Manuscrit autographe (Genève, Bibliothèque de Genève, Dossier ouvert d’autographes, « Cramer, Gabriel »)

LETTRE 50.03   |   [c. 20-25 janvier 1750]
Cramer (Genève) à D'Alembert (Paris)

Folio :

Mr D'Alembert Janv. 1750

Est-il vrai, mon cher Monsieur, que le tems vous a paru long depuis que vous ne m'avez donné de vos nouvelles ? Je suis flatté de cette façon de penser, qui s'acorde si bien avec la mienne : je commençois à murmurer de votre silence & j'allois vous écrire pour vous reveiller lorsque j'ai reçu votre lettre. J'y vois, avec une vraie sensibilité que vous avés eu des occupations désagréables & meme des chagrins. Sans les connoitre, croiez que je les partage & que je ne désirerois rien plus au monde que d'etre a portée de les adoucir. Si vous croiés ce que je n'ose esperer, que je puisse contribuer en quelque manière que ce soit, à vous rendre service vous ne sauriez m'obliger plus sensiblement qu'en me mettant à l'epreuve. Je conçois pourtant que graces à votre heureux caractère & à votre force d'esprit, vous ètes plus heureux que la pluspart des hommes, qui n'aiant point de vrais sujets de chagrin ne laissent pas de se chagriner beaucoup. Vous avez l'art, dirai-je, ou le bonheur de faire diversion au chagrin par l'etude, & le public profitera de vos peines ; il seroit juste qu'il vous en dedomageat. Il le fera, du moins par des éloges & des louanges, qui ne laissent pas d'etre une sorte de beaume à un cœur affligé. Vos travaux sur les mouvemens de la Lune sont, à mon avis, de la plus haute importance. Cette Planette semble faite exprès pour vous, & c'est bien celle dont il nous seroit le plus utile de connoitre les mouvemens. La découverte des longitudes seroit une suite naturelle de ces calculs, si l'on y pouvoit aporter toute l'exactitude requise. Sans les avoir entrepris, j'en sens la difficulté . Ce n'est pas assés de mettre Newton à l'honneur : il faut rencherir sur lui & entrer dans des précisions qui paroissent lui avoir echappé. C'est une grande tache : mais avec votre genie & votre facilité pour le calcul, je ne la crois pas au dessus de vos forces. Le mouvement de l'Ecliptique est encore un objet important & curieux. C'est un des moiens de voir dans des tems plus anciens que l'histoire ce que la Terre a été & de conjecturer ce qu'elle sera quand notre siecle sera sorti de la memoire des hommes. - Je suis charmé que Mr Diderot soit hors d'affaires & que votre Encyclopédie s'avance. J'en verrai avec plaisir le Prospectus & je souhaiterois fort que la Preface fut de votre main, qui embellit tout ce qu'elle touche. Je n'ai point pû trouver ici, ni par le moien des libraires, ni par le moien des amis, la lettre sur les aveugles. J'ai une curiosité de la voir que je ne saurois vous exprimer. Si vous en pouviez faire tomber un Exemplaire entre les mains de Made. Geofrain, elle a tant de bonté pour moi qu'elle trouveroit bien quelque moien de me le faire parvenir. - Je pense entiérement comme vous que le sujet proposé par l'acad. de Berlin est plus propre a fournir matiere à un sermon sur la confiance, la résignation &c. qu'à une dissertation philos.

Il est surprenant jusqu'a quel point l'autheur de l'Origine de l'univers par un seul principe de la matiere a su prendre le ton & le tour de M. de Maupuis. Il est vrai que le fond n'y repond pas & que la mechanique & la geometrie peuvent se plaindre d'avoir été quelquefois négligé. On dit que c'est l'œuvre d'un jeune Languedocien. L'auteur paroit pourtant avoir bien de l'esprit. J'ai lû tout recemment l'Essai sur la Phil. morale de M. de M. qui ne repond pas à son génie & à sa reputation. Quantité de gens qui se persuadent qu'on ne fait rien sans avoir quelques vües, font des speculations fort plaisantes sur celles qu'il peut avoir eues en composant & publiant cet ouvrage, conjectures qui s'evanouissent, dés qu'il est vrai, comme vous me le dites que cette brochure a été imprimée malgré lui : mais c'est ce qu'on aura peine a persuader aux speculatifs.

Le systeme de Rameau sur l'harmonie ne peut etre qu'excellent puisque vous le trouves tel & sa musique fait la preuve de la bonté de ses principes. Ainsi cet ouvrage ne peut qu'etre fort agreable au Public, surtout quand votre raport y sera joint. Car sans cela, l'obscurité profonde de cet autheur, pourroit bien le rendre inaccessible au plus grand nombre des lecteurs. Celui de Mr Smith, après l'exposition des Principes ordinaires, roule sur le Temperamt du système diatonique. Il y a des choses nouvelles. C'est proprement la solution de ce Probleme : trouver le système de musique qui rend le plus grand nombre de consonances le plus & le plus égalemt harmonieuses.