Sélection de lettres
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    [Imprimé 1927] (affichée) | |||||
Maurice Darantiere, Quatre lettres de Jean le Rond D'Alembert à Jean Baptiste de Boyer Marquis d'Argens, Dijon, impr. M. Darantiere, in-8º, 37 p, p. 27-32
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    [Imprimé 1799] | |||||
Œuvres posthumes de D'Alembert, tome premier, Charles Pougens, Paris, 1799, p. 449-453
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    [Imprimé 1821-1822] | |||||
Œuvres de D'Alembert, Paris, Martin BOssange & fils, A. Belin impr., 5 vol., 1821-1822, p. 22-23
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    [Preuss XXV] | |||||
Œuvres de Frédéric le Grand, éd. J.D.E. Preuss, Berlin, Imprimerie royale, 33 vol., 1846-1857, XXV, p. 300-31
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    [Imprimé 1865] | |||||
Correspondance complète de la marquise du Deffand avec ses amis, éd. M. [Adolphe] de Lescure, Paris, Henri Plon, 1865, p. 237-239
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D'Alembert (Paris) à Argens (Potsdam)
p. 27à Paris 8 Déc. 1753
Je suis, Monsieur, penetré au dela de toute expression des marques de bonté dont sa Majesté me comble sans cesse. Mon tendre et respectueux attachement, et ma reconnoissance qui ne finira qu'avec ma vie, ne peuvent m'acquitter envers elle que bien foiblement. Aussi ne doit elle point douter du désir extrême que j'aurois d'aller lui témoigner des sentimens si vrais et si justes, superieurs encore à mon admiration pour elle. Heureux si par ces sentimens et par ma conduite, je pouvois contribuer à effacer, à affoiblir du moins, p. 28 les idées peu avantageuses qu'Elle a concües avec justice de quelques hommes de lettres de ma nation. Mais quand je n'aurois pas, Monsieur, d'aussi puissantes raisons pour souhaiter avec empressement de faire ma cour au Roi, et d'aller mettre à ses pieds mes profonds respects, le desir seul de voir un monarque tel que lui seroit pour moi un motif plus que suffisant. Je ne pretends pas faire valoir ce desir auprès de Sa majesté ; il m'est commun avec tout ce qu'il y a en Europe de gens qui pensent : le commerce et l'entretien d'un Prince aussi celebre et aussi rare est assurement le plus digne objet des voyages d'un Philosophe. Je ne desire de vivre, Monsieur, que dans l'esperance de jouir un jour de cet avantage, je ne desirerois d'être riche que pour en jouir souvent, et je n'ai d'autre regret que de ne pouvoir accepter sur le champ les offres genereuses & pleines de bonté que S. M. veut p. 29 bien me faire. Mais je me trouve arrêté par des liens qui m'obligent de differer un voyage aussi agreable et aussi flatteur. Ces liens, Monsieur, sont les engagemens que j'ai pris pour l'Encyclopédie, et qu'il ne m'est possible ni de rompre ni de suspendre. L'ouvrage paroit attirer de plus en plus l'attention du public et même de l'Europe, & merite par là tous nos soins. Les circonstances où nous nous sommes trouvés, et le desir de perfectionner ce dictionnaire le plus qu'il nous est possible, nous ont forcés de retarder la publication de chaque volume. Mais nous devons au moins à nos engagemens, à l'empressement et à la confiance de la nation, & aux avances considerables des libraires, de ne rien faire qui puisse ajouter de nouveaux obstacles à l'Encyclopédie. Dans cette position, Monsieur, je vois avec beaucoup de peine que mon voyage et mon sejour à Berlin seroient necessairement prejudiciables à cette grande p. 30 entreprise. Les details immenses de l'execution demandent indispensablement la presence des deux Editeurs, et me permettent à peine de m'eloigner de Paris à de très petites distances, & pour quelques jours. Sil etoit possible, et si j'etois assez heureux pour que des evenemens que je ne puis prevoir me laissassent libre durant quelques mois, je profiterois avec ardeur de ce moment de loisir pour aller en faire hommage au Roi. Mais tout ce que je puis faire dans ma situation presente, c'est d'accelerer autant qu'il sera en moy l'edition de l'Encyclopedie, et surtout de ne prendre aucun nouvel engagement qui m'empêche de pouvoir allier un jour (et peut-être bientôt) mon plaisir et mon devoir. Le Roi seul est capable de me tirer de la retraite ou je m'enfonce de plus en plus, et ou je me trouve de jour en jour plus tranquille et plus heureux. Le bonheur que j'ay eu de me faire connaître de luy par mes ouvrages est la seule chose qui m'empêche p. 31 de regretter l'obscurité ; je ne veux plus sortir de ma solitude que pour luy, & pour dire ensuite en y rentrant : C'est maintenant. Seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix. Voilà, Monsieur, dans la plus grande sincerité quelles sont mes dispositions. Puis-je me flatter que S. M. voudra bien en être touchée, & me conserver les bontés dont elle m'honore ? Mon plus grand desir seroit de pouvoir en profiter, & surtout de m'en rendre digne. Je crains qu'Elle n'ait conçu de mes talens une opinion trop favorable ; mais elle ne scauroit etre trop persuadée de mon attachement inviolable pour sa personne. Je m'exposerois volontiers au risque de la detromper sur mon esprit, pour l'assurer des sentimens de mon cœur, et pour mériter du moins à cet egard une estime aussi precieuse que la sienne, dont je suis infiniment plus jaloux que de ses bienfaits.
p. 32J'ay l'honneur d'etre avec tout l'attachement & toute la consideration possible, Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur D'Alembert.
P.S. J'auray l'honneur de vous repondre incessamment sur les autres articles de votre lettre ; celui dont il s'agit m'a paru mériter une reponse particuliere. Avez-vous lû l'avertissement de notre 3e volume, & qu'en pensez-vous ?