Sélection de lettres
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    [Imprimé 1799] (affichée) | |||||
Œuvres posthumes de D'Alembert, tome premier, Charles Pougens, Paris, 1799, I, p. 443-445
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    [Preuss XXV] | |||||
Œuvres de Frédéric le Grand, éd. J.D.E. Preuss, Berlin, Imprimerie royale, 33 vol., 1846-1857, XXV, p. 265-266
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    [Imprimé 1865] | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, I, p. 152-153
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D'Alembert (Paris) à Argens (Potsdam)
p. 443Paris, 20 novembre 1752
Si j'ai tardé, monsieur, à répondre à votre seconde lettre, ce n'est point par une négligence que les bontés extrêmes de S. M. rendroient inexcusable ; c'est parce que ces bontés mêmes sembloient exiger de moi de nouveau que je ne prisse pas trop promptement mon dernier parti, dans une circonstance qui sera peut-être à tous égards une des plus critiques de ma vie. J'ai donc fait, monsieur, de nouvelles réflexions : mais soit raison, soit fatalité, elle n'ont pu vaincre la résolution où je suis, de ne point renoncer à ma patrie, que ma patrie ne renonce à moi. Je pourrois insister sur quelques-unes des objections auxquelles vous avez bien voulu répondre ; mais il en est une, la plus puissante de toutes pour moi, et à laquelle vous ne répondez pas, c'est mon attachement pour mes amis, et j'ajoute, pour cette obscurité et cette retraite si précieuses aux sages. J'apprends, p. 444 d'ailleurs, que M. de Maupertuis est mieux, et je commence à croire que l'académie et la Prusse pourront enfin le conserver. La délicatesse dont je vous ai parlé à son égard, est aussi une chose sur laquelle je ne pourrois me vaincre, quand même des motifs encore plus forts ne s'y joindroient pas. Ainsi, monsieur, je supplie S. M. de ne plus penser à moi pour remplir une place que je crois au-dessus de mes forces corporelles, spirituelles et morales. Mais vous ne pourrez lui peindre que foiblement mon respect, mon attachement et ma vive reconnoissance : si le malheur m'exiloit de France, je serois trop heureux d'aller à Berlin pour lui seul, sans aucun motif d'intérêt, pour le voir, l'entendre, l'admirer, et dire ensuite à la Prusse : Viderunt oculi mei salutare tuum ; mes yeux ont vu votre sauveur. Si j'avois l'honneur d'être connu de vous, monsieur, vous sentiriez combien cette manière de penser est sincère. Je sais vivre de peu et me passer de tout, excepté d'amis : mais je sais encore mieux que les princes p. 445 comme lui ne se trouvent nulle part, et seroient capables de rendre l'amitié un sentiment incommode, si elle pouvoit l'être. Au reste, monsieur, quoiqu'on sache à Berlin la proposition que le roi m'a fait faire, on l'ignore encore à Paris, et certainement on ne le saura jamais par moi. Mais permettez-moi de me féliciter au moins de ce qu'elle m'a procuré l'occasion d'être connu d'une personne que j'estime autant que vous, monsieur, et de lier avec vous un commerce que je désire ardemment de cultiver.
Je suis, etc.