Manuscrit autographe (Ms. Suppl. 359, f. 43-44)

LETTRE 81.36   |   3 juillet 1781
D'Alembert (Paris) à Caracciolo (Naples)

Folio :

Mon cher et ancien ami (car ce titre est bien plus respectable pour moi que ceux d'ambassadeur, de vice-roi, d'Excellence, et même de majesté) ; je viens d'apprendre que vous etes enfin arrivé à Naples, et je m'empresse de vous renouveller tous les sentimens que je vous ai voués à si juste titre, & depuis si longtemps. Ils sont égaux aux regrets que vous m'avez laissez, et que je partage avec tous ceux qui vous ont connu, quoique je les ressente plus vivement que personne. On dit que les vôtres sont un peu affoiblis par la retraite de Mr. Necker, & je n'en suis pas étonné. Quoique ce ministre n'aimât ni les lettres ni les gens de lettres, quoique parmi ces derniers votre ami Suard fût son favori preferé à tous, cependant je regarde avec vous sa démission comme un malheur, persuadé que personne n'entendoit mieux que lui la manipulation des finances. Je le crois, au moins à cet égard, bien difficile ou plutôt impossible à remplacer, & j'ai peur que nous ne tardions pas à nous en appercevoir, surtout si la guerre continue. Nous en sommes bien moins occupés en ce moment, comme de raison, que de l'incendie de l'opera, et du lieu où il sera rétabli. C'est là, vous vous en doutez bien, la grande affaire Françoise. En attendant on donne des concerts, où la musique du grand genie Gluck ne fait pas, dit-on, grande et belle figure. C'est une suite necessaire de sa rare qualité de musique dramatique. Je vous felicite d'etre à quatre cent lieues, et bientôt à cinq cent, de toutes les sottises qui vont encore se dire et s'ecrire sur ce grand sujet.

Vous avez su le decret lancé par le Parlement contre l'abbé Reynal à l'occasion de soulion. Il est vrai que les Rois, prêtres et ministres ne lui doivent pas de remercimens. Comme j'imagine qu'il ne sera pas malheureux, par tout où il pourra parler et questionner, je ne plains que mediocrement son infortune.

Je ne vous parle point d'affaires politiques ; vous les savez sans doute mieux que moi, qui ne les sais gueres. Il me semble que cette campagne commence assez bien pour vous. Dieu veuille que cela continue, ou plutôt que cela finisse par une paix convenable.

Cette lettre vous sera remise par Mr. L'Abbé de la Poterie, ecclesiastique françois auquel je m'interesse ; protocolaire apostolique et, ce qui ne vous fait pas grand' chose non plus qu'à moi, docteur en Théologie. C'est un homme honnête et instruit, qui desiroit fort de s'attacher à vous. Peut-être pourroit-il vous être utile à différens objets ; C'est de quoi vous pourrez vous assurer par un quart d'heure de conversation avec lui.

A dieu mille et mille fois, mon cher et assidu ami ; souvenez vous quelquefois de l'homme du monde qui vous aime, qui vous honore, et qui vous regrette le plus. C'est avec ces sentimens profonds et inaltérables que je vous embrasse tendrement.

Tuus ex animo & in oeternum

D'Alembert

à Paris ce 3 juillet 1781