Sélection de lettres
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    [Manuscrit autographe] (affichée) | |||||
Genève, Bibliothèque de Genève, Ms. Suppl. 384, f. 179-180
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    [Imprimé 1996] | |||||
John Pappas, « La correspondance de D'Alembert avec Gabriel Cramer », Dix-huitième siècle 26, 1996, p. 232-235
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D'Alembert (Paris) à Cramer (Genève)
f. 179rParis 25 Dec. 1748
J'ay tant de plaisir, mon cher monsieur, à causer avec vous, que quelque occupé que je sois dans le moment present je ne puis resister à cette tentation. La lettre charmante que je viens de recevoir de vous n'est pas meme necessaire pour m'y obliger ; car je comptois vous donner des nouvelles de Catilina, dont j'ay vu le 20 de ce mois la 1ere representation. Le succés en a eté fort mediocre, au moins ce jour là ; & je trouve qu'on a eté juste, quoyqu'en fait de pieces dramatiques je ne regle gueres mon opinion sur les succés ny sur les disgraces. Catilina est un chariot a douze roües ; dont une partie est en l'air et l'autre tourne sans avancer. La moitié des personnages et la moitié de ce que disent les autres est inutile à la piéce, ou il n'y a ce me semble ny action ny chaleur d'aucune espece, ny interêt meme de curiosité. Catilina debite de fort beaux vers & de fort belles maximes de politique, mais il faut des actions & non pas des paroles & cet homme là n'en fait point ou n'en fait que de mauvaises. Les trois 1ers actes se passent a empecher Catilina, de venir au senat se justifier. Ciceron en a une peur que je ne f. 179v scaurois vous representer, & le rôle que joüe le consul dans toute cette piéce est si plat et si ridicule, que La Noüe qui le represente a obligé l'auteur d'en adoucir ou d'en supprimer quelques traits, sans quoy il l'auroit laissé là. Les dernieres loges etoient déja vuides à la 2de. representation. On dit pourtant que la piéce a mieux pris à la 3e. qui etoit avant hier parcequ'on a beaucoup élagué, et il est certain que la piéce y gagnera. Mais on ne parviendra point à la rechauffer, ny a rendre les personnages interessants, Lentulus, Probas, sacrificateur du temple de Tellus, Sunnon, ambassadeur des Gaulois, Caton même ne sont la que pour faire cinq actes, l'amour de Tullie pour Catilina est un vray placage ; et son amant la traite comme une fille dont il ne se soucie gueres. Au reste il faut avoüer qu'il y a dans cette piece de tres belles choses, & meme quelques belles scenes, ce sont des chapitres de Tacite mis en vers, & tout cela merite d'etre vû, peut etre meme plus d'une fois, mais on ne se sent point pressé d'y retourner ; et je doute que cet enfant de trente ans ait plus de 15 representations. Fiés vous après cela aux discours de tous nos beaux esprits ; à entendre les Eloges qu'ils donnoient tous à la piéce on auroit juré que Corneille n'avoit qu'a se bien tenir. Heureusement leurs Eloges etoient trop outrés pour qu'on les crût sinceres, Voltaire y avoit bien autant de part en moins que Crebillon en plus, et quand je les entendois parler la dessus ils me paroissoient dire. J'aime encore moins Cinna que je ne hais Auguste.
Voilà, monsieur, tout ce que les bornes d'une lettre me permettent de vous mander sur Catilina, dont vous jugerés par vous meme beaucoup mieux que moy quand vous l'aurés lüe ; je crois que ce sera bientot. Malgré la protection dont la cour honore cette piéce, je f. 180r me flatte qu'on ne sera pas mis à la Bastille pour en dire son avis, comme on l'est pour parler du Prince Edouard. Vous savés sans doute son aventure mais ce n'est pas là matiére à lettre.
Je n'ay point encore vû l'esprit des loix. Tout le monde le veut lire & en parler a tort et à travers. Pour moy je laisse les plus gourmands gagner des indigestions, & je m'en nourriray tout à mon aise.
Je connois l'ouvrage de M. Bradley dont vous me parlés, j'en ay vu un extrait assés long dans les memoires de Trevoux. Mais je trouve que la nutation de l'axe de la Terre, ou plutot le changement d'inclinaison devroit etre beaucoup plus sensible qu'il ne l'est en effet, si la precession des Equinoxes venoit de la seule action du Soleil et de la Lune. Je vais passer quelques jours à la campagne ou j'examineray de nouveau cette matiére, ainsy que ma Theorie de la Lune, je me flatte que mon ouvrage sur ce sujet paroitra dans le courant de 1749 & ; entre nous, il seroit peut etre déja sous presse, si je n'attendois pas que M. Cla[iraut] eût fini son travail sur la Lune, pour voir si nous sommes d'accord. Nous ne l'étions pas d'abord parcequ'il avoit negligé dans l'Equation de l'orbite un terme qui donnoit plus d'un demi degré d'equation dans le lieu; et dont je l'ay averti ; à present nous sommes bien plus rapprochés, et je crois que nous ne differerons que tres peu. Il est assés desagreable de travailler en meme tems qu'un autre sur un sujet comme celuy là ; c'est ce qui a fait que je me suis pressé de finir pour m'emparer de la precession des Equinoxes qui est f. 180v une matiére vierge ; mon ouvrage contiendra aussy beaucoup d'autres recherches sur des matiéres analogues au systême newtonien, & j'espere que par ces recherches & par la simplicité de ma methode pour resoudre le probleme general, ce livre pourra etre interessant. Je seray bien charmé de voir votre Theorie des courbes. Comme vous y parlerés sans doute des points de rebroussement de la 2de. espece, je vous conseille de vous hâter. Car M. Euler a lu il y a quelque tems à l'academie de Berlin un memoire ou il les refute. A Dieu, mon cher monsieur, j'ay pour vous toute l'estime, tout le respect, & tout l'attachement possible.
D'alembert
A Monsieur
Monsieur Cramer professeur de mathematiques
A Geneve