Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 46.15   |   29 décembre 1746
Euler Leonhard (Berlin) à D'Alembert (Paris)

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f. 191rMonsieur,

Quoique d'autres occupations ne m'ayent pas encore permis d'examiner avec asses d'application Vos differends avec Mr. Bernoulli sur la pression d'un fluide contre les parois d'un vase, quand la formule, qui en exprime la valeur devient négative, je crois pourtant que Vos raisons sont aussi bien fondées, que celles de Mr. Bernoulli, et que c'est une circonstance étrangere, à laquelle il faut attribuer l'effet de la suction, que l'experience montre trop clairement, pour qu'on en puisse douter ; et que ce n'est pas meme l'adherence des parties de l'eau, comme Vous sembles soutenir pag: 126, qui en est la cause. Comme il s'agit de determiner la force, dont les particules de l'eau sont comprimées ensemble, Vous ne consideres que la force, qui resulte de l'action mutuelle de ces particules, qui etant posée \(=q\), il est clair, que si \(q\) est une quantité positive, les parois seront pressés avec la même force ; et l'eau y echapperoit par un trou avec une vitesse convenable. Mais quand \(q\) devient une quantité negative, il n'y a aucun doute, que l'eau ne devroit cesser d'être continu dans le tuyau, (à moins faisant abstraction de l'adherence des parties, dont l'effet, à ce qu'il me paroit, ne sera pas considerable), pourvu que \(q\) exprimât toute la force de compression. Or je remarque que Vous n'avés pas eu egard de la pression de l'atmosphere, qui augmente de son poids la pression de l'eau, et partant nommant la pression de l'atmosphere \(= h\), la pression de la particule de l'eau en \(P\) ne sera pas \(=q\), quantité qui resulte de Votre theorie, mais elle sera \(=h+q\). Donc dans le cas que \(q\) devient negative savoir \(q=-p\), la pression de l'eau en \(P\) étant \(=h-p\) ne laissera d'être affirmative, pourvu que \(p < h\) et ce sera la raison, pourquoi l'eau ne cessera pas de rester continu. Supposons maintenant qu'on ait percé un trou dans \(P\) et qu'on y attache un tuyau \(PQ\) plongé dans un vaisseau \)Q\) plein d'eau ; cette eau etant pressé par l'atmosphere sera poussée en haut d'une certaine force, qui étant en \(P\) plus grande que \(h - p\), l'eau devra monter par le tuyau \(QP\) et entrer en \(P\) dans le tuyau \(ABCD\), comme Mr. Bernoulli f. 191v pretend, et comme toutes les experiences, que nous avons faites ensemble à Petersbourg l'ont confirmé. Mais si le tuyau êtoit situé dans un espace vuide de l'air, cet effet n'arriveroit pas ; car alors il n'y a aucun doute, que l'eau ne perdroit son continuité, tout comme Vous pretendes. Votre theorie sera donc vraie à la rigueur dans le cas, où le tuyau est placé dans un espace vuide d'air ; et celle de Mr. Bernoulli l'est également quand le tuyau se trouve en plein air.

J'ai lû avec autant de fruit que de satisfaction Votre derniere piece dont Vous aves honoré notre Academie. La maniere, dont Vous prouves, que toute expression \(x^n + Ax^{n-1} + \textrm{etc.} = 0\), qui n'a point de racines reelles, en doit avoir une de cette forme \(p\pm q\surd{-1}\) : et que par consequent elle doit avoir un facteur de cette forme \(xx+\alpha x+\beta\) me satisfait pleinement ; mais comme elle procede par la resolution de la valeur de \(x\) dans une serie infinie, je ne sai, si tout le monde en sera convaincu. J'ai lu dernierement dans une assemblée de Notre Academie une piece sur ce meme sujet, où j'ai demontré d'une maniére qui doit être à la portée de tout le monde, que toute expression \(x^n + Ax^{n-1} + Bx^{n-2} + \textrm{etc.}\) si \(n\) est une puissance du binaire, est resoluble en facteurs réels de cette forme \(xx+\alpha x+\varbeta} : et de là la meme chose est claire pour les équations de chaque degré. Car si par exemple l'equation proposée est du 6me ordre, on n'a qu'à la multiplier par \(xx + mx + n\) pour avoir une du 8me ordre, dont la resolution est demontrée. J'avois traité la meme matiere il y a longtems dans un livre, qui est actuellement sous la presse à Lausanne chez Mr. Bousquet. Mais ce qui m'a plu surtout dans Votre piece c'est la reduction de plusieurs formules integrales à [la] rectification de l'ellipse et de l'hyperbole : matiere à laquelle j'avois aussi deja pensé, mais je n'ai jamais pu venir à bout de la formule \[\frac{dx}{\surd{(\alpha+\beta x+\gamma x^2+\delta x^3+\varepsilon x^4)}}\] et je regarde Votre resolution comme un chef d'œuvre de Votre penetration. f. 192r Mais Vous me permettres, que je ne sois pas de Votre sentiment au sujet du \(\log.- x\) que Vous ne croies pas imaginaire : la raison que Vous allegues, tirée de l'équation differentielle \(dy = \frac{dx}{x}\) de la logarithmique, par laquelle Vous voules prouver que cette courbe a deux branches egales de part et d'autre de l'assymtote, parce que l'equation demeure la meme, soit qu'on prenne \(x\) affirmatif ou negatif, ne prouve rien : car l'équation differentielle de la parabole \(2x\, dy = y\, dx\) prouveroit la meme chose pour la parabole. Ce critère ne vaut donc plus dans les équations differentielles. Ensuite quoique le differentiel de \(\ell -x\) soit le même que de \(\ell+x\), il ne s'ensuit rien ni pour l'egalité de ces deu[x] logarithmes, ni pour la realité du premier. On n'en peut concl[ure] que la difference de ces deux logarithmes est constante, com[me elle] est effectivement \(=\ell -1\), et cela ne decide pas si \(\ell -1\) est re[el ou] imaginaire. Pour moi je croi avoir demontré qu'il est [toujours] imaginaire : et qu'il est \(=\pi(1\pm 2n)\surd{-1}\) où \(\pi\) marque la cir[conférence] d'un cercle dont le diametre \(=1\), et \(n\) un nombre entier qu[elconque]. Car j'ai fait voir tout comme à chaque sinus répondent une [infinit]é d'arcs de cercle, aussi le logarithme de chaque nombre a une infinite de valeurs differentes : parmi lesquelles il n'y a qu'une qui soit reelle quand le nombre est affirmatif, mais quand le nombre est negatif toutes les valeurs sont imaginaires. Ainsi \(\ell 1=\pi(0\pm 2n)\surd{-1}\) et \(n\) marquant un nombre entier quelconq[ue], posant \(n = 0\), nous aurons le logarithme ordinaire \(\ell\,1 = 0\) : et de la meme maniere on aura \(\ell a=\ell a+\pi(0\pm 2n)\surd{-1}\), où \(\ell a\) dans la dernière partie marque le logarithme ordinaire de \(a\) : or \(\ell -a=\ell a+\pi(1\pm 2n)\surd{-1}\), dont toutes les valeurs sont imaginaires. Tout cela s'ensuit de la formule \[\ell(\cos. \theta+\sin. \theta .\surd{-1})^k=(k\theta\pm 2mk\pi\pm 2n\pi)\surd{-1},\] où \(m\) et \(n\) marquent des nombres entiers quelconques, dont la verité est aisée à demontrer. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite consideration

Monsieur,
Votre très humble et très obéïssant serviteur L. Euler

Berlin ce 29 Dec.1746.

f. 192vA Monsieur
Monsieur d'Alembert de l'Academie Royale des Sciences de Paris et de celle de Berlin
à Paris