Manuscrit autographe (Genève, Bibliothèque de Genève, Ms. Fr. 657b, f. 63)

LETTRE 50.10   |   5 août 1750
Cramer (Genève) à D'Alembert (Paris)

Folio :

Mr D'Alembert

5e août 1750

Vous laisseriez mourir vos amis sans leur demander de leurs nouvelles mon cher Monsieur. Voila, direz vous un reproche bien mal placé . Il est vrai que je suis en arrière avec vous, mais avez vous pu croire que j'aie laissé écouler 6 mois sans vous écrire si je n'avois pas eu des raisons pour cela. Je pourrois bien vous dire que je me suis fait la loi de ne point écrire à Paris pendant la vacance de la place d'academicien etranger : mais cette loi ne devoit pas étre pour vous à qui je tiens par des liens d'amitié plus forts que toutes les loix du monde. Il faut donc vous dire mes occupations & mes maladies. Le recit en sera ennuieux mais que ne ferois je pas pour me justifier auprés de vous. J'ai changé ma place de Prof. en Math contre celle de Prof. en Phil que M. Calandrini a laissé vacante en passant à une place de Conseiller d'Etat : J'y trouve moins de peine & plus de profit, deux choses qui ne sont pas à mépriser : j'ai eu, dans ce changemt toute sorte de douceurs & d'agrement : mais cela n'a pas laissé de me donner quelques embarras & de me prendre bien du tems. Vous savez les formalités des Corps & les Ceremonies des Universités. Cela m'a obligé a reciter quelques discours qu'il a falu composer & qui pis est apprendre par cœur. A cela se sont joint plusieurs affaires publiques & particulieres qui m'ont tellement pris mon tems qu'il ne m'en est point resté pour vous ecrire. Je commençois à respirer, quand un accident malheureux me clouë au lit pour un mois. C'est une chutte faite en voulant sauter d'un carosse dont les chevaux avoient pris le mors au dent & cela pour aler au secours d'une dame qui m'avoit donné l'exemple du saut & que je croiois ecrasée sous les roues. Dans ce concours de circonstances, survient mon Traité sur les courbes qui sort de la presse, ce qui demande encore quelques soins. M.~de Mairan vous en remettra un Exemplaire de ma part, je vous prie de le recevoir comme un foible hommage que je rens à vos talens et à vôtre amitié. Je vous demande beaucoup d'indulgence pour cet ouvrage, je sens qu'il en a besoin, & que des juges aussi penetrans & aussi éclairés que vous sont bien redoutables a de pauvres autheurs tels que moi. Vous m'avés promis de m'en dire bien du mal. Réellement je vous en serai obligé, par ce que vous m'instruirés : mais, s'il vous plait, ne le dites qu'a moi, & dans le public accordé lui votre protection : elle peut le faire réussir car qui oserait revenir de votre jugement. Pardonnés-moi, mon tres cher Monsieur, si je vous quitte si tot, j'ai quelques autres visites a faire. Il m'en coute infiniment de me separer de vous, j'y reviendrai avec le plus grand plaisir du monde : cela veut dire que je n'aurai point d'agrement ni de satisfaction dans le monde que je n'aie renoué avec vous le commerce qui faisoit un des plus grands plaisirs de ma vie. Vous etes obligé charitablement de vous preter à cette bonne œuvre.