Manuscrit autographe (Ms. Suppl. 359, f. 45-46)

LETTRE 81.51   |   10 septembre 1781
D'Alembert (Paris) à Caracciolo (Naples)

Folio :

Mon illustre et respectable ami, je ne reçois qu'aujourd'hui 10 du mois votre lettre du 14 du mois dernier ; j'ignore la cause de ce retard ; mais la poste partant demain mardi de bon matin, je ne perds pas un moment pour répondre à vos questions.

1°. Jamais, que je sache, ni Galilée, ni aucun mathematicien éclairé, n'ont cru que la force de la gravité est homogène à la force d'impulsion. Ils ont même dit tout le contraire ; car la force d'impulsion donne au corps une vitesse finie, et la force de la gravité n'en donne qu'une infiniment petite ; cette vitesse infiniment petite, s'accumulant à chaque instant, produit au bout d'un temps fini une vitesse finie, mais il faut pour cela que le temps soit fini, au lieu que la force d'impulsion donne au corps une vitesse finie dans un instant. C'est pour cette raison qu'un coup de marteau donné sur un clou, l'enfonce sensiblement, tandis qu'un poids très considerable mis sur ce clou, ne le fait point mouvoir, parce que la 1ere. force, celle du marteau, est finie, & la seconde, celle du poids, infiniment petite.

2° Il n'est pas plus vrai que les mathématiciens aient établi la theorie des projectiles sur cette pretendue homogénéité de la force de la gravité et de la force d'impulsion. Le projectile decrit une parabole, parce que d'un côté les espaces qu'il parcourt en tombant verticalement, sont comme les quarrés des temps, et que de l'autre son mouvement horizontal, qui vient de la force d'impulsion, etant uniforme, les espaces qu'il parcourt horizontalement sont comme les temps ; par conséquent les quarrés de ces espaces sont comme les quarrés des temps, donc les quarrés des espaces parcourus horizontalement sont comme les espaces simples parcourus verticalement, ce qui donne la parabole, où les quarrés des ordonnées sont comme les abscisses correspondantes, ainsi que tout le monde sait. C'est ainsi que Galilée a demontré que la trajectoire des projectiles toit une parabole.

3° Il est très certain, et hors de doute, que la seule résistance de l'air empêche les projectiles de décrire une parabole. Cette résistance a même un effet très considérable quand le projectile est mu avec grande vitesse. C'est ce que prouvent également l'expérience et la theorie ; l'experience, parce que la courbe decrite par les boulets (qui sont lancés avec une grande vitesse) est très differente de la parabole, comme les observations des artilleurs le prouvent ; la theorie, parce que le boulet se mouvant fort vite, condense l'air très considerablement à sa partie anterieur, et lui donne par ce moyen une tres grande masse, qui multipliée par la quarré d'une grande vitesse, donne une grande resistance.

Je crois que Stevin et le premier qui ait clairement énoncé le principe de la diagonale ; Galilée n'en avoir pas besoin pour déterminer la courbe des projectiles, qu'il a trouvée par le raisonnement exposé ci dessus.

L'Academie de Berlin vient de proposer pour sujet du prix de mathématique la theorie des projectiles, en ayant égard à la résistance de l'air. Jusqu'à présent cette theorie a eté très imparfaite ; mais on sait au moins, à n'en pouvoir douter, que la resistance de l'air seule altere le mouvement parabolique, et qu'elle l'altere considerablement.

La resistance des fluides, suivant les experiences recentes & très exactes que nous avons faites, Mr. L'Abbé Bossut, Mr. de Condorcet et moi, est comme le quarré des vitesses ; mais elle n'est pas, ainsi qu'on l'a cru longtemps comme le quarré du sinus d'incidence. On ne sait pas encore bien exactement quelle est cette loi par rapport au sinus ; mais il est sur qu'elle n'est pas comme le quarré. L'experience le démontre sans replique.

Je ne connois point le livre dont vous me parlez, du Comte Angeli Decima sur le problème des trois corps.

Voilà, mon illustre et respectable ami, la reponse aux questions que vous m'avez faites. Ceux qui pourroient avoir encore des doutes là dessus n'ont qu'à parcourir les livres des mathématiciens, ils verront que tous ceux qui valent la peine d'être nommés ont en effet pensé comme je le dis sur la force de la pesanteur & sur le mouvement des projectiles.

Je suis ravi se vous savoir en bonne santé, on m'avoit donné la dessus quelque inquietude. Comme je desire que cette lettre arrive, s'il est possible, avant la fin de ce mois à Naples, et que la poste me presse, je ne vous en dis pas aujourd'hui davantage ; je vous écrirai une autrefois sur les differens articles de vos deux dernieres lettres ; et je termine celle-ci en vous assurant que je suis, et serai toujours avec le plus respectueux attachement, mon illustre et respectable ami,

Tuus ex animo

D'Alembert

à Paris ce 10 sep. 1781