Sélection de lettres
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    [Manuscrit autographe] (affichée) | |||||
Paris, Bibliothèque de l'Institut, Ms. 880, f. 20-21
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    [Imprimé 1980] | |||||
Leonhard Euler, Opera Omnia, série IV A, vol. 5, p. 263-267
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Euler Leonhard (Berlin) à D'Alembert (Paris)
f. 20rMonsieur
Il est bien vrai que l'exemple de la courbe \(y=\surd{x}+\surd{x\surd{(x+a)}}\), qui perd dans le cas \(a=0\) subitement toute une moitié, ne prouve pas que la meme chose doive arriver dans la courbe \[y=\frac{1}{n-1}-\frac{1}{(n-1)(x^{n-1}-1)}\] au cas \(n=1\) : aussi ne me suis-je pas servi de cet exemple que pour prouver la possibilité d'une telle evanouïssance dans un certain cas : et je n'en tire que cette conclusion, que quoique la derniere courbe ait toujours un diametre, quand \(n\) est un nombre non pair, pourtant cette consequence puisse peut être cesser d'être vraie au cas \(n=1\).
Par ce moïen il me semble que j'ai bien repondu à Votre objection, tirée de cette formule generale : quoique ce cas ne prouve rien pour ma these : car d'abord je m'étois proposé de faire voir que les argumens, qu'on allegue pour prouver la realité des logarithmes des nombres negatifs, n'étoient pas trop surs. Mais il me semble que ma theorie ne manque pas des preuves positives ; mais avant que de les étaler, il faut repondre à Votre objection fondée sur l'équation \(y = e^x\), où Vous penses que le nombre \(e^1\), puisse avoir egalement une valeur affirmative et negative : je conviens meme que sa valeur est tout à fait arbitraire, car si Vous mettes \(e=10\), l'exposant \(x\) sera le logarithme commun ou tabulaire du nombre \(y\), et si \(e=2,30\) etc. ou \[e=1+\frac{1}{1}+\frac{1}{1\cdot2}+\frac{1}{1\cdot2\cdot3}+\frac{1}{1\cdot2\cdot3\cdot4} \textrm{etc.}\] \(x\) sera le logarithme hyperbolique du nombre \(y\). Mais dès qu'on assigne au nombre \(e\) une valeur determinée, le systeme entier des logarithmes de tous les nombres sera determiné, aussi bien que la courbe, dont l'equation \(y = e^x\) : et comme \(e\) est quasi son parametre, on ne pourra pas lui donner en meme tems deux valeurs differentes que la courbe ne devienne composée de deux courbes differentes. De même que l'equation parabolique \(yy=ax\), si l'on donnoit à \(a\) une double valeur par exemple \(a=+1\) et \(a=-1\), on auroit deux courbes differentes, qui ne seroient pas jointes par le lien de la continuité. Cela posé il me semble fort clair, que posant \[e=1+\frac{1}{1}+\frac{1}{1\cdot 2}+\frac{1}{1\cdot 2\cdot 3}\ \textrm{etc.}\]f. 20vles logarithmes des nombres negatifs doivent être impossibles, vu qu'il est impossible de trouver une telle valeur de \(x\), que \(e^x\) ou\[1+\frac{x}{1}+\frac{xx}{1\cdot2}+\frac{x^3}{1\cdot2\cdot3}+\ \textrm{etc.}\]produise une valeur negative. Il Vous paroit paradoxe que les differentiels des \(\ell y\) et \(\ell-y\) soient les mêmes ; mais Vous m'accorderés pourtant cette égalité dans un sens plus general c.à.d. que \(d\cdot\ell y = d\cdot\ell a,y\), quelque nombre constant que soit \(a\), d'où je ne vois la moindre difficulté, pourquoi on le pourroit nier dans le cas \(a=-1\). Par le raisonnement que Vous prouves que \(\ell-1 = 0\), Vous prouveres également que \(\ell\surd{-1}=0\) : car puisque \(\surd{-1\cdot\surd{-1}=-1}\), Vous aures\[\ell\surd{-1}+\ell\surd{-1}=\ell-1,\]c.à.d. \(2,\ell\surd{-1}=\ell-1=\frac{1}{2},\ell +1\) et partant \(\ell\surd{-1}=\frac{1}{4},\ell 1=0\), et si Vous n'aprouves pas ce raisonnement, Vous m'accorderes que le premier n'est plus convainquant. Or Vous seres au moins d'accord, que les logarithmes des nombres imaginaires ne sont pas rééls : sans cela cette expression \(\frac{\ell\surd{-1}}{\surd{-1}}\) ne sauroit exprimer la quadrature du cercle. Soit \(\frac{\ell\surd{-1}}{\surd{-1}}=\alpha\), et Vous aures \(\ell\surd{-1}=\alpha\surd{-1}\) c.à.d. à une quantité imaginaire.
Si donc \(\ell\surd{-1}\) est imaginaire, pourquoi ne le seroit pas \(2,\ell\surd{-1}=\ell-1\). Ensuite comme \(\left(\frac{-1+\surd{-3}}{2}\right)^3=1\), suivant Votre raisonnement Vous auries \(3,\ell\frac{-1+\surd{-3}}{2}=\ell 1=0\) et le logarithme de \(\frac{-1+\surd{-3}}{2}\) seroit aussi bien \(=0\), que \(\ell +1\) et \(\ell -1\) et \(\ell\surd{-1}\) etc., ce qui n'est pas soutenable. Mais Vous m'oposeres, que meme \(\ell +1\) devroit etre imaginaire étant \(=2\ell-1=4\ell\surd{-1}=3\ell \frac{-1+\surd{-3}}{2}\) etc. Or c'est justement ce que je veux, car je dis que \(\ell+1\) a une infinité de valeurs differentes parmi lesquelles il y a une \(=0\), et toutes les autres sont imaginaires. Pour mieux expliquer cela, soient \(0\), \(\alpha\), \(\beta\), \(\gamma\), \(\delta\), \(\varepsilon\), \(\zeta\), \(\eta\), \(\theta\), \(\kappa\) etc. les logarithmes de l'unité : et je dis que les valeurs de \(\ell-1\) seront \(\frac{\alpha}{2}\) ; \(\frac{\gamma}{2}\) ; \(\frac{\varepsilon}{2}\) ; \(\frac{\eta}{2}\) ; etc. toutes imaginaires : de sorte pourtant que le double de chacune se trouve parmi les logarithmes de \(+1\) : mais il ne s'en suit pas que la moitié de chacune des valeurs du \(\ell+1\) se trouve parmi les \(\ell-1\) puisque \(-1\) n'est qu'une valeur de \(\surd{+1}\) l'autre etant \(+1\), dont les logarithmes sont \(\frac{0}{2}\), \(\frac{\beta}{2}\), \(\frac{\delta}{2}\), \(\frac{\zeta}{2}\) qui sont justement les memes que \(0\), \(\alpha\), \(\beta\), \(\gamma\), \(\delta\), \(\varepsilon\), \(\zeta\), etc.
Car \(\frac{\beta}{2}=\alpha\), \(\frac{\delta}{2}=\beta\), \(\frac{\zeta}{2}=\gamma\), \(\frac{\theta}{2}=\delta\), etc. Pareillement comme les trois racines cubiques de \(1\) sont \(1, \frac{-1+\surd{-3}}{2}\) et \(\frac{-1-\surd{-3}}{2}\), les logarithmes de ces trois racines seront f. 21r \(\ell 1=\frac{0}{3}, \frac{\gamma}{3}, \frac{\zeta}{3}, \frac{\iota}{3}, \frac{\mu}{3}\) etc. les memes que \(0\), \(\alpha\), \(\beta\), \(\gamma\), \(\delta\), \(\varepsilon\), etc., \(\ell\frac{-1+\surd{-3}}{2}=\frac{\alpha}{3}, \frac{\delta}{3}, \frac{\eta}{3}, \frac{\kappa}{3}, \frac{\nu}{3},\ \textrm{etc.}\),\[\ell\frac{-1-\surd{-3}}{2}=\frac{\beta}{3}, \frac{\varepsilon}{3}, \frac{\theta}{3}, \frac{\lambda}{3}, \frac{\xi}{3},\ \textrm{etc.},\]et ces lettres \(\alpha\), \(\eta\), \(\gamma\), \(\varepsilon\), etc. ne sont pas fondées sur une pure conjecture. J'ai eu l'honneur meme de Vous en marquer les veritables valeurs. Car soit \(\pi\) la circonference d'un cercle dont le rayon est \(=1\), et les valeurs du \(\ell+1\) sont \(0\) ; \(\pm\pi\surd{-1}\) ; \(\pm2\pi\surd{-1}\) ; \(\pm3\pi\surd{-1}\) ; \(\pm4\pi\surd{-1}\) ; \(\pm5\pi\surd{-1}\) ; etc. de \(\ell -1\) sont \(\pm\frac{1}{2}\pi\surd{-1}\) ; \(\pm\frac{3}{2}\pi\surd{-1}\) ; \(\pm\frac{5}{2}\pi\surd{-1}\) ; etc. : Et en general j'ai trouvé \[\ell 1^p=\pi(\mp+n)\surd{-1}, \ell(-1)^p=\pi\left(\frac{1}{2}p+\mp+n\right)\surd{-1}\] où \(m\) et \(n\) marquent des nombres entiers tant affirmatifs que negatifs quelconques. Par ce moien toutes les difficultés disparoissent tout à fait qu'on ne sauroit lever en aucune maniere, si l'on vouloit realiser les logarithmes des nombres negatifs, se fondant que \(2\ell -1=\ell +1=0\), puisque par le même raisonnement, on seroit obligé de dire que \(\ell\surd{-1}=0\) et \(\ell\frac{-1+\surd{-3}}{2}=0\).
Vous dites encore, Monsieur, que puisque \(e^x=y\), si \(x=\frac{1}{2}\) le nombre \(y\) peut être tant affirmatif que negativ : mais parce que \(e^x\) marque ici la valeur de cette serie \(1+\frac{x}{1}+\frac{x^2}{1\cdot2}+\frac{x^3}{1\cdot2\cdot3}+\ \textrm{etc.}\) je crois d'y repondre très solidement, que \(e^x\) ne signifie jamais plus qu'une valeur, et cela l'affirmative, quand meme \(x\) seroit une fraction ou l'extraction de racine semble rendre la formule \(e^x\) équivoque.
Votre piece sur le mouvement de la Lune est sans doute de la derniere profondeur et Votre superiorité dans les calculs les plus difficiles y eclate partout. La remarque que j'ai pris la liberté de Vous ecrire, ne regardoit que l'application de Votre analyse à l'usage des tables astronomiques. Il s'agit pour cet effet des aproximations faciles pour le calcul, et il me sembloit que la manière dont Vous traités ce probleme, n'etoit pas trop propre par rapport à ces aproximations. Car ayant manié cette question de quantites de manières differentes, je n'ai trouvé qu'un seul chemin, qui fut propre pour l'usage astronomique : duquel j'ai aussi calculé mes tables de la Lune. Je suis donc d'autant plus curieux de voir la suite de Vos recherches sur cette matière, ayant l'honneur d'être avec la plus grande consideration.
Monsieur
Votre très humble & très obeissant serviteur
L. Euler
Berlin ce 15 Avril 1747.
f. 21vA Monsieur
Monsieur d'Alembert des Academies Royales des Sciences de Paris et de Berlin
a Paris