Manuscrit autographe (Dossier ouvert d’autographes « Tronchin »)

LETTRE 57.34   |   28 décembre 1757
Tronchin (Genève) à D'Alembert (Paris)

Folio :

1757

Permettez, Monsieur, à un Citoyen qui connoit la bonté de votre c&olig;eur, la droiture de votre ame, votre credit dans l'empire des lettres, & votre amitié pour sa patrie, la liberté qu'il prend de verser dans votre sein la peine que nous fait ce que vous dites de notre foy dans l'Encyclopedie. S'il s'agissoit Monsieur, d'une verité historique, je ne vous importunerois pas ; mais c'est du christianisme dont il est question, & avec les meilleures intentions, car il n'est pas possible que vous en ayez de mauvaises, vous nous en fermez la porte. L'effet de ce que vous dites est trop à craindre, pour que nous puissions l'atendre avec indiference. C'est bien ici, Monsieur, que nous devons dire, aconita non bibuntur fictilibus, le vase est d'or, il est enrichi de pierreries, car qui fait plus de cas que nous de l'Encyclopédie, & des autheurs qui y travaillent. Nous jugeons, Monsieur, & la regle est bien sure, par l'asçendant qu'ils ont sur nous, de celui qu'ils doivent avoir sur tous les lecteurs en general. L'atention & la reflexion que notre etat physique & moral nous permet, & que rien ne trouble, ont mis dans les mains de chaque Citoyen la mesure des effets de ce que vous dites de nous. Ils nous efrayent Monsieur, pardonnez cet effroy à une petite Republique dont le repos, le bonheur, peut etre même l'existence, est incompatible avec la haine ou avec le mepris public. Et qui connoit mieux que vous, Monsieur, l'influence de la Religion en general, & du christianisme en particulier sur la confiance, l'estime, & la bienveuillance publique. Vous dites pourtant que nous ne sommes pas chretiens, & que pouvez vous nous reprocher de plus grave. Cette accusation nous rend odieux à ceux dont malheureusement nous sommes separez, & meprisables à ceux à qui nous sommes reunis. Vous nous aimez pourtant, Monsieur, j'en apelle aux eloges dont vous daignez nous combler, vous avez bien voulu nous en donner les assurances les plus obligeantes, lorsque vous etiez ici, vos intentions sont trop pures, vous ne voulez point nous faire de mal. Si la Republique des Abeilles merite autant l'atention du Sage que les plus grands empires, vous ne serez pas insensible à notre peine. Il s'agit, Monsieur, d'une tache que vous pouvez effacer, vous n'y perdrez rien, & nous y gagnerons beaucoup. Quelques lignes de votre main bienfaisante dictées par votre belle ame, nous rendront le repos que vous nous avez oté, rempliront nos c&olig;eurs de reconnoissance, & du respect Monsieur que nous vous avions voué.

Tronchin