Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 48.01   |   20 janvier 1748
D'Alembert (Paris) à Euler Leonhard (Berlin)

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f. 342rMonsieur

Je suis tres sensible à l'interêt que vous voulez bien prendre à ma santé, elle est à present beaucoup meilleure, moyennant une interruption assez considerable que j'ay faite au travail : je recommence a present à faire quelque chose, mais je n'ose pas encore donner beaucoup de tems aux choses applicantes. J'aurois vû avec beaucoup de plaisir ce que vous avies encore a me dire sur les logarithmes imaginaires, & je liray avec beaucoup d'attention la pièce dont vous me parlez sur ce sujet. Je ne suis pas encore tout a fait converti, mais en train de l'être, a ce que je crois. Une de mes principales objections etoit sur la valeur double de \(e^x\) lorsque \(x=\frac{1}{2}\). J'ay fait de nouvelles reflexions la dessus qui me font croire que cette objection pourroit bien n'etre pas concluante contre vous. La logarithmique, me suis-je dit, est une courbe telle que les abscisses etant en progression arithmetique, les ordonnées sont en progression f. 342v Geometrique ; or je suppose que l'on cherche une ligne dans laquelle les abscisses etant en progression Geometrique, les ordonnées soient en progression Geometrique, on aura toutes les paraboles & hyperboles à l'infini, parmy lesquelles la ligne droite est comprise. Soient \(AB\), \(AC\), deux abscisses quelconques, & \(BH\), \(CI\) les ordonnées, soit \(AF\) moyenne proportionnelle entre \(AB\) et \(AC\), \(FG\) sera aussy moyenne proportionnelle entre \(BH\) & \(IC\), d'ou il paroitroit d'abord suivant mon raisonnement que \(FG\) devroit avoir deux valeurs l'une positive et l'autre negative au meme point, ce qui n'est pas ; car la droite \(HI\), ne tombe au dessous de \(BC\) que par dela le point \(A\) ; il est vray que si on prend de l'autre côté du point \(A\), \(Af\) negative et egale à \(AF\), laquelle \(Af\) sera moyenne proportionnelle entre \(AB\) et \(AC\), on aura au point \(f\) une ordonnée negative egale à \(FG\) ; & que d'un autre côté si on prend \(AB\), \(AF\), \(AC\) en progression arithmetique, & par consequent \(BH\), \(FG\), \(CI\) en progression arithmetique, \(FG\) n'aura alors qu'une valeur positive au point \(F\), & qu'une valeur negative au point \(f\), ce qui paroit favoriser mon sentiment, mais il me semble qu'on pourroit conclure du premier raisonnement que toutes les courbes dont il s'agit ont toujours quatre branches egales & semblables, deux positives & deux negatives ; ce qui n'est pas: Dites moy je vous prie ce que vous pensés de cette idée ; peut etre qu'etant bien approfondie, elle pourroit servir à decider la question pour ou contre moy.

Dites moy aussy, Monsieur, si vous croyés que la difference entre le mouvement réel des apsides de la Lune & celuy qu'on trouve par la Theorie prouve necessairement que l'attraction n'est pas exactement en raison inverse du quarré de la distance. Tout ce qu'on en doit conclure, ce me semble c'est que la force qui attire vers la Terre le centre de gravité de la Lune n'est pas comme le quarré de la distance, mais il me paroit que cela doit être si la Lune n'est pas un corps spherique & composé de couches concentriques homogenes : comme cette planete nous tourne toujours la meme face, il est assés f. 343r vraysemblable que sa figure & l'arrangement mutuel de ses parties sont assés irreguliers, j'ay cherché ce qui devroit arriver à la Lune, en supposant qu'elle fut separée en deux globes \(A\), \(B\), unis par une verge, qui tournassent autour de leur centre \(C\) dans le même temps que le centre \(C\) tourne autour de la terre, et j'ay trouvé que \(CA\) devoit etre \(\frac{1}{30}\) de \(AT\) pour que les apsides fissent 1° \(\frac{1}{2}\) par revolution, ce qui joint à la force solaire qui en fait faire autant, donneroit 3° en tout comme les observations l'apprennent. Si on suppose a present que le systême des globes \(A\), \(B\), soit couvert d'une croute de figure quelconque, & qui soit vuide en dedans ou remplie d'une matiere fort rare, ce corps pourra representer la Lune, dont nous ignorons entierement la figure, puisque nous n'en voyons jamais qu'une face. Je ne pretends pas au reste que la Lune soit de cette figure, mais il me semble que cela peut suffire pour faire voir comment les Irregularités dans sa figure & dans sa densité peuvent produire le Phenomene dont il s'agit. J'ay trouvé de plus que dans cette hypothese les librations de la Lune devoient etre fort petites, & si les Phases de la Lune suivent a peu près la raison des sinus verses des Elongations, il n'y a qu'a supposer que la partie anterieure est a peu pres circulaire. D'un autre côté s'il faut ajouter un terme à la force de la Lune vers la terre, ce terme ajouté à la pesanteur terrestre pourra en alterer considerablement l'expression, & alors la pesanteur terrestre ne seroit plus à la gravitation de la Lune, en raison inverse du quarré des distances, & seroit fort eloignée d'etre dans ce rapport, quoyque M. Newton ait prouvé que ce rapport avoit lieu au moins a peu près. Enfin M. Newton parle dans le Cor. 8. de la Prop. 37 l. 3. de l'attraction magnetique de la terre sur la Lune, cette attraction pourroit etre particulière a la Terre, sans qu'on fut obligé pour cela de changer la loy de la gravitation. Je seray bien aise de scavoir ce que vous penses sur ce sujet.

J'ay lu avec beaucoup de plaisir vos opuscula varia qui ne sont icy que depuis peu. f. 343v J'ay parlé a la fin de mon traité des fluides des orbites des Planetes dans des milieux peu resistans, & ce que vous demontrés sur leurs apsides par votre methode, resulte aussy de la mienne ; à l'egard de la suite dont vous me parlés elle est fort singulière, j'y ay un peu pensé, mais je ne vois que l'induction pour la demontrer. Au reste personne n'est plus profond et plus versé sur ces matieres que vous. Je finis, Monsieur, avec le papier, en vous souhaitant toute la santé necessaire pour vos sublimes travaux, et toute la gloire qu'ils meritent, & en vous assurant de la parfaite consideration avec laquelle je suis

Monsieur votre tres humble et tres
obeissant serviteur D'alembert

Paris ce 20 janv. 1748

A Monsieur
Monsieur Euler Directeur de l'academie Royale des sciences & des belles lettres de Prusse, et membre de l'academie imperiale de Petersbourg
A Berlin