Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 53.15   |   3 septembre [1753]
D'Alembert (Blancmesnil) à Du Deffand (Vichy Chamron) Mme (Paris)

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f. 18rIl m'a eté impossible, madame, d'avoir l'honneur de vous voir à Paris, quelque envie que j'en eûsse ; car je suis parti mercredi matin pour Blancmesnil ou je suis à present. Je suis tres sensible à toutes vos bontez et à tout ce que vous avez dit pour moy à Mr. d'Arg... mais je vous supplie de ne point penser à la place de secretaire de l'academie. Quand cette place seroit aussi facile à obtenir qu'elle l'est peu, je n'en serois pas plus disposé a faire aucune demarche pour y parvenir. J'y suis beaucoup moins propre que vous ne l'imaginez ; elle demande beaucoup de sujettion & d'exactitude, & vous me connoissez assez pour scavoir que ma liberté est ce que j'aime le mieux. Elle demande d'ailleurs beaucoup de connoissances de chimie, d'anatomie, de Botanique, &c. que je n'ay point, et que je n'ay gueres d'empressement d'acquerir. Elle met dans le cas de loüer souvent des choses f. 18v et des personnes fort mediocres, & je ne scay comment on peut se resoudre à loüer ce qui ne merite pas de l'être, ny comment on en vient à bout : cette besogne là est trop difficile pour moy. Le Public d'ailleurs, est accoutumé depuis Mr. de Fontenelle a voir faire cette besogne d'une certaine maniere qui ne seroit point du tout la mienne, & il y a trop de risque a vouloir luy faire changer d'allure quand une fois il en a pris une, bonne ou mauvaise. Ainsi je vous supplie, madame, d'oublier les vües que vous avez sur moy pour remplir cette place, & que Mr. de St Mard vous a inspirées à mon grand regret. Si j'ay quelque talent pour ecrire, il me sera fort aisé de l'exercer sans etre secretaire de l'academie, et j'en auray plus de tems pour la Geometrie à laquelle je serois bien faché de renoncer. C'est une ressource sure, avec elle on ne s'ennuye gueres ; on ne fait pas grand bruit, mais on a peu d'ennemis.

f. 19rLa place que je tiens dans le monde n'est pas grande, & je travaille tous les jours à la retrecir, le moyen d'etre heureux est de ne se trouver sur le chemin de personne. Je n'en suis pas moins sensible à tout ce que vous voulez faire pour moy ; mais Mr. de Maur... et Mare. Ten... m'ont appris à me passer de places, de fortune, et de consideration.

J'etois prié a diner le jour de la St. Louis chez Mr. le Pr. H.., mais je ne suis revenu à Paris que le lendemain. D'ailleurs quand j'aurois pu y aller, je crois, entre nous, que je m'en serois dispensé. Comme le P. H... se plaint de moy, et que je crois qu'il a tort, j'aurois fait chez lui une assez sot[te] figure. J'avois envie de parler de lui dans l'art. Chronolog[ie,] mais cela ne se peut pas, je vous en diray la raison, & d'ailleurs je ne l'aurois peut être pas assez loué à son gré. Tout ceci, je vous prie, madame, entre nous. Je reviendrai à Paris vers le 12 et si vous y êtes, j'auray l'honneur de vous voir.

A Madame
Madame la marquise du Deffand à St Joseph rüe St Dominique