Sélection de lettres
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    [Imprimé 1799] (affichée) | |||||
Œuvres posthumes de D'Alembert, tome premier, Charles Pougens, Paris, 1799, I, p. 429-439
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    [Preuss XXV] | |||||
Œuvres de Frédéric le Grand, éd. J.D.E. Preuss, Berlin, Imprimerie royale, 33 vol., 1846-1857, XXV, p. 260-264
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    [Imprimé 1865] | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, I, p. 145-150
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D'Alembert (Paris) à Argens (Potsdam)
p. 429Paris, 16 septembre 1752
On ne peut être, monsieur, plus sensible que je le suis aux bontés dont le roi m'honore. Je n'en avois pas besoin pour lui être tendrement et inviolablement attaché : le respect et l'admiration que ses actions m'ont inspirés, ne suffisent pas à mon cœur ; c'est un sentiment que je partage avec toute l'Europe ; un monarque tel que lui est digne d'en inspirer de plus doux, et j'ose dire que je le dispute sur ce point à tous ceux qui ont I'honneur de l'approcher. Jugez donc, monsieur, du désir que j'aurois de jouir de ses bienfaits, si les circonstances où je me trouve pouvoient me le permettre ; mais elles ne me laissent que le regret de ne pouvoir en profiter, et ce regret ne fait qu'augmenter ma reconnoissance. Permettez-moi, monsieur, d'entrer là-dessus dans quelques détails avec vous, et de vous ouvrir mon cœur, comme à un ami digne de ma confiance et de mon estime. J'ose p. 430 prendre ce titre avec vous ; tout semble m'y inviter : la lettre pleine de bonté que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ; la générosité de vos procédés envers M. I'abbé de Prades, auquel je m'intéresse très-vivement, et qui se loue dans toutes ses lettres de vous plus que de personne; enfin, la réputation dont vous jouissez à si juste titre par vos lumières, par vos connoissances, par la noblesse de vos sentimens et par une probité d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare.
La situation où je suis seroit peut-être, monsieur, un motif suffisant pour bien d'autres de renoncer à son pays. Ma fortune est au-dessous du médiocre ; 1700 livres de rente font tout mon revenu. Entièrement indépendant et maître de mes volontés, je n'ai point de famille qui s'y oppose : oublié du gouvernement, comme tant de gens le sont de la providence, persécuté même autant qu'on peut l'être quand on évite de donner trop d'avantage sur soi à la méchanceté des hommes, je n'ai aucune part aux récompenses qui pleuvent ici sur les gens de lettres avec plus p. 431 de profusion que de lumières. Une pension très-modique, qui vraisemblablement me viendra fort tard, et qui à peine un jour me suffira si j'ai le bonheur ou le malheur de parvenir à la vieillesse, est la seule chose que je puisse raisonnablement espérer. Encore cette ressource n'est-elle pas trop certaine, si la cour de France, comme on me l'assure, est aussi mal disposée pour moi que celle de Prusse l'est favorablement. Malgré tout cela, monsieur, la tranquillité dont je jouis est si parfaite et si douce, que je ne puis me résoudre à lui faire courir le moindre risque. Supérieur à la mauvaise fortune, les épreuves de toute espèce que j'ai essuyées dans ce genre, m'ont endurci à l'indigence et au malheur, et ne m'ont laissé de sensibilité que pour ceux qui me ressemblent. A force de privations, je me suis accoutumé sans effort à me contenter du plus étroit nécessaire, et je serois même en état de partager mon peu de fortune avec d'honnêtes gens plus pauvres que moi. J'ai commencé, comme les autres hommes, p. 432 par désirer les places et les richesses ; j'ai fini par y renoncer absolument, et de jour en jour je m'en trouve mieux. La vie retirée et assez obscure que je mène, est parfaitement conforme à mon caractère, à mon amour extrême pour l'indépendance, et peut-être même à un peu d'éloignement que les événemens de ma vie m'ont inspiré pour les hommes. La retraite et le régime que me prescrivent mon état et mon goût, m'ont procuré la santé la plus parfaite et la plus égale, c'est-à-dire, le premier bien d'un philosophe. Enfin, j'ai le bonheur de jouir d'un petit nombre d'amis dont le commerce et la confiance font la consolation et le charme de ma vie. Jugez maintenant vous-même, monsieur, s'il m'est possible de renoncer à ces avantages, et de changer un bonheur sûr pour une situation toujours incertaine, quelque brillante qu'elle puisse être. Je ne doute nullement des bontés du roi, et de tout ce qu'il peut faire pour me rendre agréable mon nouvel état : mais, malheureusement pour moi, toutes les circonstances p. 433 essentielles a mon bonheur ne sont pas en son pouvoir. L'exemple de M. de Maupertuis m'effraie avec juste raison ; j'aurois d'autant plus lieu de craindre la rigueur du climat de Berlin et de Potsdam, que la nature m'a donné un corps très-foible et qui a besoin de tous les ménagemens possibles. Si ma santé venoit à s'altérer, ce qui ne seroit que trop à craindre, que deviendrois-je alors ? Incapable de me rendre utile au roi, je me verrois forcé à aller finir mes jours loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état qui auroit perdu ses premiers charmes : peut-être même n'aurois-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j'y aurois laissés, et à qui je percerois le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi ; le roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix : il connoit l'amitié ; il la ressent et il la mérite ; qu'il soit lui-même mon juge.
A ces motifs, monsieur, dont le p. 434 pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrois en ajouter d'autres : je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer ; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m'a toujours bien traité, qui me récompense autant qu'il est en elle par son estime, et que je ne pourrois abandonner sans une espèce d'ingratitude. Je suis d'ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d'un grand ouvrage, pour lequel nous avons pris avec le public les engagemens les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable : il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s'imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connoissez trop, monsieur, les détails d'une si grande entreprise, pour que j'insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d'être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d'une fausse modestie ; je doute que je fusse aussi propre à cette place, que sa majesté veut p. 435 bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n'ai que dans la théorie la connoissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique, quand on a affaire à eux. La tranquillité, et si je l'ose dire, l'oisiveté du cabinet, m'ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d'un corps doit se livrer. D'ailleurs, dans les différens objets dont l'académie s'occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l'histoire naturelle et plusieurs autres, sur lesquels par conséquent je ne pourrois être aussi utile que je le désirerois. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le roi veut m'honorer, oblige à une sorte de représentation tout-à-fait éloignée du train de vie que j'ai pris jusqu'ici ; elle engage à un grand nombre de devoirs, et les devoirs sont les entraves d'un homme libre : je ne parle point de ceux qu'on rend au roi ; le mot de devoir n'est pas fait pour lui ; les plaisirs qu'on goûte dans sa societé sont faits pour consoler des devoirs et du tems qu'on p. 436 met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l'on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite, seroit très sensible pour moi ; mais il est fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferois des mécontens et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j'irois à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J'en trouverois, dès mon arrivée, dans ceux qui auroient pu aspirer à cette place, dans leurs partisans et dans leurs créatures ; et toutes mes précautions n'empêcheroient pas que bien des gens ne se plaignissent et ne cherchassent à me rendre la vie désagréable. Selon ma manière de penser, ce seroit pour p. 437 moi un poison lent que la fortune et la considération attachées à ma place ne pourroient déraciner.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur, que rien ne pourroit me résoudre à accepter, du vivant de M. de Maupertuis, sa survivance, et à venir, pour ainsi dire, à Berlin, recueillir sa succession. Il étoit mon ami ; je ne puis croire, comme on me l'a mandé, qu'il ait cherché, malgré ma recommandation, à nuire à M. l'abbé de Prades : mais quand j'aurois ce reproche à lui faire, l'état déplorable où il est suffiroit pour m'engager à une plus grande délicatesse dans les procédés. Cependant cet état, quelque fâcheux qu'il soit, peut durer long tems, et peut demander qu'on lui donne dès-à-présent un coadjuteur ; en ce cas, ce seroit un nouveau motif pour moi de ne me pas déplacer. Voilà, monsieur, les raisons qui me retiennent dans ma patrie ; je serois au désespoir que sa majesté les désapprouvât : je me flatte, au contraire, que ma philosophie et ma franchise, bien loin de me nuire p. 438 auprès de lui, m'affermiront dans son estime. Plein de confiance en sa bonté, sa sagesse et sa vertu, bien plus chères à mes yeux que sa couronne, je me jette à ses pieds, et je le supplie d'être persuadé qu'un des plus grands regrets que j'aurai de ma vie, sera de ne pouvoir profiter des bienfaits d'un prince aussi digne de l'être, aussi fait pour commander aux hommes et pour les éclairer. Je m'attendris en vous écrivant : je vous prie d'assurer le roi que je conserverai toute ma vie, pour sa personne, l'attachement le plus désintéressé, le plus fidèle et le plus respectueux ; et que je serai toujours son sujet au moins dans le cœur, puisque c'est la seule façon dont je puisse l'être. Si la persécution et le malheur m'obligent un jour à quitter ma patrie et mes amis, ce sera dans ses états que j'irai chercher un asile : je ne lui demanderai que la satisfaction d'aller mourir auprès de lui libre et pauvre.
Au reste, je ne dois point vous dissimuler, monsieur, que longtems avant le dessein que le roi p. 439 vous a confié, le bruit s'est répandu, sans fondement comme tant d'autres, que sa majesté songeoit à moi pour la place de président : j'ai répondu, à ceux qui m'en ont parlé, que je n'avois entendu parler de rien, et qu'on me faisoit beaucoup plus d'honneur que je ne méritois. Je continuerai, si on m'en parle encore, à répondre de même, parce que, dans ces circonstances, les réponses les plus simples sont les meilleures. Ainsi, monsieur, vous pouvez assurer sa majesté que son secret sera inviolable ; je le respecte autant que sa personne ; et mes amis ignoreront toujours le sacrifice que je leur fais.
J'ai l'honneur d'être, etc.
61.01  |  6 janvier 1761
Voltaire à D'Alembert
A61.01  |  12 janvier 1761
D'Alembert à Laporte via le Mercure de France
61.02  |  9 février [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.03  |  10 février [1761]
D'Alembert à Rousseau Jean Jacques
61.04  |  15 février 1761
Rousseau Jean Jacques à D'Alembert
61.05  |  20 février 1761
D'Alembert à Frédéric II
61.06  |  27 février [1761]
Voltaire à D'Alembert
A61.04  |  [mars] 1761
Rameau à D'Alembert via le Mercure de France
A61.03  |  [mars 1761]
D'Alembert à Journal Encyclopédique
61.12  |  [fin mars 1761]
D'Alembert à Roussier
61.07  |  3 mars [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.08  |  9 mars [1761]
D'Alembert à Voltaire
61.09  |  [c. 10 mars 1761]
D'Alembert à Roussier
61.10  |  13 mars [1761]
D'Alembert à Roussier
61.11  |  19 mars 1761
Voltaire à D'Alembert
A61.02  |  [21 mars 1761]
D'Alembert à Rameau via le Mercure de France, Observateur Littéraire
61.13  |  9 avril [1761]
D'Alembert à Voltaire
61.14  |  15 avril 1761
Lambert Jean Henri à D'Alembert
61.15  |  20 avril [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.16  |  [7 ou 8 mai 1761]
Voltaire à D'Alembert
61.17  |  19 mai [1761]
D'Alembert à Voltaire
61.18  |  [31 mai 1761]
Voltaire à D'Alembert
A61.05  |  [juin 1761]
Rameau à D'Alembert via le Mercure de France
61.19  |  13 juin 1761
D'Alembert à Tronchin
61.20  |  25 juin [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.21  |  6 juillet 1761
Bonnet à D'Alembert
61.22  |  9 juillet [1761]
D'Alembert à Voltaire
61.23  |  16 juillet [1761]
D'Alembert à Roussier
61.24  |  20 août 1761
D'Alembert à Non identifié
61.25  |  23 août [1761]
D'Alembert à Roussier
61.26  |  31 août [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.27  |  8 septembre 1761
D'Alembert à Voltaire
61.28  |  15 septembre [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.29  |  10 octobre [1761]
D'Alembert à Voltaire
61.30  |  20 octobre [1761]
D'Alembert à Ribotte Charon
61.31  |  20 octobre [1761]
Voltaire à D'Alembert
61.32  |  31 octobre [1761]
D'Alembert à Voltaire
A61.06  |  [novembre] 1761
Clairaut à D'Alembert via le Journal des Savants
61.33  |  4 novembre 1761
D'Alembert à Académie de Berlin
61.34  |  27 novembre 1761
D'Alembert à Lagrange