Manuscrit autographe (Bibliothèque municipale à vocation régionale, L'Alcazar, Marseille, Ms. 2145, n°2)

LETTRE 54.02   |   20 février 1754
D'Alembert (Paris) à Duché (Montpellier)

Folio :

à Paris ce 20 fevrier 1754

Il y a un siècle, mon cher Duché, que je ne vous ay demandé de vos nouvelles ; & vous devez etre un peu surpris de mon long silence ; mais je me suis abstenu de toute espece d'occupation depuis près de trois semaines, à cause d'un espece de dartre cresipelateuse qui m'est survenüe, & qui etoit occasionnée apparemment par une grande acreté de sang. Cela va mieux aujourdhuy, mais je suis plus occupé de vos maux que des miens. On dit que vos yeux ne sont pas en bon etat : menagez les, mon cher amy, à quelque prix que ce puisse être, dussiés vous ne me point écrire, vous voyez combien ils me sont chers par le prix que j'y mets.

Il ne se passe icy rien de nouveau qui vaille la peine que je vous en entretienne. On ne parle du Parlement non plus que s'il n'existoit pas ; Madame la duchesse d'Orleans a la petite verole, comme elle est Bouffoniste declarée je souhaite fort qu'elle s'en tire, & que cette petite verole ne prenne pas un air de grandeur qui lui feroit fort mal. Mr. le comte de Clermont est toujours de l'academie sans en être, et il a apparence que cela restera dans le même etat ; cela n'empeche pas le mercure d'etre plein de lettres et de vers sur cette Election qui me paroit une cacade. A propos d'Election, D'anville a eu les secondes voix dans la derniere de l'academie des Belles lettres ; et probablement il aura la premiere place ; Pour moy, je ne scay plus s'ils songent à m'avoir, et il me semble qu'ils en sont degoutés. On dit que plusieurs d'entreux a force de penetration ont soupconné que je pourrois bien me moquer d'eux, comme si cela etoit plus difficile de loin que de près. Je vois toujours beaucoup madame du Deffand, qui parle de vous à tout ce qu'elle voit, & qui soupire après votre retour. Mais serieusement quand reviendrez vous donc ? Savez vous bien que cette plaisanterie-là commence à me lasser. Il est fort desagreable de passer sa vie à s'aimer et à ne se point voir. L'abbé de Condillac a fait connoissance avec made. du Deffand, et ils me paroissent fort contens l'un de l'autre. Cet abbé se met beaucoup dans le monde, ce me semble, il va aussi chés made du Châtel, & je n'en suis point faché, il me semble que la bonne compagnie le degoute de notre Peronnelle de la rüe Feydeau, qui par parenthese est plus à son claquedent que jamais. Je ne puis vous dire à quel point je me felicite d'etre hors de tout ce tripot là. Portez vous bien, mon cher amy, & revenez incessamment ; il ne me manquera rien pour etre heureux. Avez vous lu l'extrait de mon discours preliminaire dans le mercure ? On me dit hier que Freron avoit maltraité Diderot sur l'interpretation de la nature ; je ne lis rien de tout cela ; nous avons un nouvel Intermede, dont la musique est excellente, je ne crois pas pourtant qu'il ait le succez de Bertholde. On doit donner demain Platée, j'ai bien peur que le voisinage de la musique Italienne ne lui fasse perdre la derniere lettre. Cela n'empeche pas qu'il n'y ait beaucoup de merite à l'avoir fait ; J'ay appelé Rameau le Descartes de la musique en France & cela me paroit fort juste. A Dieu mon cher amy, ayez bien soin de vos yeux, faites moi donner de vos nouvelles par made d'Hericourt ou par d'autres, pour peu que vous ne puissiés pas m'en donner vous même. Iterum vale et me ama. Je vous embrasse mille et mille fois ; & l'abbé de Canaye me charge de vous en dire autant.

A Monsieur
Monsieur Duché, Procureur general
de la Cour des aides
a Montpellier