Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 80.25   |   4 juin 1780
Le Sage Georges Louis (Genève) à D'Alembert (Paris)

Datation de la lettre

lettre enrichie de parties de mémoires.

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f. 20rÀ Mr D’Alembert &c. au vieux Louvre à Paris

Monsieur

Je profite de l’occasion que me fournit mon cher Prevost Il est parti cependant, sans cette Lettre commencée l’avant veille de son Depart. Parce que la Veille même ; se trouve être un de ces malheureux jours imprévûs ; où je ne puis rien faire : ce qui a duré trois autres jours encore. ; pour me rappeler à vôtre souvenir ; & pour soumettre à votre jugement (puis à celui de l’Academie royale des Sciences si vous le croyés convenable) quelques petites Vuës sur les Tems périodiques des Astres ; dont je developpe un peu autrement la 3me à Mr Bailly & un peu plus la 4me à Mr De la Lande.

1. Depuis les Observations de Tycho-Brahé, sur lesquelles Kepler fonda sa belle loi des Distances comparées aux Tems périodiques ; & depuis les Changemens que Bouillaud crût devoir apporter aux Rapports empyriques de ces Distances : Je ne vois pas ; qu’on ait determiné plus exactement ces Rapports, d’après les nouvelles Observations : Et même ; l’abbé De la Caille, a jugé que cela etoit impossible (Leçons d’Astronomie, Edition de 1755 ; § 171). Les Astronomes, se sont entierement reposés, pour la determination des Distances ; sur la Loi des Tems periodiques, supoposée rigoureuse : Parce que cette Loi, decouloit de celle de la Gravitation ; gratuitement presumée plus regulière, que les Phènomènes sur lesquels on l’a fondée & confirmée. J’accorde tant de Precision qu’on voudra, à la Loi newtonienne de la Gravité entre des Particules à peu près isolées. Mais, j’aimerois qu’on fût plus reservé ; quand il s’agit, ou de particules cachées dans de grands Corps, ou de Corps plongés dans de vastes Fluides. Ne seroit-il pas utiles, & tout au moins curieux ; de mettre à profit toutes les nouvelles Observations ; pour verifier de plus en plus, la Précision presumée de ces deux Loix ?

2. Cette Précision idéale, n’est-elle pas un Préjugé, selon la signification la plus sèvère de ce Mot ; pareil à celui des anciens Astronomes, sur la forme circulaire des Orbites ? Ne vaudrait-il pas mieux ; suspendre son jugement sur le degré d’Exactitude de ces Loix ; en indiquant les Limites entre lesquelles elle est renfermée par les dernières Observations Et les Arrondissemens qu’on prête gratuitement à ces Loix ; n’empêchent-ils pas les Jeunes-gens, de penser à certaines Considerations ; qu’un Aveu formel de leurs guides touchant nôtre Incertitude sur cette Prècision, auroit peut-être suggeré à ces premiers ?

Je vais indiquer deux pareilles Considerations.

3. Puisque le Diamant & les Verres metalliques, sont à peu près les plus denses des Corps connus : Il paroit ; que l’Opacité des autres, ne provient pas de leur peu de Porosité. Et il est plus evident encore ; que la Reflection & la Refraction, n’en dependent pas non plus.

Sans supposer donc plus de Pores, dans les Corps qui nous environnent : Nous pourrions concevoir un Monde ; où ils seroient tout aussi transparens, que l’intérieur du Diamant ; de sorte qu’on n’y auroit aucun moyen d’appercevoir, les Obstacles que les corps environnans opposent (dans l’etat actuel des choses) au passage & à la rectitude de la Lumière. Nous aurions donc là, quelques Moyens de moins qu’ici ; pour nous assurer de l’existence de ce Fluide : Mais, nous ne devrions pas nous en faire un titre, f. 20vpour nier cette existence.

Par la même raison : La grande Permeabilité des Corps au Fluide gravifique ; quoiqu’elle soit poussée au point, que nous n’y ayons apperçû (jusqu’à present) aucune Imperméabilité ; ne doit pas cependant former un Titre, contre l’existence de ce dernier Fluide. Et peut-être ; cette petite Imperméabilité, entre-t-elle pour quelque chose, dans certaines Anomalies ; que nous attribuons legerement toutes entières, à l’Inexactitude des Observations ? Par exemple, dans les Irregularités de la Loi observée des Tems péridiques ?

Il est bien sûr, au moins : Que les Irrégularités observées à cet égard par Tycho-Brahé, dans les trois Planetes dont on connoit le Rapport des Masses ; sont justement du même Signe de Majorité ou Minorité que celles : auxquelles conduit la supposition d’un Fluide gravifique ; Lequel ; ne penetreroit pas tout à fait aussi librement, jusqu’aux parties interieures de Jupiter, que jusqu’à celles de Saturne ; ni aussi librement, jusqu’à celles-ci, que jusqu’à celles de la Terre.

4. Les plus grands Astronomes-physiciens, & des Academies entieres ; se sont fortement occupé pendant longtems, & assés recemment encore ; des Alterations successives que devroient essuyer les Tems periodiques des Planètes, de la part des Fluides qui entourent le Soleil, considérés comme resistans ; si ces Fluides, etoient denses jusqu’à un certain point. Or : Les Alterations permanentes, que devroient essuyer ces mêmes Tems (comparativement à la Loi de Kepler) de la part de ces mêmes Fluides, considérés comme attractifs ; sont du même Ordre que ces premieres. Par consequent : Elles meriteroient aussi, qu’on y donnât quelque attention. Mais je ne vois pas ; que personne s’en soit avisé jusqu’à present.

5. Quand on dit ; que l’Accroissement de l’Arc parcouru en tems égaux par la Lune ou par une Planete, est proportionnel au Quarré du Tems ecoulé : On devroit toujours avertir, au moins dans les Livres elementaires, & de l’Ere d’où l’on part ; & que cela n’est sensiblement exact, que pendant un très petit nombre d’années ; Le tout ; quelles que soient, ou les Observations ou les Raisons, sur lesquelles on se fonde. Puisqu’il n’est pas possible ; que cette Proposition, cadre tout à la fois, avec l’Ere assignée pour le commencement de ce Tems, & avec une autre Ere ; qui auroit autant de droit qu’elle à être prise pour Origine de cet Accroissement ; & même d’autant plus de droit qu’elle seroit plis ancienne, vû l’extreme ancienneté de la Cause.

Si, par exemple ; les Tems ecoulés depuis l’Ere choisie par Mr Mayer pour la Lune etoient 1, 2, 3 & 4 siècles ; les Accourcissemens, seroient 21, 84, 189, & 336 (qui sont les Quarrés des nombres périodiques multiplies par 21 pour la commodité du Parallèle suivant. Quand on choisirioit une Epoque plus ancienne de mille ans ; de sorte que les Tems, seroient 11, 12, 13 & 14 ; & que leurs Quarrés, seroient 121, 144, 169 & 196 : Il ne seroit f. 21retant 1, 2 & 3 ; les Arcs surnumeraires parcourus, etoient 1, 4 & 9 : Et qu’on voulût partir aussi, d’une Ere plus ancienne de l’Unité ; de façon que les Tems ecoulés, fussent exprimés par les nombres 2, 3 & 4. On ne pourroit point assigner, à l’Arc x parcouru dans l’intervalle de ces deux Eres ; une Valeur ; qui fit cadrer les nouveaux Arcs (x+1), (x+4) & (x+9), avec les nouveaux Quarrés 4, 9 & 16. Puisque les proportions suivantes, ((x+1) : (x+4) :: 4 : 9), ((x+1) : (x+9) :: 4 : 16), & ((x+4) : (x+9) :: 9 : 16) ; fournissent pour (x), trois valeurs differentes ; savoir (1fracf. 5), (1fracf. 3) & (2fracf. 7).

La même Impossibilité, se decouvre encore plus aisément, par l’inspection d’une Parabole ; dont on prolongeroit au delà du contact, la Tangente qui represente les Tems ; & où l’on pretendroit compter les Augmentations du Mouvement moyen, sur le Diametre prolongé qui aboutit à la nouvelle extremité de cette Tangente.

6. Quant au Raisonnement, sur lequel on tâche d’appuyer cette Loi ; savoir, une Comparaison avec celle de la Chûte des Graves, dans l’hypothèse d’une Pesanteur constante : Il me semble peu concluant.L’Acceleration de la Descente des Corps sublunaires, n’est uniforme ; & par consequent, les Espaces qu’ils parcourent, ne suivent les Quarrés des Tems ; que parce que les Coups de la Gravité, sont imprimés immediatement, & sans aucune source d’alteration. Au lieu que, l’Acceleration de la Circulation de la Lune ; & par consequent, l’Augmentation des Arcs qu’elle parcourt ; est l’effet mediat, d’une Cause retardatrice ; dont l’Effet immediat (lequel encore est composé), consiste en une Approche. Et cette Approche, ne fait naitre un Accoucissement du Tems periodique ; qu’à cause que la Gravité, suit la raison doublée inverse des Distances : Puisque si, par exemple, elle en suivoit la raison directe simple ; l’Approche même la plus considerable, ne feroit naitre aucune Alteration dans le Tems periodique ; Lequel, en subiroit seulement une, de la part de la Resistance actuelle ; mais, une Alteration contraire à celle qu’on a observée.

En un mot. Dès lors qu’on vouloit essayer d’indiquer des Causes. Au lieu de rappeler à cette occasion, la Loi des Accelerations uniformes ; à laquelle, l’Augmentation des Arcs parcourus par la Lune, ne ressemble que fortuitement : Il auroit mieux valu ; y rappeller expressément, la Loi des Distances ; laquelle y influë essentiellement. Les Physico-mathematiciens d’aujourd’hui, sont quelquefois un peu trop faciles ; sur l’emploi de ces Propositions entrevuës, qu’ils nomment des Apperçûs.

f. 22r7. La plupart des Astronomes, pensent : Que le Mouvement moyen de la Lune, est sujet à une alteration sensible ; mais, qu’il n’en est pas de même des Planetes. Et plusieurs Physiciens, non contens des Calculs couronnés de Mr l’Abbé Bossut, cherchent encore une autre Cause de cette Difference. Il me semble, qu’elle est toute trouvée ; savoir, dans ces mots de la 2de Edition des Principia, à la fin du grand Scholie sur les Cometes : Crescentê Terrâ ; motus medius Lunæ circum Terram, paulatim angebitur. Et j’ai quelque lieu de croire : Que si l’auteur, les a retranchés dans la 3me Edition ; ce n’etoit pas, qu’il crût la Cause insuffisante ; mais, parce qu’il doutoit alors, que l’Effet eut été sensible : Doute, qui provenoit peut-être ; de ce que Creminus ; loin de faire le Mois synodique ancien, un peu plus grand que celui d’aujourd’hui ; le fait au contraire beaucoup moindre (ce que j’aimerois mieux rejetter sur les Copistes). Effectivement : Cet accroissement de Matière qui arrive au Globe-terrestre, par les Causes dont Newton parle plus d’une fois  ; n’est compensé par aucune Emission, pareille à celle qui entretient f. 22v la Masse du Soleil à peu près la même (malgré la chute de quelques substances semblables à celles qui tombent sur la Terre) : Parce qu’aucun Corps, ne pourroit être lancé hors du Globe terrestre, de façon à n’y plus revenir : A moins que sa Vitesse, au sortir des Couches grossieres de l’Atmosphère ; ne fût celle qui lui suffiroit pour en faire le tour en une heure ; Rapidité, que les Volcans même ne sauroient communiquer.

Vous fites, Monsieur, quelque séjour auprès de Genève, à la fin de 7bre 1770 & au commencement d’8bre ; chés quelcun que je connoissois un peu, & qui même me fit l’honneur de m’inviter à venir profiter des momens que vous y passiés : De sorte que, j’aurois eu beaucoup d’empressement à vous y visiter ; si ma santé n’y avoit pas apporté des Obstacles trop considerables ; que je priai d’autres personnes de vous specifier. Comme donc, elles pourroient bien ne l’avoir pas fait exactement ; & que cependant j’ai fort à cœur, de ne pas passer dans vôtre esprit, pour avoir peu d’empressement à jouir d’un avantage aussi precieux : Je vais, au risque de vous ennuyer ; vous exposer moi-même quel etoit alors l’etat de cette santé ; dont vous putes déja vous appercevoir un peu, dans la courte promenade fortuite que nous fimes ensemble, le jour de vôtre passage dans nôtre ville.

Cette année-là, etoit la quatrième de celles, ou j’ai eu constamment des Maux de nerfs, d’abord après les grandes chaleurs. Et la chaleur des grands chemins, l’exercice à pied, ou même l’agitation du carrosse ; les augmentent tout de suite beaucoup, & pour quelque tems. Or, ils consistoient surtout ; à m’enlever deux Facultés, qui sont déja très foibles chés moi en tout tems ; la Memoire & la Presence d’esprit. Vous comprenés donc, Monsieur ; qu’il auroit été très imprudent, & même presque inutile, de chercher à profiter de vôtre excellente conversation.

Je suis, avec admiration,

Monsieur

Genève : grand’ruë, 4me Juin 1780.