Sélection de lettres
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    [Manuscrit autographe] (affichée) | |||||
Zentralbibliothek, Zürich, Mus Jac D 149 : 24
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    [Imprimé 1799] | |||||
Œuvres posthumes de D'Alembert, tome premier, Charles Pougens, Paris, 1799, I, p. 154-160
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    [Imprimé 1865] | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, p. 153-156
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D'Alembert (Paris) à Du Deffand (Vichy Chamron) Mme (Paris)
f. 20rà Paris ce 4 Dec. 1752
Je serois bien faché, madame, que vous crussiez m'avoir perdu, mais malgré toute l'envie que j'ay de vous ecrire souvent, il ne m'a pas eté possible depuis deux mois de satisfaire ce desir aussi souvent que je l'aurois voulu. J'ay eté fort occupé a differens ouvrages. J'ay achevé une grande diablerie de Geometrie sur le systême du monde, à laquelle il ne manque plus que la preface, j'ay fait des articles de mathematique etendus & raisonnés, pour l'Encyclopedie, j'ay répondu à un homme qui avoit attaqué mes Elemens de musique, & ma reponse est sous presse ; mais cela vous ennuyera. Ce qui vous ennuyera peutetre moins, mais dont je vous supplie très instament de ne parler à personne, ce sont deux volumes de melanges de litterature, d'histoire et de Philosophie, que je fais imprimer, et qui paroitront à la fin de ce mois ou au plus tard dans les premiers jours de janvier. Je voudrois que vous m'indiquassiés une occasion pour vous les faire tenir promtement. A la tête de ces melanges est un avertissement assez philosophique. Ensuite viennent le discours preliminaire de l'Encyclopedie, et l'Eloge de l'abbé Terrasson, celui de Bernoulli est fort augmenté de details que tout le monde pourra lire ; le second volume est entierement neuf. Il contient des reflexions & anecdotes sur la reine Christine ; un Essay sur les gens de lettres, les grands, & les mecenes, & la traduction d'une douzaine des plus beaux morceaux de Tacite, qui m'encouragera a traduire le reste, si cette traduction est goutée.
f. 20vVoila, madame, ce qui m'a occupé tout cet Eté, & surtout depuis deux mois. Je viens d'envoyer le reste de mon manuscrit à l'imprimeur, & je n'y pense plus. Je vous supplie encore une fois de me garder un grand secret sur cet ouvrage, et surtout de n'en rien ecrire à Paris. Tres peu de personnes sont ici dans ma confidence, & je hate l'impression le plus qu'il m'est possible.
Mais c'est assez et trop vous parler de moy. Je vois par votre derniere lettre que Chamron ne vous a pas guerie. Vous me paroissez avoir l'ame triste jusqu'à la mort, & de quoy, madame ? Pourquoi craignez vous de vous retrouver ches vous ! avec votre esprit et votre revenu pouvez vous y manquer de connoissances ! Je ne vous parle point d'amis, car je scais combien cette denrée la est rare, mais je vous parle de connoissances agreables. Avec un bon souper on a qui on veut, & si on le juge a propos on se moque encore après de ses convives. Je dirois presque de votre tristesse ce que Maupertuis disoit de la gayeté de madame de la Ferté Imbault, qu'elle n'etoit fondée sur rien. A propos de Maupertuis, nous ne l'aurons point cet hyver. Il est actuellement malade, & accablé de Brochures que l'on fait contre lui en Allemagne & en Hollande au sujet d'un certain Kœnig, avec qui il vient d'avoir assez mal à propos une affaire desagreable pour tous les deux. Cela vous ennuyeroit, & ne m'amuseroit gueres à vous compter. Le Roy de Prusse est fort occupé de luy chercher un successeur dans la place de president ; et c'est encore icy un secret que je vous demande, et que je ne vous dirois pas, si je n'avois pas aujourd'huy la liberté de le dire à mes amis. Il y a plus de trois mois que le Roi de Prusse m'a fait ecrire par le marquis d'Argens, pour m'offrir cette place de la manière la f. 21r plus gracieuse. J'ay repondu en remerciant le roy de ses bontez et de sa place ; je voudrois pouvoir vous faire lire ma reponse. Elle a touché le roy, et n'a fait qu'augmenter l'envie qu'il avoit de m'avoir, M. d'Argens m'a recrit, a repondu tant bien que mal à mes objections ; j'ay fait reponse, & j'ay remercié une seconde fois. Voltaire vient d'ecrire encore pour cela à madame Denis ; mais je persiste, & je persisterai dans ma resolution. Ce n'est pas que je sois fort content du ministere, & surtout de l'ami ou soi disant tel de votre president, il s'en faut beaucoup ; je scais a n'en pouvoir douter qu'il est tres mal disposé pour moi, & j'ignore absolument pour quelle raison. Mais que m'importe ! je resterai à Paris, j'y mangeray du pain & des noix, j'y mourray pauvre, mais aussi j'y vivrai libre. Je vis de jour en jour plus retiré; je dine et soupe chés moy, je vais voir mon abbé à l'opera, je me couche à neuf heures, et je travaille avec plaisir, quoique sans esperance. Je vous supplie instamment de ne rien ecrire au president ni à personne des propositions qu'on me fait à Berlin. Quoique M. d'Argens me mande que le secret à present est inutile, je suis trop reconnoissant des bontez du roy pour me parer de cette petite vanité ; on a eu raison de vous mander beaucoup de bien de l'apologie de l'abbé de Prades, mais je ne scai si elle vous amusera beaucoup. La reponse à l'Eveque d'Auxerre est ce qui vous ennuyera le moins ; & la fin surtout de cette reponse me paroit un morceau tres eloquent. J'ay ajouté dans le discours preliminaire de l'Encyclopedie quelques traits à l'Eloge du President de Montesquieu, parce qu'il le merite, & parce qu'il est persecuté. J'ay lu ces jours cy une petite apologie que Voltaire a faite f. 21v de milord Bolinbroke contre je ne scay quel journaliste : cela est charmant à deux ou trois mots près ; mais cela est fort rare. Je demanderay à madame Denis la premiere fois que je la verrai si elle a envoyé votre lettre. Cette pauvre Denis a retiré sa piece des mains des comediens, après avoir eté ballottée pendant trois mois ; elle auroit mieux fait de ne la pas donner.
Que vous dirois je des sottises des Chaulnes ! Et puis tout cela vous etonne t il ! On assure que les Etats ont manqué de respect à madame la Duchesse et l'ont taxée 1500lt. Ce n'est pas la une nuit de fille. Duclos s'est aussi un peu barbouillé dans tout cela. J'en suis faché car je le crois au fond bon diable ; c'est peutetre parce qu'il me fait amitié. Mais de quoi s'avise t il aussi de vouloir etre tout à la fois courtisan & Philosophe ; cela ne sauroit aller ensemble.
Nous avons icy depuis trois mois à l'opera des intermedes Italiens dont la musique est excellente. C'est en verité une langue dont nous n'avions point l'idée que cette musique, mais c'est une langue expressive, pleine de vivacité, presque toujours vraye, & bien plus vivement que la nôtre. Cela est prêt a faire un schisme dans l'opera, comme les billets de confession dans l'eglise. A Dieu, madame, croyés que le tems ni l'absence ne diminueront rien du respectueux attachement que je vous ai voué pour toute ma vie.