Manuscrit autographe (Genève, Bibliothèque de Genève, Ms. Suppl. 384, f. 194-195)

LETTRE 51.04   |   15 février 1751
D'Alembert (Paris) à Cramer (Genève)

Folio :

à Paris 15 fev. 1751

Je suis bien flatté, mon cher Monsieur, du suffrage que vous accordez à l'Eloge de l'abbé Terrasson. Le succez qu'il a eu icy a passé mes esperances, & ceux qui ont connu l'abbé Terrasson, trouvent que la peinture que j'en ay faite est ressemblante. Tous mes amis me veulent persuader d'entreprendre celuy de Mr. Daguesseau qui vient de mourir, mais outre que je ne veux pas etre le Panegyriste banal de tous les academiciens, ny faire la besogne du secretaire, je suis actuellement si occupé que je n'en aurois pas le temps quand je le voudrois. Je travaille à la preface de l'Encyclopedie ; c'est un morceau que je veux rendre interessant, s'il est possible. Que ne suis-je a portée de vous le communiquer, et de profiter de vos lumieres. Je ne reponds pourtant pas que je ne fasse l'impossible pour vous consulter, & si l'ouvrage etoit assés tot fini, je tacherois de vous l'envoyer par quelque occasion. Ce seroit pour moy une bonne fortune que je n'ose esperer. Les journalistes de Trevoux n'ont pas pensé si avantageusement que vous du Prospectus. Ils ont decrié l'ouvrage avant qu'il paroisse. Diderot vient de leur repondre par deux lettres, ou le P. Berthier auteur de l'Extrait, est traité comme il le merite. Il a joint a ces lettres un article de l'Encyclopedie, comme pour braver et defier le journaliste. Cet article est le mot art ; il a très bien reussi, & je crois que vous en seriés fort content, s'il parvenoit jusqu'a vous. Nous comptons donner l'article abeille dans le mercure d'avril.

J'accepte volontiers la commission de vous faire les emplettes de livres que vous pourrés desirer ; vous n'aurés la dessus qu'à me donner vos ordres. Je crois aussy qu'il vaut mieux que vous me chargiés de vos souscriptions, parce que c'est de l'argent comptant pour les libraires qui en ont besoin. Envoyés moy donc la lettre de change quand il vous plaira. Mr. Dargenville ne m'a point encore remis les 18lt 10s. qu'il a a vous.

Mr. l'abbé de Gua est un homme qui se plaint de tout le monde à tort, & dont tout le monde se plaint avec raison. Ainsy je vous conseille de vous mettre peu en peine de ses discours. On dit qu'il prepare une critique du prospectus. Il fera bien de ne la pas donner sous son nom, et même de ne la pas donner du tout.

Je ne suis point sans scrupule sur l'idée que j'ay de l'Espace, mais je n'en connois point de meilleure. A l'egard de ma definition de la vitesse, je crois que l'idée que j'en donne leve toute difficulté. Il me semble que l'idée de vitesse, quand on veut la reduire a une notion claire ne renferme que celle de l'Espace et du t[ems ;] dans un instant indivisible il n'y a point proprement de [vitesse] parce qu'il n'y a ny tems ny Espace parcouru. Vous pouvés supprimer le mot de vitesse en regardant le mouvement d'un corps comme representé par les abscisses et les ordonnées d'une courbe, les abscisses etant les tems, & les ordonnées les Espaces. Le mouvement uniforme est representé en ce cas par un Triangle, le mouvement varié par une courbe, & la tangente de la courbe represente le mouvement varié devenu uniforme. Ecartés de la notion de vitesse tout ce qu'elle a d'obscur, & il me semble que toute la difficulté est levée. A Dieu mon cher Monsieur, portez vous bien, et m'aimez toujours. Les yeux de l'abbé de Condillac vont un peu mieux. Les nouvelles de Voltaire sont assés mauvaises mais il n'y a rien de net ny de positif. Iterum vale.

A Monsieur
Monsieur Cramer professeur de Philosophie
a Geneve