Sélection de lettres
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    [Imprimé 1865] (affichée) | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, p. 169-170
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Du Deffand (Vichy Chamron) Mme (Mâcon) à D'Alembert (Paris)
p. 169Mâcon, 22 mars 1753.
Si vous avez jamais entendu parler du greffier de Vaugirard, faites-m'en l'application. Vous vous avisez de me dire que vous avez fait voir de mes lettres à l'abbé de Canaye, et qu'il en a été content. Comment voulez-vous que je continue à vous écrire ? Cela me dérange l'imagination. Mais comme vous ne lui montrerez pas ma lettre, si vous trouvez qu'elle n'en vaut pas la peine, je me dis qu'il ne verra pas celle-ci, et cela me met à mon aise. Je serai ravie si vous pouvez engager cet abbé à faire connaissance avec moi ; mais vous n'en viendrez point à bout : il en sera tout au plus comme de Diderot, qui en a eu assez d'une visite : je n'ai point d'atomes accrochants.
J'ai écrit à Formont qu'il vous mandât lui-même son avis sur vos ouvrages. Il pense à peu près comme moi : il trouve votre Essai sur les grands, les Mécènes, etc., traité un peu trop longuement ; mais il est enchanté du style : il prétend que le genre de La Bruyère aurait été plus convenable ; il convient que vous n'avez pas eu tort de ne le point suivre, parce que trop de gens s'en sont mêlés. Il serait désespéré, ainsi que moi, que vous vous claquemurassiez dans votre géométrie : c'est tout ce que les prétendus beaux esprits et les petits auteurs désirent, et à quoi ils cherchent à parvenir, en déclamant contre vous. Soyez philosophe jusqu'au point de ne vous pas soucier de le paraître ; que votre mépris pour les hommes soit assez sincère pour pouvoir leur ôter les moyens et l'espérance de vous offenser.
Je compte vous revoir bientôt, c'est-à-dire, plus tôt que je ne le prévoyais, à moins qu'il ne me survienne quelque accident que je ne saurais prévoir. Je serai à Paris dans le courant du mois de juin ; je serai fort fâchée si, en y arrivant, j'apprends que vous soyez à la campagne. J'ai une véritable impatience de vous voir, de causer avec vous ; la vie que je mènerai vous conviendra, à ce que j'espère ; nous dînerons souvent ensemble, tête à tête, et nous nous confirmerons l'un et l'autre dans la résolution de ne faire dépendre notre bonheur que de nous-mêmes ; je vous apprendrai peut-être à supporter les hommes, et vous, vous m'apprendrez à m'en passer. Cherchez-moi quelque secret contre l'ennui, et je vous aurai plus d'obligation que si vous me donniez celui de la pierre philosophale. Ma santé n'est pas p. 170 absolument mauvaise, mais je deviens aveugle. Je compte aller la semaine prochaine à Lyon ; j'y verrai le cardinal. Je doute que la pourpre qui l'environne le rende aussi heureux que l'est dans son tonneau un certain neveu qu'il a par le monde. Que ce voyage que je vous annonce ne vous empêche pas de m'écrire ; il sera fort court, et je recevrai également vos lettres. Adieu. Travaillez de votre mieux auprès de l'abbé de Canaye pour l'engager à faire connaissance avec moi : je ne sais d'où vient que sa nièce et lui m'ont toujours donné l'idée de Thérèse philosophe. Vous ne connaissez peut-être pas ce livre-là : si vous vous en informez, n'allez pas dire que c'est parce que je vous en parle.