Manuscrit autographe (Genève, Bibliothèque de Genève, Ms. Suppl. 384, f. 177-178)

LETTRE 48.07   |   29 août 1748
D'Alembert (Paris) à Cramer (Genève)

Folio :

à Paris ce 29 aout 1748

Je suis bien sensible, mon cher monsieur, à toutes les amitiés que vous me faites, et en particulier à la part que vous prenés à mon travail sur la Lune. Je l'ay continué depuis ma derniere lettre, et j'ay remarqué que quoyque la difference des observations et de la Theorie soit encore assés grande, elle l'est cependant moins que je ne vous l'ay marqué. La maladresse de nos astronomes et le peu de clarté avec lequel leurs tables sont construites a eté cause qu'en reduisant à une formule algebrique le lieu de la Lune tiré des tables, j'ay mis un signe pour un autre, ce qui rendoit les differences plus grandes qu'elles ne sont en effet. Tout ce que je vous ay marqué est pourtant vray, mais le contraste n'est plus si frappant. Il s'agit d'environ * de difference, ce qui s'accorde avec ce que M. Euler m'a mandé qu'il avoit trouvé de son côté, et je crois même que cette erreur peut encore etre diminuée. Quoy que cela prouve qu'il y a une autre force que celle de la gravitation qui agit sur la Lune, cependant il me semble que la Theorie de la Lune, telle qu'elle est, est la preuve la plus victorieuse en faveur du systême de l'attraction. C'est ce que je tacheray de developper dans l'ouvrage que je prepare sur cela. Les accords sont en general si frappans, qu'il me paroit demontré que l'action du Soleil sur la Lune est la cause principale et tres principale des irregularités de cette Planete. Je ne desespere pas même qu'on ne puisse en corrigeant les tables de M. Newton, determiner le lieu de la Lune tres exactement, mais il faut du tems pour cela, le malheur est qu'il seroit necessaire d'etre soy même astronome en même tems que Geometre, car on ne peut rien tirer de nos Lunetiers.

A l'egard de la cause qui se joint à la force du Soleil pour alterer le mouvement de la Lune, je ne serois point surpris que le magnetisme fût cette cause. Dés que la force du magnetisme ne sera pas dirigée au centre de la Terre, mais vers un ou plusieurs autres points, elle ne sera plus comme une fonction de la distance au centre de la Terre, mais comme une fonction de la distance à ces points, ce qui n'a rien de choquant.

Nous avons eu hier la premiére representation de Semiramis. Il y a du beau, mais cela traine un peu : Voltaire y a inseré une certaine Azema, personnage subalterne, aimée du fils de Semiramis, et qui jette de la langueur dans la piece. On a beaucoup applaudi, mais je n'ay point vû cette impression vive et generale qui annonce un grand succés, je crois pourtant que l'ouvrage en aura, et il le merite à plusieurs egards.

On a imprimé icy un Panegyrique de Louis XV, que vous aurés peut etre vû. Cela a de l'esprit, et en veut avoir encore davantage, mais n'est pas de trop bon goût. Et d'ailleurs a quoy s'amuse t-on d'imprimer le panegyrique d'un homme vivant ? Passe encore pour son oraison funebre.

J'ay lû la vie de Jovien & vous avés raison d'etre embarassé comment M. de la Bletrie a pu la rendre interessante. Je crois qu'il l'a eté encore plus que vous, & il y paroit. Il y a mis beaucoup d'Episodes quoy qu'elle soit fort courte, entr autres un portrait de St Athanase assés bien ecrit, mais plutôt en Rheteur qu'en historien. Il a fait comme Simonide, qui pour louer un athlete dont il n'avoit rien a dire, se jetta sur Castor & Pollux. Au reste il a joint a son ouvrage la Traduction de quelques ecrits de Julien qui sont assés bons à lire pour se former une idée de cet homme singulier. Il y a actuellement un Prince dans l'Europe qui pourroit bien luy ressembler. Qu'en pensés vous ?

Je voudrois comme vous voir la vie de Mahomet ecrite par un bon philosophe, mais ou le prendre ? Il luy faudroit outre la philosophie bien des qualités qui se trouvent rarement unies, & d'ailleurs il luy faudroit un pays tout exprés.

A Dieu, mon cher monsieur, ecrivés moy quelquefois, pensés souvent à moy, je me flatte de meriter votre amitié par toute l'estime et tout l'attachement dont je suis rempli pour vous.

D'alembert