhaiterois d'etre en état de Vous temoigner ma reconnoissance aussi efficacement que je voudrois, et cela d'autant plus que je dois avouer, qu'il y a quantité de choses dans la theorie du mouvement de Saturne, que je n'ai pas eté capable de developper, et je doute fort, que je serai en etat de me satisfaire à moi meme, quand meme je reprendrois cette matiere de nouveau. Il est bien vrai qu'avant que j'eus trouvé la resolution de la formule \((1-g\cos\omega)^{-\mu}\) je ne voyois d'autres resources de parvenir à une conclusion, que par voye des quadratures, comme Mr. Bernoulli a fait ; mais j'ai pourtant été oblige de m'ecarter de la rigueur geometrique plus que je ne voulois : et je ne doute aucunement que Vos remarques là dessus ne soient que trop fondées, quoique n'ayant plus un exemplaire de ma piece, je ne sois pas en état d'en faire l'examen. Cependant je ne puis pas comprendre, comment en supposant l'orbite de Saturne circulaire, faisant abstraction de l'action de Jupiter, il seroit possible de faire entrer dans le calcul l'anomalie de Saturne. Car l'orbite etant circulaire la considération de l'aphelie, auquel l'anomalie se rapporte, evanouit tout à fait : ainsi je ne vois pas comment dans ce cas Vous pretendes que l'anomalie de ♄ y dût entrer. De plus il est evident que tous les termes qui dependent de l'anomalie sont multipliés par l'excentricité ; donc si l'excentricité \(= 0\) tous ces termes evanouïront conjointement.

f. 18vAinsi je crois que Vous ne trouverés plus suspecte la forme integrale \(r=A\cos\omega+B\cos 2\omega\) &c, que j'ai prise de l'equation \(ddr+\mu \mu rd\omega^{2}+\textrm{&c}\) l'excentricité étant supposée \(=0\) et il me semble encore bien certain que si les deux excentricités de Saturne et de Jupiter evanouïssoient, la quantité \(r\) ne sauroit dependre que du cosinus de l'elongation de ces deux planetes, puisque dans ce cas il n'y auroit plus ni aphelie ni anomalie. Vous Vous souviendres que j'ai aussi allegué pour prouver, que la Lune ne suit pas exactement la theorie de l'attraction, cette raison que la parallaxe observée de la Lune surpassoit plus d'une minute celle qui se trouve par la theorie, et Vous ferés la meme remarque si Vous envisageres la table des parallaxes de Mr. Cassini ou de Flamsteed. Mais la derniere eclipse du Soleil m'a convaincu tout à fait que la vraye parallaxe de la Lune est parfaitement d'accord avec la theorie et j'ai vu avec la plus grande satisfaction que Mr. le Monnier a établi la parallaxe de la Lune presque d'une minute plus petite que Mr. Cassini. J'ai aussi remarqué que les variations du lieu du nœud et de l'inclinaison de l'orbite lunaire à l'ecliptique, que la theorie donne, sont parfaitement d'accord avec les observations, mais il me semble qu'il n'en est pas tout à fait de meme de la revolution entiere du nœud, car le mouvement annuel moyen du nœud de la theorie differe encore de plusieurs minutes de celui des observations. J'ai vu avec bien du plaisir que Vous aves traité le mouvement des planetes dans un milieu resistant avec un plus heureux succes que moi, car je ne voyois pas moyen de resoudre ce probleme convenablement qu'au cas que la resistance fut presque infiniment petite. Je Vous prie de me dire aussi Votre sentiment sur ma nouvelle theorie de la lumière et des couleurs, laquelle me paroit de plus en plus mieux fondée et conforme aux observations. La matiere des logarithmes imaginaires ne m'est plus si familiere que je puisse solidement repondre aux nouvelles remarques, que Vous me faites sur ce sujet, et je me vois obligé d'attendre jusqu'à ce que je pourrai reprendre l'examen de cette matiere.

f. 19rVos remarques sur mon Introduction ne sont que trop bien fondées ; mais Vous ne seres plus surpris des fautes qui s'y trouvent par rapport aux facteurs trinomes et aux points de rebroussement de la seconde espece, quand je Vous dirai que cet ouvrage a été presque trois ans à Lausanne et que je l'avois achevé dejà quelque tems auparavant. Alors j'avoue franchement que je n'avois pas encore une demonstration solide, que toute expression algebrique est resoluble en facteurs trinomes réels. Et dans ce tems la je fus aussi fort douteux, s'il y avoit effectivement des courbes qui eussent un point de rebroussement de la seconde espece et j'etois meme porté à croire le contraire. Ensuite m'etant eclairci parfaitement sur ce point, j'ai envoié à Mr. Bousquet une notte la dessus, dans laquelle j'ai montré la realité de ces points par l'exemple d'une ligne du quatrieme ordre \(y=\surd{x}+\sqrt[4]{x^3}\) (contre laquelle Vous n'aures plus de doute, dès que Vous la feres rationnelle en la reduisant à \(y^4-2xyy-4xxy+xx-x^3=0\)) et j'avois prié Mr. Bousquet de faire inserer cette note sous le texte. Je suis donc fort faché qu'il l'a introduit dans le texte meme, qui cause maintenant tant avec le precedent qu'avec la suite une contradiction ouverte. J'ai aimé mieux de laisser dans mon ouvrage cette matiere imparfaite que d'y faire les corrections que je n'avois trouvées que quelque tems après, surtout ayant eu occasion de profiter de Vos lumieres, de peur de paroître que je m'etois voulu aproprier des decouvertes, dont la premiere invention ne m'appartient point.

J'ai l'honneur d'être avec la plus grande Consideration
Monsieur Votre très humble et très obeïssant serviteur

L. Euler.

Berlin ce 28 Sept. 1748

f. 19vA Monsieur
Monsieur D'Alembert.