Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 52.01   |   4 janvier 1752
Maupertuis (Berlin) à D'Alembert (Paris)

Version affichée :

f. 99vM. d'Alembert
du 4 janv. 1752.

J'ay reçu M. et cher amy vôtre derniere lettre sans date et quelques jours auparavant M. Formey m'en avoit fait voir une autre dans laquelle vous demandiez la même chose dont vous me parlés. Il la lira à l'academie des ce que les vacances dans lesquelles nous sommes seront expirées ; et l'academie ne poura pas se dispenser de retirer vôtre piece du concours : cependant sans vôtre ordre exprés je n'aurois point été de cet avis : je l'aurois laissée paroitre imprimée concourir ou non couronnée ou non.

J'ay sçû le succez qu'avoit eu vôtre preface par les acclamations de vôtre assemblée publique qui ont retenti jusqu'icy. J'ai jugé par moi même de celui que devoit avoir vôtre discours preliminaire de l'Encyclopedie qui est une des plus belles choses qu'on ait jamais vues. Un homme d'esprit seroit assez savant dans toutes les sciences s'il le savoit bien. J'ai été fort flatté de m'y trouver, quoy qu'a l'occasion d'un ouvrage assez defectueux et dont je ne crois devoir la citation qu'a vôtre amitié. Vous avez pu voir par la premiere edition de cet ouvrage même dans lequel j'expliquois le systeme de Newton que je ne l'entendois pas.

Dans l'edition suivante que je me suis corrigé : et dans celle qu'on fait actuellement à Dresden où j'ai fait encor des retranchemens j'espere qu'il y aura moins de fautes.

Je vous remercie d'avance de ce que vous avez dit de ma Cosmologie, il est vray que je crois cet opuscule moins f. 100r imparfait que l'autre : et quoi qu'en disent les devots à Dieu et à Wolff je le crois bon et le crois peut étre d'autant meilleur qu'il leur deplait d'avantage. J'écrivois l'autre jour à La Condamine une assez longue histoire de ce qui se passe à l'occasion de cet ouvrage entre moy et König, et le priois de vous la communiquer : je vous prie maintenant de la luy demander, s'il ne l'a pas fait. Vous y verrez à quelle noirceur le zele pour la Philosophie d'Allemagne à conduit König, il me fit ce tour au sortir d'icy où il étoit venu faire un pellerinage de devotion pour voir le grand Wolff et les reliques de Leybnitz. Je l'y avois reçu comme s'il y étoit venu pour m'admirer et à peine fut il party qu'on m'envoya les actes de Leybzig où je trouvay son beau mémoire : vous y aurez vu qu'aprés avoir repandu beaucoup de fumée et voulu oter à mon ouvrage le meritte qu'il peut avoir, n'étant pour tant pas seur d'avoir rëussi il veut en attribuer à M. Leybnitz le principe et son application aux loix du mouvement.

Il me paroit comme demontré que Leybnitz ni personne n'ont jamais eu ce Principe : par l'impuissance où ils ont été tous de deduire les loix du mouvement des corps durs et des corps à resort d'une même loix de la nature : mais des que je vis le fragment de la pretendue lettre de Leybnitz que König cita j'en sentis aussitôt la fausseté. Au lieu de disputer avec luy je ne me suis donc attaché qu'a le presser d'en f. 100v produire l'original regardant d'ailleurs comme une approbation assez grande qu'il donnoit à mon ouvrage d'en vouloir attribuer le fond à Leybnitz. Lorsque je lui demanday où etoit la lettre de Leybnitz qu'il citoit il crut me renvoyer aux Calendes Grecques en me disant quelle faisoit partie d'un recueil de pareilles lettres qu'alloit donner un homme à qui on avait coupé la tête à Berne il y à deux ans. Comme j'etois des ce tems la persuadé de la fausseté je priay M. de Paulmy ambassadeur en Suisse de faire faire la perquisition des lettres de Leybnitz dans les papiers du decapité qui sont toujours mieux conservés que les papiers de qui que ce soit. Le Roy lui même à bien voulu ecrire à Messrs. de Berne pour cela : et le resultat de toutes les recherches à été qu'il n'y avoit jamais eû de lettres de Leybnitz chés Hansy. Il y à 3 mois que l'academie l'a sommé de produire l'original de cette lettre et le terme de deux mois qu'on lui avoit donné pour cela est expiré sans qu'il ait même repondu à l'academie. Il m'a seulement ecrit une lettre pleine d'astuces et de faux compliments pour tacher de faire cesser la poursuitte de l'academie, mais je lui ay repondu que ce n'etoit pas mon affaire et que l'academie vouloit bien encor lui donner un mois de delay. Cecy comme vous voyez d'un homme qui m'a beaucoup d'obligation, est bien une villenie d'Allemagne.

La Mettrie n'est point mort couvert de reliques. f. 101r Il à même deffendu la place tant qu'il l'a crue tenable : mais lorsqu'il à entierement desesperé de sa guerison il à publiquement demandé pardon à Dieu. Boindin auroit du du moins faire demême. Tout ce qui m'etonne c'est que les parties veuillent tirer quelqu'avantage de l'opinion de tels Philosophes. J'ai connu particulierement Boindin, c'etoit un homme bien plus sçavant et bien plus capable de raisonner que La Mettrie : mais ils étoient l'un et l'autre presqu'egallement eloignés de pouvoir faire un pas au dela des chemins batus par tout le monde.

Pour moy je crois que ce n'est pas l'affaire de la Raison de decider sur ces matieres : c'est l'affaire des besoins du Coeur, et de l'etat où l'on se trouve : et pourquoi ne seroit ce pas là la maniere la plus sage de se determiner pour des gens jettés par la tempête au milieu de la mer.