Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 53.22   |   31 octobre 1753
D'Alembert (Boulay) à Maupertuis (Saint-Malo)

Version affichée :

f. 130vau Boulay prés Némours le 31 octobre 1753

Mon cher president ou plutost mon cher ami, (car j'aime bien mieux pour vous et pour moy vous donner ce dernier nom là que l'autre) Made.  du Deffant veut absolument que je vous ecrive, et que je fasse reponse a la lettre que vous luy avez ecritte ; elle vaudroit pourtant beaucoup mieux que moy pour cela ; mais au risque de faire une sotisse, mon amitié vat s'expliquer librement avec vous.

Je ne puis qu'approuver beaucoup le peu de cas que vous faites des jugements des hommes ; on finit tôt ou tard par en venir là. Il semble même que plus on à fait de cas d'abord de leur approbation, moins on en fait ensuite de leur critique. Ainsi je vous trouve très sage de ne faire entrer ces jugements là pour rien dans le party que vous prendrez : c'est vous seul mon cher ami, et vôtre bien Etre qu'il faut consulter, vôtre santé demande absolument que vous restiés en France ; vous retournerez à Berlin, non pas pour y mourir, mais ce qui est bien pis pour y souffrir. Vous craignez de manquer au Roy, mais etes vous bien sur qu'aprés tout ce qui s'est passé, il ait grande envie de vous revoir ? Vôtre affaire luy à fait faire plus de sotisses qu'il n'en faut pour luy donner beaucoup de chagrin, vous êtes la cause quoique très innocente, de ces sotisses là, et croyez que cela ne se pardonne pas. Si vous ne jugez pas convenable de demander sitôt vôtre congé, faitte trainer le temps en longueur, jusqu'à l'année prochaine, et accoutumés insensiblement le Roy à vôtre absence, vous m'avez dit vous même qu'il pourroit bien un jour se lasser de tous ses beaux esprits, et les renvoyer chacun chez eux : je le previendrois à vôtre place, et luy laisserois même la petite satisfaction en cas de besoin de se plaindre que vous l'eussiez quitté, franchement je suis etonné que des philosophes craignent tant de déplaire aux Princes, lorsque les Princes craignent si peu de deplaire aux Philosophes ? Est ce que tout ne doit pas estre egal ! Restés donc en France, mon cher ami, passés les etés à St. Malo, et les hivers à Paris, ou vous trouverez des amis qui seront fort aise de vous voir, de l'estime et de l'empressement pour vous dans ceux même qui ne seront pas vos amis & qui ne meriteront pas de l'etre, et si vous le voullez, même des graces et des places. Je n'ai de tous ces biens là que des amis, encor en trés petit nombre, et je me trouve en verité aussy bien de f. 131r ma situation que la condition humaine peut le permettre, je n'ai eu, et je n'aurai apparemment de ma vie ni grands chagrins, ni grands plaisirs, et je ne trouve nôtre globe ni fort plaisant ni fort triste, j'y resteray et même a la place ou je suis tant que la gravitation m'y retiendra, et j'en sortiray de même quand la maturité ou la repulsion m'en feront sortir. Voltaire dit on est a Colmar, ou il fait imprimer quelques choses encore, tant pis pour luy, si ce sont de nouveaux libelles, souvenez vous de la chanson sur les sodomites, pour detruire tous ces gens la tu n'avois qu'a les laisser faire. A Dieu mon cher ami je vous embrasse, et vous exhorte fort à suivre mon conseil et celui de vos amis. Soyez un peu quakre dans une affaire qui interesse autant vôtre bonheur. Vous n'avez que 50 ans, vous voyez un moyen dites vous de vivre heureux et tranquille. Je vous diray avec Fontenelle de prendre ce moyen la sur le fait. Portez vous bien & laissez là les Roys.

Il y a plus de 3. semaines que vous auriez dû recevoir cette lettre : Made. du Destaud [Deffand] à qui je l'avois envoyée pour vous la faire tenir, à crû que c'etoit une copie, et la gardée, pardon du quiproquo.