Sélection de lettres
|
|||||
    [Copie manuscrite] (affichée) | |||||
Saint-Malo AM, II 24, f. 131
|
Maupertuis (Null) à D'Alembert (Paris)
f. 131r14 9.bre 1753
J'ay reçu vôtre lettre mon cher ami remplie de choses dont je ne puis contester la verité, mais qui ne me paroissent pas appliquables à ma situation : et c'est la marque d'une situation assé facheuse, lors qu'on n'y peut appliquer aucun bon conseil. Si la conduite d'homme à homme est souvent si difficile, celle d'homme à Roy l'est bien davantage, les Roys etant des estres d'une nature toutte differente de la nôtre dont ils peuvent se joüer comme ils veulent. Si comme hommes ils s'abaissent quelques fois à croire avoir des devoirs communs avec nous, comme Rois ils s'en croient bien tôt dispensés : et l'homme qui leur aura consacré sa liberté et son repos, aura perdu son repos et sa liberté. Tout cela est vray, et est bon à dire à ceux qui n'ont point encore d'engagement avec les Rois, mais quand on s'est une fois livré à eux il n'est plus temps de pratiquer ces leçons de sagesse : pour celuy qui pourroit avoir un air d'ingratitude en les quittant dans un moment critique, ces conseils sont encore bien moins ecoutables. Enfin pour ce qui est de moy en particulier, depuis que je suis au service du Roy, je n'ai jamais eû lieu que de m'en loüer ; et si les froids du nord alterent ma santé, si des idées de repos & de retraitte f. 131v viennent me tenter, je ne crois pas que l'amour de mon bien être ni même de la vie doive l'emporter sur la force des liens qui m'attachent a luy. Je ne scaurois croire qu'il me manque jamais ; mais si cela arrivoit j'aime mieux m'exposer a tout que de m'exposer à luy manquer. Je craint que vôtre philosophie ne trouve tout cecy ridicule, vous qui avez refusé de si grands avantages que le même Roy vous offroit. Mais nos situations sont fort differentes : tout ce que je puis faire aujourdhuy c'est de ne plus insister sur les propositions que je vous ay faittes de sa part, tout comme je crois que vous ne me blamerez pas non plus si je risque tout pour le party qui me paroît le plus honnête.
Lisés ma lettre a cette genereuse amie qui s'interesse tant à mon sort, et au nom de laquelle vous m'ecrivez. Si j'etois libre elle n'auroit besoin de personne pour me persuader.
Adieu cher ami, aimés moy toujours, si les Roys me manquent, vôtre amitié m'en tiendra lieu.