Manuscrit autographe (Ms. Suppl. 384, f. 191-193)

LETTRE 51.02   |   5 janvier 1751
D'Alembert (Paris) à Cramer (Genève)

Folio :

à Paris 5 janv. 1751

J'ay eté surchargé, mon cher monsieur, depuis un mois, d'occupations de differente espece qui m'ont empeché de repondre plutôt a votre lettre du 20 nov. dernier. J'ay reçu depuis encore un autre present de vous. C'est votre harangue inaugurale dont j'ai eté fort content et pour le fond des choses & pour la latinité. L'exorde m'en a paru très heureux, & tout le reste y repond. A l'egard de votre ouvrage sur les courbes je persiste toujours dans l'idée que j'en ay, et je viens d'ajouter à l'article courbe de l'Encyclopedie le jugement que j'en porte. J'ay oui dire que l'abbé de Gua se plaignoit fort de vous. Il me semble qu'il devroit au contraire vous remercier, mais c'est un homme qui se plaint de tout le monde, parce que tout le monde a à se plaindre de luy. Il trouve mauvois que nous n'ayons pas parlé de luy dans le Prospectus de l'Encyclopedie, et je puis vous assurer que nous l'avons fait par menagement. Je ne scay si vous avés lu ce prospectus, et je voudrois fort en scavoir votre avis très sincerement. S'il n'est pas parvenu jusqu'à vous, vous en pourrés lire l'extrait dans le 2d. volume du mercure de Decembre. À propos de mercure, vous trouverés dans celuy de janvier, qui va paroitre, un Eloge que j'ay fait de l'abbé Terrasson, et sur lequel je suis bien aise de garder quelque tems l'incognito, pour voir ce qu'on en dira. Je seray fort aise que vous le lisiés, et que vous me disiés quel effet il aura fait sur vous.

L'Encyclopedie est sous presse, & je crois que vous en serés content, autant (soit dit cecy entre nous) que l'on peut etre content d'un dictionnaire; je crois du moins qu'il sera fort superieur à tous ceux qui ont paru, & que ce sera un ouvrage fort instructif. Vous me ferés plaisir d'engager vos amis riches à souscrire. Vous pouvés leur dire pour les y engager, qu'ils y trouveront un detail immense sur les arts, que les articles de Grammaire sont de Du Marsais, l'histoire naturelle de Daubenton, &c. et qu'en general tout ce qui regarde les sciences sera aussi bien traité qu'il peut l'être. Cet ouvrage pourra tenir lieu d'un grand nombre de volumes.

Je suis entierement de votre avis sur la notion de l'infini, et je suis bien aise que vous approuviés ma definition du calcul differentiel. Je vois aussy que nous sommes entierement d'accord quand au fond sur les series divergentes, & sur les points singuliers, ainsy que sur la courbure des courbes. C'est pourquoy je ne vous en fatigueray pas davantage.

A l'egard de vos deux questions sur l'Espace infini, & sur la mesure de la vitesse en un point voicy, ce me semble, comment on peut les resoudre. 1° avant de scavoir si l'Espace est infini ou non il faut scavoir ce que c'est que l'Espace ? or je suis fort porté à croire avec Locke, & beaucoup d'autres metaphysiciens que l'Espace n'est qu'une simple relation ainsy que la durée ; il n'y aura donc plus d'Espace a proprement parler quand il n'y aura plus de corps ; ainsi toute la question se reduit à scavoir si la matiere est infinie ou non ? comme cette derniere question est bien moins sujette que l'autre aux difficultés metaphysiques, j'en donnerois volontiers la solution a croix ou pile. Il est certain que s'il n'y avoit point eu de corps nous n'aurions jamais eu d'idée d'Espace. L'Espace n'est proprement que la distance entre les corps, cette distance est une chose purement relative, et nous la concevons necessairement des que nous concevons qu'un corps n'est pas l'autre; je dis plus; je doute fort que s'il n'y avoit que deux corps dans l'univers nous eussions idée de leur distance. C'est par le moyen des autres corps auxquels nous les rapportons que nous l'estimons ; plus on approfondit cette idée plus elle paroit juste et vraye, j'en pourrois faire la matiere d'une dissertation : mais a bon entendeur salut.

2° A l'egard de la vitesse en un point voicy comme je la conçois. Soit \(CPp\) la ligne des temps, \(PA\), \(pa\), les Espaces parcourus, soit tirée au point \(A\) la tangente \(AB\), le rapport de \(PA\) à la soutangente en \(P\) exprime la vitesse en \(A\). Pour bien developper cette idée, il faudroit d'abord eclaircir cette definition de la vitesse qu'elle est l'Espace divisé par le temps. Car elle ne vaut pas grand chose ; Il faut dire que les vitesses uniformes de deux corps sont entre elles comme les nombres qui expriment les Espaces divisés par ceux qui expriment les temps ; ensuite on peut dire que dans le mouvement non uniforme la vitesse en un point est celle que le corps auroit si quand il est arrivé en ce point il cessoit tout a coup d'etre acceleré ou retardé. Or c'est ce qu'on peut representer d'un maniere fort lumineuse par la tangente en question. Je vous laisse a developper cette idée que j'ay indiquée dans mon traité de Dynamique. Elle ne saurait etre en meilleures mains que les votres.

La courbure d'une courbe en un point est proprement celle du cercle osculateur qui la baise en ce point. Avec cette definition et celle que vous avés donnée de la courbure des cercles, il ne peut plus y avoir de difficulté.

Adieu mon cher Monsieur. J'oubliois que nous commençons l'année & que je vous dois les complimens ordinaires. Mais je n'aime pas moins mes amis le 31 Decembre que le 1.er janvier. Vale igitur, & me ama.

A Monsieur
Monsieur Cramer professeur de Philosophie
a Geneve