Manuscrit autographe (Archives de l'Académie des sciences, Paris, dossier D'Alembert)

LETTRE 53.18   |   11 octobre [1753]
D'Alembert (Blancmesnil) à Du Deffand (Vichy Chamron) Mme (Paris)

Folio :

à Blancmesnil 11 octobre

J'avois appris, madame, par M. Duché une partie de votre conversation avec M. de Paulmy. Je trouve tout simple que sa cousine sollicite pour l'abbé de Condillac, pour qui en cas de besoin je solliciterois moi même ; mais je trouve un peu extraordinaire qu'elle aille disant que je suis assez jeune pour attendre. Ma conduite avec elle lui prouvera du moins que je ne suis pas assez jeune pour attendre long tems. Vous ne me mandez point que vous avez dormi 14 heures en arrivant à Nanteau ; cette nouvelle-là en valoit cependant bien une autre ; c'est reste à 8 heures sur les 22 que vous voudriés dormir par jour, et peut etre que ces 8 heures la viendront. Je vous les souhaite, pourvu que vous me permettiés de passer avec vous les deux autres. Vous avez mandé à Mr. de Macon que vous etiés fort contente de ce que vous aviez vu, et que vous n'aviez rien vu encore. Je crois cette recette la fort bonne, de ne rien regarder pour etre satisfait de ce qu'on voit. Nous sommes à Blancmesnil Duché et moi depuis hier mercredy, & nous retournons ce soir à Paris. L'Encyclopedie paroît d'hier, ainsi vous pouves faire lire l'avertissement à qui vous voudrés.

Priés Dieu pour nous, qui allons peut être faire bien crier les hommes,& qui ne nous en soucions gueres. Jay lu a Duché votre lettre, & l'endroit qui le regarde surtout. Il vous aime à la folie, & je pense qu'il a bien raison. Le Chevalier Lorenzi est venu me voir. Il faut absolument que je vous le presente cet hyver, il en a grande envie, & vous n'en auriés gueres moins si vous saviés comme il pense sur votre compte.

La Reine a fait promettre à Hardion sa voix pour Bougainville, & elle a fait ecrire Hardion à l'abbé Sallier. Nous soupconnons Duché et moi quelqu'un de votre connoissance d'etre du complot. Franchement il ne peut pas nous souffrir ; & pourquoi se dissimuler cela, quand cela n'empêche ni de dormir ni de digerer ? Je lui ai envoyé mon avertissement. Si vous aviéseté à Paris, il ne l'auroit recu que par vous. J'ai une confession à vous faire ; j'ay parlé de lui dans l'Encyclopedie, non pas à Chronologie, car cet article la est pour Newton, Petau, et Scaliger, mais à Chronologique. J'y dis que nous avons en notre langue plusieurs bons abregés chronologiques, le sien, un autre qui vaut pour le moins autant, & un troisieme qui vaut mieux. Cela n'est pas dit si crûment, ainsi ne vous fachés pas, il trouvera la louange bien mince, surtout la partageant avec d'autres, mais Dieu et vous, ou même vous toute seule, ne me feroient pas changer de langage. Nous irons certainement à Fontainebleau, & certainement aussi au Boulay. Dites, je vous prie, bien des choses pour moi à madame d'Hericourt, et assurés la bien de l'impatience que j'ay de lui faire ma cour chez elle. Je pourrai bien voir Quesnay à Fontainebleau, je lui parlerai de votre affaire certainement ; si madame de Pompadour veut me voir, je luy feray dire que je crains de l'importuner encore pour l'affaire de l'abbé Sigorgne dont je scai qu'elle ne veut point se mêler, quoiqu'elle m'eût promis le contraire. Voilà comme il faut traiter ces gens là. On n'est point de l'academie, mais on est Quakre, & on passe le chapeau sur la tête devant l'academie et devant ceux qui en font être. Donnés moi je vous prie de vos nouvelles. Je ne crois pas que nous partions pour Fontainebleau que vers le tems des fêtes, c est a dire vers le 22 ou le 23. Ce n'est pas que nous nous soucions de ces fêtes là, que peut être nous ne verrons pas, mais nous sommes tentés d'aller braver la musique françoise jusque sur le throne, soit en l'ecoutant, soit en ne l'ecoutant pas. A propos, dites moi ce que vous pensés du Pere Mat, et de son confrere, qui doit s'appeler le Pere Echec. Je vais ecrire à Maupertuis. Je laisse un peu de place à Duché pour qu'il vous dise lui meme tout ce qu'il sent pour vous.

[De la main de Duché : Votre Absence, Madame, augmente, comme vous voyés, la quakrerie de mon Confrere, Mais je puis vous assurer qu'elle ne diminüe rien de son attachement pour vous. Depuis qu'une certaine peronelle ne luy tourne plus la tête, il nous Aime tous bien davantage. L'Amitié dort pendant l'Amour, Mais elle en Profite après. Pour Moy, Madame, dont rien ne fait dormir la Mienne, je vous supplie de croire qu'elle sera toujours tres eveillée pour vous, et que je conserverai pretieusement ce sentiment comme celuy qui peut me faire et plus d'honneur et plus de plaisir.