Manuscrit autographe (Ms. Suppl. 384, f. 181-182)
D'Alembert (Paris) à Cramer (Genève)
à Paris 4 mars 1749
Vous m'aves ecrit, mon cher monsieur, sur la Tragedie de Catilina, une lettre que je ne me lasse point de relire, et que j'aurois, je crois, envoyée à M. Crebillon si vous l'avies ecrite avant qu'il eut risqué sa piéce. Il auroit eté trop heureux de la mediter, et il se n'y auroient gagné que le nombre ; mais quoyqu'il en soit, il a eu ordre apparemment de ne la faire qu'en cinq (Corneille en pareille occasion n'auroit pris d'ordre que de son genie) & malheureusement le cinquieme n'a pas profité des debris des trois autres. M. Crebillon promet que dans une Tragedie du Triumvirat qu'il fait actuellement il dedommagera Ciceron du rôle ridicule qu'il vient de luy faire joüer. À la bonne heure, pourvu qu'il ne se ruine pas en dédommagemens, & qu'Antoine & Auguste ne payent pas pour Catilina. Au reste je vous avoueray que ce Phantôme de Catilina sur lequel je vois bien des gens se recrier ne me paroit pas si admirable, je luy trouve plus d'enflure dans ses discours que de veritable grandeur dans ses actions ; il me semble que l'auteur a plus fait le consul petit que Catilina grand, & pour me servir de votre comparaison, que voulant representer un visage à grand nés, il n'a fait qu'un nés fort ordinaire, & a effacé le visage. Mais en voila assés sur Catilina. Je suis charmé de me trouver d'accord avec vous sur le compte de Denis le Tyran, dont la lecture m'a confirmé dans ce que j'en pensois. Il me paroit même assés sur, que l'auteur ne fera jamais rien de mieux. La Chaussée vient de nous donner une Ecole de la jeunesse ; il faudrait le renvoyer à celle du Theatre.
Je trouve toujours les Phenomenes du mouvement de l'axe de la Terre peu d'accord avec le neutonianisme, au moins en supposant que la Terre soit un globe solide, Elliptique ou non, homogene ou non. Je ne voudrois rien decider pour le cas ou la Terre seroit en partie solide et en partie fluide. Car on peut demontrer que l'action du Soleil et de la Lune sur la partie fluide de la Terre ne doit produire aucun mouvement dans l'axe ; et la figure qu'on peut donner à la partie solide restante est susceptible de tant de varietés que je n'oserois rien prononcer. D'ailleurs une des raisons qui me font croire que l'action du Soleil & surtout de la Lune influe beaucoup sur ces Phenomenes c'est le dernier memoire de M. Bradley sur la nutation ; ce qu'il y a de singulier c'est que je trouve par le calcul même, que les Equations produites dans l'inclinaison de l'axe et dans la precession des équinoxes, par le mouvement des nœuds de la Lune et l'inclinaison de son orbite sont les plus grandes de toutes, mais qu'aussy elles devroient etre beaucoup plus gran[des] quelles ne sont réellement. Au reste ce probleme à la solution duquel j'ay donné beaucoup de soins, m'a couté plus qu'aucun de ceux que j'ay jamais resolus. J'en ay fait un memoire, ou je l'ay exposé avec le plus de clarté que j'ay pu. Mais je ne me suis pas pressé de le donner parce que dans une matiere si delicate, le nonumque prematur in annum me paroit fort necessaire.
Je me suis apparemment mal expliqué sur les points de Rebroussement de la 2de. espece. M. Euler dans son Introduction les avoit d'abord refutés d'aprés les memes principes que l'abbé de Gua ; il est ensuite convenu de leur existence apres avoir lu mon memoire, & s'est haté d'envoyer à l'imprimeur une espece de retractation en laissant pourtant subsister tout ce qu'il avoit dit, et il resulte de tout cela une contradiction manifeste pag. 180 & 181 de son second volume. Depuis, M. de Maupertuis m'a mandé qu'il avoit lu à l'academie un memoire jusqu'a present manuscrit, ou il refute l'abbé de Gua.
Tout le bien que vous m'avés dit de l'Esprit des loix me donne grande envie de le lire, mais comme le livre est cher, et que ceux qui l'ont le gardent, il ne m'est pas tombé entre les mains. Je l'auray pourtant incessamment & nous en causerons. Il me semble qu'assés generalement on y trouve beaucoup d'esprit, mais peu de plan & de methode, & c'est un grand defaut ce me semble dans un ouvrage de cette espece. Mandés moy je vous prie, s'il est vray qu'on en fasse actuellement chés vous une edition in 12dans laquelle l'auteur a retabli tous les endroits ou il avoit mis des cartons par excés de precaution. Je suis bien faché que votre ouvrage sur les courbes aille si lentement, je seray charmé de le lire, et cette importante matiére avoit besoin d'etre traitée par un homme comme vous. À Dieu, mon cher monsieur, je souhaite que cette longue lettre ne vous ait pas ennuyé, regardés la du moins comme une preuve du sincere attachement & de la grande estime avec laquelle je suis votre tres humble
D
A monsieur
Monsieur Cramer professeur de mathematiques
A Geneve