Sélection de lettres
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    [Manuscrit autographe] (affichée) | |||||
Stanford University Librairies, California, Special Collections, Misc. 169, f. 22-25
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    [Imprimé 1799] | |||||
Œuvres posthumes de D'Alembert, tome premier, Charles Pougens, Paris, 1799, I, p. 160-170
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    [Imprimé 1865] | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, p. 156-160
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D'Alembert (Paris) à Du Deffand (Vichy Chamron) Mme (Paris)
f. 22rVoila, madame, un bien gros paquet, qui ne vous dedommagera gueres de ce qu'il vous coutera de port ; mais puisque vous voulez avoir mes lettres et celles de Mr. d'Argens sur la proposition que le Roi de Prusse m'a faite, les voila : je vous prie de me les renvoyer quand vous n'en aurez plus affaire. Le bruit commence à se repandre ici que j'ai refusé cette presidence ; une personne que je connois a peine me dit hier qu'elle en avoit recu la nouvelle par une lettre de Berlin ; je lui repondis que je ne savois pas ce qu'elle me vouloit dire : apres tout, que cela se repande ou ne se repande pas, je n'en suis ni faché ni bien aise. Je garderay au Roi de Prusse son secret, meme lorsqu'il ne l'exige plus, & vous verrez aisement que mes lettres n'ont pas eté faites pour etre vües du ministere de France. Je suis bien resolu de ne lui pas demander plus de graces qu'au ministere du Roi de Congo, et je me contenterai que la posterité lise sur mon tombeau : Il fut estimé des honnestes gens, & est mort pauvre, parce qu'il l'a bien voulu. Voila, madame de quelle maniere je pense, je ne veux ni braver ni aussi flatter les gens qui m'ont fait du mal, ou qui sont dans la disposition de m'en faire, mais je me conduirai de maniere que je les reduiray seulement à ne f. 22v me pas faire de bien. Vous trouverez dans l'ouvrage que je vais donner, des choses vraies et hardies, mais sages : j'ay surtout evité d'y offenser personne : mais j'ay peint nos ridicules & nos mœurs surtout celles des mecenes avec la franchise d'un soldat, qui scait mal farder la verité. Vous recevrez vraisemblablement mes opuscules vers le 15 du mois prochain : je compte que l'impression sera achevée dans 15 jours, & je ne perdrai point de tems pour vous les faire parvenir par la voie que vous m'indiquéz.
Votre lettre m'a fait d'autant plus de plaisir qu'elle me fait croire que vous vous portez mieux. Il falloit en verité etre bien malade pour ne pas s'ennuyer à la vie que vous meniez depuis neuf mois, et je commence a croire que vous ne l'etes plus puisque cette vie commence a vous deplaire. Vous parlez de votre Etat passé avec un Effroi qui me divertit ; je me flatte qu'au moins cet Effroi servira a ne vous y pas replonger. Au reste vous faites tres bien de ne vous en pas vanter, quoy qu'au fond vous n'ayez rien fait que de très raisonnable : vous vous deplaisiés à Paris, vous avés cru que vous vous trouveriez mieux à Chamron, vous y avez eté, cela est naturel, vous vous etes ennuyée à Chamron, vous avez essayé de Macon, vous ne vous en trouvés gueres f. 23r mieux, vous brulez de revoir Paris, cela est naturel ; (voila la confession de madelle. de Clermont). En verité il vous est tres aisé, même en dinant, de mener à Paris une vie agreable. Je vous y verrai le plus souvent qu'il me sera possible : mais je n'iray gueres diner avec vous que quand vous ne craindrez pas que je vous ennuye tête à tête. Car je suis devenu cent fois plus amoureux de la retraite et de la solitude que je ne l'etois quand vous avez quitté Paris. Je dine et soupe chès moy tous les jours, ou presque tous les jours, et je me trouve très bien de cette maniere de vivre. Je vous verrai donc quand vous n'aurez personne, & aux heures ou je pourrai esperer de vous trouver seule. Dans d'autres tems, j'y rencontrerois votre president qui m'embarasseroit, parce qu'il croiroit avoir des reproches à me faire, que je ne crois point en meriter, et que je ne veux pas etre dans le cas de le desobliger en me justifiant auprès de lui. Ce que vous me demandez pour lui est impossible, & je puis vous assurer qu'il est bien impossible, puisque je ne fais pas cela pour vous. En premier lieu le discours preliminaire est imprimé il y a plus de six semaines, ainsy je ne pourrois pas l'y fourrer aujourdhui, même quand je f. 23v le voudrois. En second lieu, pensez vous de bonne foy, madame, que dans un ouvrage destiné à celebrer les grands genies de la nation & les ouvrages qui ont veritablement contribué au progrès des lettres et des sciences, je doive parler de l'abregé chronologique ? C'est un ouvrage utile, j'en conviens, et assez commode, mais voila tout en verité ; c'est la ce que les gens de lettres en pensent ; c'est la ce qu'on en dira quand le President ne sera plus ; et quand je ne serai plus, moi, je suis jaloux qu'on ne me reproche pas d'avoir donné d'eloges excessifs à personne. Si vous prenez la peine de relire mon discours preliminaire, vous y verrés que je n'y ay loué Fontenelle que sur la methode, la clarté, et la precision avec laquelle il a scu traiter des matières difficiles, & c'est la en effet son vrai talent ; Buffon que sur la noblesse et l'elevation avec laquelle il a ecrit les verités Philosophiques, & cela est vrai ; Maupertuis que sur l'avantage qu'il a d'avoir eté le premier sectateur de Newton en France, & cela est vrai ; Voltaire que sur son talent eminent pour écrire et cela est vrai ; le P. de Montesquieu que sur le cas qu'on fait dans toute l'Europe et avec justice de l'esprit des loix, et cela est vray, Rameau que sur ses symphonies & ses livres, & cela est vrai : En un mot, f. 24r madame, je puis vous assurer qu'en ecrivant cet ouvrage, j'avois a chaque ligne la posterité devant les yeux, & j'ay taché de ne porter que des jugemens qui fussent ratifiés par elle. Celui qui fera l'article Chronologie dans l'Encyclopedie est bien le maitre de dire ce qu'il voudra du president ; moi cela ne me regarde pas, & je n'entreprendray pas même d'en parler, parce que je n'en pourrois dire autre chose sinon que son livre est utile, commode, & s'est bien vendu ; je doute que cet eloge le contentât. J'ay d'ailleurs eté choqué à l'excèz du ressentiment qu'il a eu contre moi à cette occasion ; je lui ay envoyé mon livre sur les fluides, il n'a pas seulement daigné m'en remercier. C'est a vous beaucoup plus qu'a lui que je dois mes entrées à l'opera, aux quelles d'ailleurs je ne tiens gueres, parce qu'on me les a accordées de mauvaise grace, et qu'on me les a bien fait payer depuis par la maniere dont on s'est conduit dans l'affaire de l'Encyclopedie, et par les discours qu'on a tenus à mon sujet, mais qui ne m'inquiettent gueres.
Je n'ay point travaillé à l'apologie de l'abbé de Prades, mais cela n'empeche point l'ouvrage d'etre bon : je doute pourtant qu'il vous amuse. La fin de la reponse à l'Eveque d'Auxerre, & f. 24v plusieurs endroits de cette reponse sont autant de chefs d'œuvres d'Eloquence et de raisonnement. Les propositions sont tres bien justifiées dans la seconde partie, & la premiere est une histoire vraie et bien ecrite de son affaire, & de toutes les noirceurs qu'on lui a faites. Je doute au reste que cela vous amuse. Vous pouvez lire la preface de la 1ere. partie, la fin de la 3ieme. et les deux peroraisons de la 1ere. & de la seconde partie. Il y a un passage de Ciceron qui est tres beau, & que vous vous ferez expliquer, si vous trouvez à Macon quelqu'un qui sache le latin.
Je pense comme vous sur les premieres lettres de Bolinbroke, le second volume vaut mieux, encore cela est il trop long : Voltaire vient d'en faire une apologie fort plaisante sur l'article de la religion. Julien aura cela & vous l'envoyera. Il a fait aussi le tombeau de la Sorbonne, qui est l'histoire de l'abbé de Prades. Cela ne vaut pas l'apologie de Bolinbroke, mais cela est encore bon.
Made. Denis m'a dit qu'elle ne vous avoit point fait reponse parce qu'elle ignoroit votre adresse, mais que votre lettre avoit f. 25r eté envoyée sur le champ. Je lui demanderay un Essay sur le siecle de Louis XIV, & je tacherai de vous l'envoyer avec mes opuscules, pour qui cet ouvrage sera un bien mauvais voisin. Vous avez bien raison sur l'abbé de Bernis. J'ay voulu lire ses vers, & le papier m'est tombé des mains; Toute cette galanterie me paroit bien froide, & les Zephirs, & l'amour, et Cithere, et Paphos ; ah ! mon dieu que tout cela est fade et usé !
Vous pouvez continuer Mr. Rollin, dont vous jugez ce me semble tres bien, ses derniers volumes sont a peu près comme les premiers, et d'ailleurs le sujet les rend agreables. C'est l'histoire des Macedoniens, & des Grecs.
Je vous exhorte à menager beaucoup vos yeux ; c'est un mal réel que d'avoir une mauvaise vüe ; mais ce n'est point un mal, et c'est quelque fois un bien que de ne pas voir beaucoup de gens. C'en seroit en verité un que de ne pas entendre et voir toutes les sottises qui se font ici ; et les billets de confession, & l'archeveque, & le parlement ; nous avons eté fort occupés pendant 15 jours d'une sœur Perpetüe de la communauté de Ste. Agathe f. 25v a qui le parlement a voulu faire donner les sacremens, & a qui l'archeveque les refusoit ; le temporel de l'archeveque a eté saisi 24 heures (pour son spirituel, on auroit eté fort embarassé de le trouver) le roy a donné main levée de la saisie, & a empeché la convocation des Pairs, la sœur Perpetüe se porte mieux, elle a fait dire au parlement quelle n'etoit plus en danger, qu'elle le remercioit de ses attentions, & tout cela s'est terminé par bien des politesses de part et d'autre.
Nous sommes menacés d'un autre schisme sur la musique. On pretend que je suis a la tête de la faction Italienne, mais je n'ay point de gouts exclusifs ; et j'approuverai toujours dans la musique francoise ce qu'elle aura d'agreable. Il est vray que je crois que nous sommes à cent lieües des Italiens sur cet art. Le parlement veut leur renvoyer leur constitution. Il faudroit au moins prendre leur musique en echange. À Dieu, madame, voila une grande diable de lettre, qui vous ennuyera, mais le plaisir de m'entretenir avec vous m'a entrainé plus loin que je ne voulois. Ayés soin de votre santé et de vos yeux, & soyés bien persuadée de mon respectueux attachement.
à Paris 22 Dec 1752