Sélection de lettres
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    [Imprimé 1799] (affichée) | |||||
Œuvres posthumes de D'Alembert, tome premier, Charles Pougens, Paris, 1799, p. 445-448
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    [Preuss XXV] | |||||
Œuvres de Frédéric le Grand, éd. J.D.E. Preuss, Berlin, Imprimerie royale, 33 vol., 1846-1857, XXV, p. 298-299
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    [Imprimé 1865] | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, p. 235-237
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Argens (Potsdam) à D'Alembert (Paris)
p. 445Potsdam, 20 novembre 1753
J'ai montré au roi, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de M. Toussain ; elle a produit l'effet qu'il étoit naturel qu'elle produisît. Sa majesté m'a dit, après l'avoir lu, qu'elle feroit p. 446 venir, au commencement du printems, M. Toussain à Berlin : j'écris en conséquence à M. de Beausobre ; mais quoique je regarde cette affaire comme terminée entièrement, je crois qu'il est à propos de ne la divulguer qu'au moment du départ de M. Toussain. Vous connoissez les intrigues des cours ; il est toujours sage de les éviter, même dans les choses dont la réussite paroît le plus assurée.
Le roi me charge d'une autre commission, dans laquelle il me seroit bien glorieux de pouvoir réussir ; c'est de vous engager à venir passer quelques mois à Berlin, puisque vous ne voulez pas y fixer votre demeure : vous pourriez faire ce vovage au commencement de la belle saison. Quoique sa majesté connoisse parfaitement votre désintéressement, elle sait qu'il convient à un grand roi de répandre ses bienfaits sur des savans illustres ; ainsi elle aura soin de pourvoir aux frais de votre voyage dès que vous m'aurez instruit de votre intention, et je vous prie de me la faire savoir.
p. 447Qu'est devenu Voltaire ? on dit qu'il est retiré dans une maison de campagne en Alsace, où il va écrire l'histoire d'AIlemagne : elle sera nécessairement dans le goût du siècle de Louis XIV ; car il aura encore moins de secours pour cet ouvrage qu'il n'en a eu pour l'autre ; il compilera et abrégera ce qu'ont dit les historiens ; il dira du mal de ces mêmes historiens qu'il aura pillés, et étranglera les matières ; il hasardera quelques anecdotes dont il ne sera instruit qu'à demi ; il mêlera à cela quelques traits d'épigramme ; et il appellera cet ouvrage l'Histoire d'Allemagne. Pourquoi faut-il que l'auteur de la Henriade soit celui du Temple du Goût, que celui d'Alzire ou de Zaïre soit celui des Elémens de Newton, et celui de tant de charmantes petites pièces, celui de la sèche et décharnée Histoire du siècle de Louis XIV. Quel homme que Voltaire, s'il n'eût voulu être que poète ! Il a fait plusieurs tentatives pour retourner ici ; mais le roi n'a pas voulu entendre parler de lui : il avoit employé, pour faire sa paix, le p. 448 margrave de Bareith et la duchesse de Saxe-Gotha. Maupertuis a écrit ici que sa santé étoit entièrement rétablie ; je souhaite que sa tranquillité le soit aussi : mais du caractère dont il est, j'ai peine a le croire ; je crains bien qu'il ne soit éternellement la victime de son amour-propre. Avec un peu plus de douceur, il eût eu à Berlin, parmi les gens de lettres, le rang de dictateur ; il n'a eu que celui de tribun ; il a cabalé, et a été la dupe de ses cabales.
Si vous ne venez pas à Berlin ce printems, je crains bien de n'avoir jamais le plaisir de vous voir ; ma santé s'affoiblit tous les jours de plus en plus, et je me dispose à aller faire bientôt mes révérences au père éternel : mais tandis que je resterai dans ce monde, je serai le plus zélé de vos admirateurs.