Manuscrit autographe (Bibliothèque municipale à vocation régionale, L'Alcazar, Marseille, Ms. 2145, n°3)

LETTRE 54.04   |   29 mai 1754
D'Alembert (Paris) à Duché (Montpellier)

Folio :

à Paris 29 may 1754

Premierement, mon cher Duché, de peur que je ne l'oublie, Made. du Deffand vous prie de luy envoyer encore six douzaines de bouteilles de ratafiat de muscat, comme celuy que vous luy avez deja envoyé, et qui se trouve deja très bon, quoiqu'il n'y ait pas longtemps qu'on le garde. Elle est très fachée contre vous de votre negligence à luy ecrire, & de l'espece d'abandon ou vous la laissez. J'ay fait votre cour à Made. Geoffrin qui vous aime et vous attend toujours. Pour moy je ne vous attends plus. Voila votre retour remis à la fin de l'année, il devoit etre au plus tard avant juillet ; j'espere qu'à la fin de cette année cy vous me renverréz à la prochaine, & d'année en année vous resterez à Montpellier comme une bête, et laisserez la Paris et vos amis. Vous vous portiés mieux icy, vous n'y aviez ny fievre, ni mal aux yeux, ni ennuy, ny devoirs, vous avez fait là un beau troc. Made. du Deffand a fait venir de Lyon une demoiselle qu'elle y a connüe, & qui luy tient compagnie. C'est une grande ressource pour elle, car elle n'a plus Formont, son president ne se gêne gueres pour elle, et pour moy je trouve bien du chemin de la rüe Michel le Comte à la rüe St Dominique. Il me revient de tous cotés que ce Bourgeois de President decrie tant qu'il peut l'Encyclopedie & les Encyclopedistes à la ville et à la cour, que c'est luy qui fait ecrire contre nous les Frerons, ou frelons, &c. &c. Nous parlerons donc de luy puisqu'il le veut, non pas à la verité comme il le veut, son protegé Bougainville est recu demain à l'academie, je doute fort que j'y aille, car il vaut mieux digerer dans son fauteuil que d'entendre meme un discours qui seroit bon. Votre Torrés n'a non plus de cervelle que de nez et d'argent. Je lui avois dit de me venir voir, j'avois parlé a Vernages & Vernage à Torrez, qui auroit fait son affaire et qui l'auroit gueri gratis ; je n'en ay pas entendu parler. A propos de Vernage, savez vous qu'il est à une campagne à 38 lieües de Paris ? Il a eté malade, et on dit qu'il est là pour se retablir et pour quitter ensuite la pratique, ou du moins elaguer beaucoup. Les uns disent qu'il quitte de chagrin de n'avoir pu guerir M. de Cereste de la petite verole, les autres de chagrin d'avoir gagné la grosse avec Made. de B., les autres de chagrin de n'avoir pu obtenir d'elle qu'elle la luy donnat. Sa retraite est a disputer comme vous voyez, entre la vanité, la verole, & l'amour. Ce qui est certain c'est que la Dame a pris un autre medecin, un certain Dist, qui est un gros Suisse bien épais. C'est le claquedent qui a fait tout cela. Il n'est plus question non plus de Condillac et de Grimm, on a fait maison nette de tout cela ; pour moy j'ay pris les devans, & je m'en applaudis fort. Nous donnerons dans deux mois au plus tard le 4.e. vol. de l'Encycl. dont j'espere qu'on sera content. Je travaille a de la Geometrie & à d'autres choses encore, mais pour vous apprendre à me tenir parole, vous n'en scaurez rien qu'a votre retour. A dieu, mon cher Duché, je vous embrasse de tout mon cœur, & vous aime comme si vous aviez envie de me revoir.

A Monsieur
Monsieur Duché procureur general de la Cour des aides
a Montpellier