Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 49.08   |   19 septembre 1749
D'Alembert (Blancmesnil) à Formey (Berlin)

Version affichée :

p. 362à Blancmesnil, près Paris
le 19 septembre 1749.

Monsieur,

Je suis très sensible à votre souvenir & aux soins que vous avez bien voulu prendre pour me faire parvenir le nouveau volume de vos mémoires. Je ne l'ai point encore reçu : peut-être est-il arrivé ; mais il y a dejà quelques jours que je me suis réfugié à la campagne pour prendre un peu de repos, & je m'en trouve très bien. Je compte retourner bientôt à Paris, & mon premier soin sera de vous lire si le volume est arrivé. Je serai bien charmé de voir comment vous avez traité une matière aussi importante & aussi négligée que celle qui fait le sujet de vos deux mémoires. Il y a long-tems que je suis persuadé comme vous, Monsieur, qu'on ne fait point assez d'attention aux notions communes, & au parti qu'on pourroit en tirer pour jetter de la lumière sur une grande quantité de questions métaphysiques. Je dis p. 363 plus ; il me semble, que toutes nos connoissances se réduisent là ; remontez aux premiers principes des choses; vous verrez que le philosophe n'en sçait pas plus là-dessus que l'homme du peuple : tout l'avantage que le philosophe peut avoir, c'est de savoir réduire les notions à un petit nombre, d'y mettre de l'ordre, & de faire voir comment les autres en découlent. La nature du mouvement, par exemple, l'impénétrabilité, l'essence de la matière, la force d'inertie, &c. sont pour tous les hommes des énigmes inexplicables ; l'idée qu'un philosophe a de toutes ces choses n'est pas plus nette que celles d'un homme qui ne les connoit que par ce que ses sens lui en ont appris : mais le philosophe fait pourtant un heureux usage de ces notions, tout imparfaites qu'elles sont. Enfin l'avantage des notions communes se fait voir, ce me semble, dans l'examen d'une infinité de questions purement métaphysiques, comme celles qui concernent l'entendement humain, la liberté, &c.

p. 364A propos de liberté, permettez-moi, Monsieur, de vous témoigner mon étonnement & celui de tous les gens de lettres de Paris, sur la question de morale que votre académie vient de proposer pour le prix de 1751. D'un côté, la question du bien & du mal moral suppose, ce me semble, la liberté ; de l'autre la volonté divine, maîtresse absolue de tous les événemens, semble rendre tout nécessaire ; c'est pourquoi il me paroît que votre question bien entendue se réduit à celle-ci : attendu qu'il est fort douteux que nous soyons libres, on demande si nous le sommes ? En un mot, la dépendance où nous sommes de la volonté divine, formant une objection très forte, & peut-être insoluble contre la liberté & la question du bien & du mal, il me semble que cette dépendance ne devoit pas servir de donnée pour traiter cette question : c'est tourner le dos où l'on veut aller. L'impression que votre programme a fait ici, a été si générale, qu'il me semble qu'il est de la dernière nécessité que p. 365 l'académie l'explique clairement par un programme nouveau que je vous conseille de répandre le plus qu'il vous sera possible. J'en ai déjà écrit à M. de Maupertuis, mais je n'entens plus parler de lui. Vous pouvez, Monsieur, faire l'usage qu'il vous plaira de cet endroit de ma lettre, & le lire même à l'académie, si vous le trouvez bon. Quoiqu'il arrive j'attens une réponse de vous sur ce sujet. Il me paroît impossible de faire quelque chose de raisonnable sur la question dont il s'agit, de la manière dont elle est proposée, à moins que vous ne laissiez la liberté de dire qu'il n'y a ni bien ni mal moral : & je ne crois pas que ce soit là votre intention.

La détention de M. Diderot est devenue beaucoup plus douce ; cependant elle dure encore, & l'encyclopédie est suspendue. Je n'ai jamais prétendu me mêler que de ce qui regarde la partie de mathématique & d'astronomie physique ; je ne suis en état de faire que cela, & je ne prétens pas d'ailleurs me p. 366 condamner pour dix ans à l'ennui de 7 à 8 in folio. Je compte que dès que M. Diderot sera libre, (& ce sera bientôt selon toutes les apparences), on travaillera au prospectus, & qu'on ne sera pas long-tems sans mettre sous presse. J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien quelquefois continuer notre commerce, & me croire avec la plus grande considération,

Monsieur
votre très humble & très obeissant serviteur

d'Alembert