Minute (Ms. Bonnet 70, f. 246-247r)

LETTRE 61.21   |   6 juillet 1761
Bonnet (Genève) à D'Alembert (Paris)

Folio :

Lisès, Monsieur, ou au moins parcourés et veuillés me dire votre sentiment sur l’ouvrage que j’ai l’honneur de vous envoyer. Agréés- le comme une faible marque du cas singulier que je fais des vôtres, et comme le témoignage de la reconnaissance d’un Patriote touché du Monument que vous avés élevé à la Gloire de la Patrie.

Je ne vous presente point ici un Essai sur cette Métaphysique à la mode, dont vous avés taché de détromper un Siècle qui vous compte, à juste titre, parmi ses plus grands Ecrivains et ses meilleurs philosophes ; mais je vous offre un Essay d’application de la méthode Analytique à l’examen des opérations de nôtre Etre :

J’ai pensé de bonne heure que pour parvenir à connaitre un peu comment l’homme est fait, je devais l’étudier comme le Naturaliste étudie toutes les Productions de la Nature. L’art d’observer s’étend à tout, et l’Esprit Géométrique qui n’est au fond que l’Esprit d’observation, est l’Esprit universel des Sciences et des Arts. Vous savés mieux que moi, Monsieur, qu’on peut être Géomètre, sans posséder l’Esprit Géométrique plus précieux que la Géométrie, et que l’on peut aussi posséder l’Esprit Géométrique sans être Géomètre.

J’ai donc essayé d’étudier mom Etre comme j’ai étudié autre fois les Insectes et les Plantes. J’ai préféré de feuilleter mon cerveau, à feuilleter les nombreux Volumes qu’on a publié sur l’Ame. L’un n’étoit pas si facile que l’autre ; mais j’ai aimé à me faire à moi-même des Principes, et ces Principes je les ai puisés dans la contemplation des faits. Ils sont les seules Sources de nos Connaissances réfléchies, et ça été pour s’en être trop écartés, que divers Auteurs ont rendu la Métaphysique suspecte aux bons Esprits. Ces auteurs ont été plus sensibles au plaisir de deviner, qu’à celui d’observer. Je me suis donc appliqué à approfondir, je les ai comparés, rapprochés, combinés, et j’ai vû les conséquences qui en découlaient le plus immédiatement. Les Principes que je cherchais sont nés de ces conséquences, et ils ont été ainsi les résultats naturels des faits.

La route que j’ai suivie est presque nouvelle, et ma méthode m’a paru plus rigoureuse, plus feconde, plus lumineuse que celles qu’on avait adoptées jusqu’ici. Tout mon merite à consisté à ne point abandonner le fil Analytique dont j’avois eu le bonheur de me saisir. Je n’ai pas la sotte présomption de penser qu’il m’ait conduit au Vrai ; le Vrai est ici le Secret du Créateur ; mais je serai satisfait si vous jugés, Monsieur, qu’il m’ait conduit au Vraisemblable. Si le sage Loke, dont vous êtes un judicieux admirateur, avait entrevu ce fil, il ne m’auroit rien laissé à faire.

Ma Préface vous dira plus au long mon Plan, mes vues, mes Soupçons, mes défiances, mes craintes, mes espérances, et la manière dont je veux être lû et entendu. Peut-être vous animera t’elle à me suivre dans mes méditations, et je le souhaite plus que je ne puis vous l’exprimer. Je vous regarde, Monsieur, comme un des plus excellens Juges que je puisse avoir, et si j’obtenois vôtre suffrage, je l’envisagerois comme une récompense très flateuse de mon travail.

Je n’ai rien négligé pour donner à mon Stile toute la netteté et toute la précision dont j’étois capable. Qui peut mieux que vous, mon Illustre Confrere, decider sur ce point, vous dont les Ecrits sont de si beaux modèles en ce genre ? Je les relis toujours avec un nouveau plaisir et je ne me lasse point de les admirer. Quelques Auteurs de Métaphysique, pour s’excuser sur les négligences du style, nous disent bonnement dans une Preface, qu’ils ont été plus occupés des choses que des mots : quoi donc ! Les mots ne sont-ils pas les lignes de nos idées, et peut-on esperer de donner aux Idées le degré de netteté et de précision qu’elles peuvent recevoir, si l’on neglige la propriété et l’arrangement des mots ? La manière dont je compare m’a beaucoup favorisé à cet égard. Des maux des yeux dont je suis affligé depuis bien des années, m’a fait contracter l’habitude singulière de retenir dans ma tête 30 à 40 pages sans les écrire. Tout cela s’y conserve fidèlement des semaines entières et même des mois. Mon cerveau me tient lieu d’encre et de papier, et je puis vous dire que le manuscript original de cet Essai Analytique n’a pas une rature ; j’ai fait les ratures dans mon Cerveau.

Vos Theologiens et le Peuple des Philosophes s’élèveront sans doute contre mes Principes : je trouverai plus d’un Chaumeix et d’un Lignac, mais si vous, Monsieur, et le petit nombre de vos pareils adoptés ces Principes, je me consolerai facilement de toutes les Critiques, et je n’y opposerai qu’un silence profond.