Manuscrit autographe (Ms. Suppl. 384, f. 187-190)
D'Alembert (Blancmesnil) à Cramer (Genève)
à Blancmesnil près Paris le 21 sept. 1749
Je n'aurois pas eté si longtems sans vous repondre, mon cher Monsieur, si je n'avois eté distrait depuis près de deux mois par des occcupations fort peu Geometriques et fort peu agreables. M. Diderot, mon intime ami, que vous connoissés de reputation, s'est avisé de donner au Public une lettre sur les aveugles, ou il y a d'excellentes choses, sed non erat his locus. Il s'est fait mettre au donjon de Vincennes, ou il est resté 4 semaines. Cette affaire m'a obligé de me donner des mouvemens sans nombre & sans fin, au point que j'ay a peine eté durant ce tems là deux ou trois matinées entiéres chés moy. Sa detention est aujourdhuy beaucoup plus douce, il a la liberté de voir ses amis, de travailler, & de se promener dans le chateau et même dans le parc, mais il voudroit pourtant bien être entierement libre. Le voyage que la cour vient de faire au Havre, me mettant dans l'impossibilité de solliciter son élargissement, j'ay pris ce tems pour me refugier à la campagne ou je profite de quelques momens de tranquillité pour vous écrire. Je suis bien sensible à toutes les marques d'amitié que vous me donnés dans votre lettre, et à tout le bien que vous me dites de mon ouvrage. Ce que vous en pensés de favorable me flatte si fort, que je ne puis mieux vous en remercier qu'en convenant de tout le mal que vous m'en dites. Je sens que mes figures n'expriment pas trop bien la diverse position des plans ; elles m'ont cependant couté beaucoup de peine ; mais j'ay taché de suppléer par la clarté du discours, à l'imperfection des figures ; il est vray cependant que j'aurois mieux fait d'y prendre encore plus de soin, & je passe condamnation sur cet article, ainsy que sur celuy de l'ordre que j'ay observé dans mon ouvrage. Je conviens que cet ordre n'est pas trop favorable pour faire voir distinctement la route que je veux tenir, et je suis en cela d'autant plus reprehensible que ma volonté n'a surement pas eté de cacher ma marche, mais je vous avouë qu'aprés y avoir pensé, il ne m'a pas paru que je pûsse suivre un meilleur ordre. J'ai trouvé de l'inconvénient à mettre le second chapitre le premier parce que dans ce second chapitre il est question de Problemes generaux de mechanique, qui ne doivent ce me semble, interesser le lecteur, qu'autant qu'il est en etat de voir à peu prés quel rapport ces Problemes peuvent avoir à la question proposée. Or il est question dans ces Problemes d'equilibre entre des puissances qui agissent dans differens plans, & il me semble qu'on ne scauroit pas trop à quoy bon tout cela, si on n'avoit pas vu dans le 1er chapitre, que les forces du soleil et de la lune sur la terre se reduisent à des puissances qui agissent en effet en differens plans ; j'ay d'ailleurs taché de conserver autant qu'il a eté possible dans les figures du second chapitre, les lettres que j'avois employées dans celles du 1er afin qu'on fut a portée de voir mieux la liaison de l'un et de l'autre. Malgré cela, j'avoüe à mon grand chagrin, qu'il est tres difficile d'appercevoir la route que je tiens; mais cela ne viendroit-il pas en partie, de la grande quantité de propositions dont j'ay besoin pour resoudre une question aussy compliquée que celle qui fait l'objet de cet ouvrage ? j'ay bien senti cet inconvenient, & j'avois dessein de mettre en tête de l'ouvrage un chapitre, ou je comptois donner une idée generale de ma methode. J'ay cru suppléer à ce chapitre par l'idée que j'ay donnée de cette methode dans l'introduction, mais je vois bien que cela ne suffit pas, & si mon ouvrage est destiné à une seconde édition, j'espere avec le secours de vos conseils, & par de nouveaux soins luy donner le degré de perfection qui luy manque à cet egard.
Pour ce qui concerne vos deux autres objections, sur l'espece de doute qui reste encore après avoir lu l'ouvrage, & sur les quantités negligées, je n'ay rien à ajouter, mon cher Monsieur, a vos reflexions sur cette matiére. Tout ce que je puis dire, et vous l'avés bien senti, c'est qu'apres avoir donné à ma solution toute l'attention possible, apres m'etre assuré qu'elle ne bronchoit nulle part, et apres etre revenu cent et cent fois sur mes pas, les inconveniens dont vous me parlez ne m'ont point echappé, & que mes chap. VIII, XI et XV ont eté destinés à y remedier, autant que la matiére pouvoit le permettre. D'ailleurs l'accord de ma solution avec les observations, est, ce me semble, un grand prejugé pour ceux qui ne scauroient l'appretier autrement. C'est cet accord qui me donne tout lieu de croire que je n'ay point commis d'erreur dans les quantités que j'ay negligées; cependant comme on ne scauroit jamais avoir de demonstration en rigueur la dessus, j'ay cru devoir prendre mes precautions dans le chap. XV, & annoncer que je ne regarde mon ouvrage que comme une Espece d'Essay. La question de la diminution de l'obliquité de l'Ecliptique merite bien d'etre examinée à fond, & c'est aussy ce que je compte faire. Mais j'ai cru devoir prendre datte devant le Public sur la solution d'un Probleme aussy important, & que personne n'avoit encore donnée. Je dis devant le public ; car je sens tout l'inconvenient des Paraphes et des papiers cachetés ; aussy je n'en feray usage, que quand il ne me sera pas possible de m'y prendre autrement. J'oublie de vous dire combien je suis charmé de ce que vous me dites, que dans des matieres aussy compliquées, il faut presque que la probabilité vienne au secours de la certitude. Cette remarque me paroit tres vraye, très heureuse et tres neuve. Elle m'a fourni plusieurs reflexions metaphysiques qu'il seroit trop long de vous detailler icy. Je vous diray seulement en general qu'elles avoient pour objet la marche de l'esprit dans ses raisonnemens, la maniere dont il va d'une connoissance à une autre &, pour ainsi dire, la mechanique de cette operation, comment & jusqu'ou la memoire y a part, si notre âme peut avoir plusieurs perceptions distinctes à la fois, ce qui paroit necessaire pour pouvoir former des raisonnemens, & ce qui est pourtant assés difficile a comprendre. La memoire cependant semble supposer deux perceptions à la fois, car la memoire suppose l'idée en elle même, & de plus l'idee qu'on l'a deja eüe ; d'ailleurs il me paroit certain que nous pouvons avoir plusieurs sensations , car en voyant un corps rouge, nous avons la sensation de la couleur & celle de la figure ; mais je ne scay s'il en est absolument de nos perceptions metaphysiques comme de nos sensations &c. Cette matiere, je crois est neuve, & auroit bon besoin d'etre examinée mais ce n'est pas dans une lettre qu'on peut la traiter.
Je suis bien charmé que mon Introduction & mon Epitre vous ayent plu. Vous me scavés, dites vous, bon gré du petit coup de bec, & moy je vous scay bon gré de l'avoir appercu. Cette Epitre a eu icy beaucoup plus de succès que je ne m'y attendois. Je me flattois bien qu'elle reussiroit auprès du petit nombre de gens de lettres qui ont de la grandeur dans l'ame, mais je doutois fort qu'elle plût aux gens du bel air dont elle est une satire. C'est pourtant ce qui est arrivé, et je ne trouve à cette enigme d'autre explication que celle que vous m'indiqués, qui est, que ces gens là ne s'en sont pas appercus, je croirais cependant encore, qu'ils en ont fait l'application à tout le monde, excepté à eux, et peut etre que si j'avois mieux connu les hommes, je n'aurois point douté du succès general. A l'egard de mon Introduction, je l'ai extremement travaillée, et je suis bien payé de mes peines puisque vous m'assurés qu'elles n'ont pas eté inutiles. J'ay eté surtout extremement attentif à parler du grand Newton d'une maniere convenable, parce qu'il m'a paru que depuis la pretendüe deroute de l'apogée, on s'emancipoit à le traiter fort mal. J'ay eté bien aise aussy de dire une bonne fois ce que je pense de Descartes, & combien je le distingue des cartesiens, qui ne demanderoient pas mieux que de se voir confondus avec luy, en quoy ils n'entendent pas mal leurs interests, mais, comme je l'observe, les interets du chef & des membres sont bien differens ; et je crois meme qu'il est difficile d'estimer le Chef avec connoissance de cause, sans faire très peu de cas des membres. Mes reflexions sur les systêmes ont eté occasionnées par un ouvrage, lu à notre derniere assemblée publique , ouvrage qui paroitra bientot, & dont il me semble que l'auteur confond mal a propos les avantages réels de l'esprit de systême, avec les avantages fort equivoques des systêmes & des hypotheses vagues ; et c'est pour repondre en deux mots à cet ouvrage, que j'ay dit que le meilleur usage de l'esprit de systême est de n'en point faire, quand on ne scauroit les appuyer par les calculs. A propos de calculs, et de Geometrie, vous nous trouverés bien maltraités dans le nouvel ouvrage de Mr de Buffon. Il est vray qu'avec du calcul & de la Geometrie il n'eut peut etre pas tant hazardé de choses sur la formation de la terre, et qu'il en auroit meme rayé plusieurs. Il y auroit, ce me semble, bien des choses à charge & à decharge à dire sur cet ouvrage, mais cela nous meneroit trop loin. Je serois charmé de scavoir ce que vous en pensés, je pourray vous en parler plus au long dans une autre lettre.
J'ay lu l'esprit des loyx dont je suis fort mediocrement content. Il me semble qu'il ne reste pas grand chose de tout cela quand on l'a lu ; & qu'on ne voit point de plan, ny de marche bien decidée. Il est vray que je me mets à la place de l'auteur, je sens qu'il a eté gené en plusieurs occasions, qu'il n'a pu marquer assés les nuances tres legeres qui separent la monarchie du despotisme, qu'il a eté obligé de s'envelopper plusieurs fois, que d'ailleurs les faits & les données luy ont souvent manqué pour batir sur les loix un systême general. Mais, diray je d'un autre côté pourquoy entreprendre un probleme à resoudre quant on n'a pas toutes les données dont on a besoin ? Je crois qu'un ouvrage dont l'objet est aussy vaste ne peut être que par pensées detachées, & c'est a peu près tout ce que je trouve dans celuy-cy. Il est vray qu'il y en a d'excellentes & en grand nombre. Mais je crois qu'il n'est possible de faire sur les loix un systême suivi, que quand il s'agit d'un peuple particulier, comme des françois, des anglois, &c. parce que l'histoire de ces peuples fournit à un Philosophe à peu près autant de materiaux qu'il luy en faut pour remonter aux principes des choses, encore est-ce une besogne très difficile, et de laquelle très peu de personnes sont capables. En general je trouve que les ouvrages de la nature de celuy du P. de M. ressemblent asséz a toutes ces dissertations physiques sur l'aimant, sur l'electricité, sur la glace &c ou l'on explique si facilement les Phenomenes qu'on les expliqueroit tout aussi bien par les memes principes, s'ils etoient tout differens de ce qu'ils soient. En un mot, c'est la Physique de Descartes appliquée à la Politique ; et cette matière est peut etre une de celles ou les qualités occultes sont plus de mise.
Avés vous lu le Programme de l'acad. de Berlin pour l'année 1751. Concevés vous qu'un corps academique puisse proposer de pareils sujets à traiter ? il paroit par ce Programme qu'ils ne connoissent point d'autres données que la necessité des evenemens, pour decider la question du bien & du mal moral ! En verité cela est trop absurde, & je viens d'en écrire au secretaire de cette academie d'une manière qui les engagera peut être à s'expliquer. Je luy mande, que la question proposée bien entendüe se reduit à celle cy : attendu qu'il est fort-douteux que nous soyons libres, on propose de prouver que nous le sommes. Car je ne pense pas que ces messieurs laissent la liberté aux autheurs de traiter comme un Probleme la question du bien et du mal. En tout cas, si cela leur etoit indifferent, il pourroit bien arriver que l'auteur qui sera couronné à Berlin, fût brulé chés luy.
Je suis entierement de votre avis sur tout ce que vous me dites, de la loy d'attraction dans votre lettre du 20 juillet, car je dois aussy une reponse à cette lettre, & je serois honteux d'être si fort en retard avec vous, sans les raisons malheureusement trop bonnes qui en sont cause. Je n'ay point encore examiné l'affaire de l'apogée, il est juste de la laisser à M. Clairaut puisqu'il a eu le bonheur de la trouver le premier, tout ce que je puis vous dire, c'est que l'erreur vient de quelques termes qu'il avoit negligés, et qu'on auroit naturellement cru pouvoir l'être puisqu'ils nous sont echappés à tous trois. Mon travail sur les équinoxes m'a fait interrompre cette matière, & il y a toute apparence qu'en m'y remettant j'aurois decouvert le mystere, car j'avois deja quelques soupçons sur les termes dont il s'agit, et la nature de ma methode est telle, que j'aurois vu l'erreur très promtement, au lieu qu'elle est plus difficile à appercevoir par celle de M. Clairaut. Vous le diray je naturellement, je me defie beaucoup de cette methode. Il me semble qu'il est tres dangereux de se servir des indeterminées dans les questions de cette nature ; vous en pouvés voir un exemple dans le chap. X de mon nouvel ouvrage. À l'egard de la loy d'attraction, l'objection du parametre me paroit forte, quand on supposera, comme cela me paroit très vraisemblable que l'attraction n'a point de cause mechanique \(M\left(\frac{1}{xx}+\frac{1}{x^4}+\&c.\right)\) car enfin \(1\) represente icy un parametre, et pour vous exprimer clairement ma pensée ; soit \(\varphi\) la force à la distance \(a\), on ne sauroit supposer que la force soit en general \(\varphi\left(\frac{aa}{xx}+\frac{a^4}{x^4}+\&c.\right)\) car en faisant \(a = x\), la force deviendroit \(\varphi(1+1+ \&c)\) c'est a dire double ou triple ou multiple de \(\varphi\) quoy qu'elle ne soit (hyp) egale qu'a \(\varphi\) à la distance \(a\). Il me semble que pour avoir une idée nette de la loy, il faut supposer que la force à la distance \(x\) soit à la force à la distance \(a\), comme une fonction de \(x\) est à une pareille fonction de \(a\). Or ces fonctions ne peuvent etre que des puissances. Car d'ou viendroit le parametre, si elles en renfermoient. Aureste toutes ces questions metaphysiques deviennent assés indifferentes des qu'on peut couper le nœud gordien par le secours des faits.
A Dieu, mon cher Monsieur, pardonnés cette longue lettre au plaisir que j'ay de m'entretenir avec vous. J'attends votre ouvrage sur les courbes avec impatience, et je tacheray de m'acquitter avec vous en vous disant tout ce que j'en penseray ; mais je crains de ne m'acquitter qu'à moitié ; car selon toute apparence, je n'auray que du bien à vous en dire. Je vous aime de tout mon cœur, & vous embrasse avec toute la tendresse possible.
D.
A Monsieur
Monsieur Cramer professeur de mathematiques
A Geneve