Manuscrit autographe (Genève BGE, Ms. Suppl. 359, f. 39-42)

LETTRE 50.12   |   18 octobre [1750]
D'Alembert (Segrez) à Cramer (Genève)

Folio :

à Segrez ce 18 octobre

Je suis bien aise, mon cher monsieur, de vous voir dans les principes ou j'ay toujours eté sur la notion d'infini, et sur les infinis de differens ordres. Quoyqu'ils me parussent deja certains par la clarté qu'ils portent avec eux, je suis charmé qu'ils ayent pour eux un garant tel que vous. Je conviens aussy que vous ne pouviés gueres entrer dans ce detail, et que vous avés bien fait de le supprimer. Je crois meme que ces mots d'infini, d'infiniment petit, quand on a bien expliqué leur vraye notion peuvent etre utilement employés pour eviter les circonlocutions, & abreger une Theorie. Je vous diray a cette occasion une definition que je pense qu'on pourroit donner du calcul differentiel, c'est l'expression algebrique de la limite d'un rapport, laquelle limite est deja exprimée par le rapport de deux lignes. Appliqués cela a la Theorie des soutangentes par exemple, & je crois que vous trouveres la definition juste.

Je pense comme vous qu'une serie convergente designe une grandeur reelle, & ce n'est pas la ma difficulté, qu'apparemment j'avois mal exposée, c'est de savoir si par la methode des suites il ne pourroit pas arriver qu'une grandeur qui seroit imaginaire, etant developpée en serie, donnât une serie convergente, ou du moins qui commenceroit a diverger si loin de son premier terme qu'il seroit difficile de s'en appercevoir. Je m'explique mieux : ne pourroit il pas y avoir une serie dont tous les termes seroient convergens, mais non pas convergens jusqu'a devenir si petits qu'on voudroit, la somme de cette suite qui seroit alors infinie ne pourroit elle pas quelquefois etre la developpée d'une quantité imaginaire, au quel cas cette serie representeroit faussement la quantité imaginaire, comme la serie \(a-\frac{xx}{2a}-\frac{x^4}{8a^3}\) &c. dans le cas de \(x>a\). C'est precisement le cas de la serie \(a-\frac{xx}{2a}-\frac{x^4}{8a^3}\) &c. qui lorsque \(x\) n'est que tres peu plus grand que \(a\), est convergente. Car on entend par serie convergente, une serie dont les termes vont toujours en decroissant : et lorsque \(x=a+\alpha\), \(\alpha\) étant une quantité fort petite la serie commence a diverger si tard, qu'on courroit risque de la prendre pour convergente. Cet inconvenient ne peut il pas avoir lieu dans des series dont la loy seroit beaucoup plus compliquée et dont il seroit par cette raison plus difficile de se demeler. Au reste tout cela n'est qu'un doute, & sauf une demonstration rigoureuse que je n'ay pas, je suis de votre avis.

J'ay eu tort je l'avoüe de prendre les points singuliers pour des points conjugués; comme je vous ecrivois assés à la hate mes premieres idées, je n'avois point fait attention à la difference que vous y remarqués, & qui est très juste. Cependant je ne goute point ces notions de serpentement infiniment petit ; et je ne comprends pas comment vous pretendés que le serpentement laisse quelque trace, en convenant qu'il est nul. La courbure finie ou infiniment petite, ne change point ce me semble la nature du point, pas plus que deux points simples ne sont differens pour n'avoir pas la même tangente. Tout ce que je vois clairement c'est qu'en ces points la valeur de la tangente ou de l'ordonnée, est triple, quadruple, quintuple &c. Mais je ne vois avec tout cela qu'un point simple, & qui reellement ne differe point par la nature des points ordinaires. Au reste je veux bien qu'on appelle ce point serpentement infiniment petit comme une maniere abregée de s'exprimer, mais voilà tout. J'en dis autant de la courbure des courbes. Je n'ay point d'idée nette de ce que c'est que le rapport d'une courbure a une autre parce que la rectilineité et la courbure sont peut etre les deux termes de Geometrie les plus difficiles à definir. Au reste tout peut etre pris icy pour definition de nom, & a cet egard je n'ay rien a dire.

J'ay deja beaucoup travaillé icy, & je m'y amuse cependant beaucoup. J'ay enfin achevé de verifier tous mes calculs sur la lune, & je m'en tiendray à ce que j'ay fait. Vous aurés surement cet ouvrage l'année prochaine, et je le mettray sous presse, si je peux, avant que l'academie de Petersbourg fasse paroitre la piece qu'elle couronnera. Je crois que vous serés content de nous. Vous trouverés aussi dans cet ouvrage bien des recherches neuves & curieuses sur d'autres points du systême du monde, par ex. sur le mouvement de la terre, sur le mouvement du soleil, sur la figure de la terre, sur le mouvement de Saturne, sur les trajectoires que les planetes decriroient dans un milieu peu resistant, &c. Mon ouvrage sur la composition musicale, & celuy sur la resistance des fluides sont aussi à peu près en etat de paroitre. Je souhaite qu'ils vous fassent autant de plaisir a lire qu'ils m'en ont fait à composer. A Dieu mon cher Monsieur, je vous embrasse de tout mon cœur, et vous prie de me conserver votre amitié, dont je fais un cas infini.

D.

Addressés moy je vous prie votre reponse a Paris, on me l'envoyera icy si j'y suis encore.

A Monsieur
Monsieur Cramer Professeur de Philosophie
a Geneve