Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 55.22   |   [26 décembre 1755]
D'Alembert (Paris) à Tressan (Toul)

Version affichée :

p. 209On ne peut être plus sensible que je le suis, mon cher et illustre confrère, aux mouvemens que vous avez bien voulu vous donner pour demander justice de l'insulte grossière et scandaleuse faite à M. Rousseau, en présence du roi de Pologne ; la lettre que vous avez reçue à cette occasion de sa majesté, est digne de son amour pour la décence et pour la vertu, de l'élévation de son ame et e l'étendue de ses lumières. Il a honoré les lettres en les cultivant ; il a honoré particulièrement M. Rousseau en combattant ses opinions ; et c'est manquer au respect que l'on doit à sa majesté, que d'outrager un écrivain vertueux, celui contre lequel elle a écrit avec tant p. 210 de politesse et d'estime. La réparation que le roi de Pologne fera faire en cette occasion à M. Rousseau, sera un beau trait de plus dans une vie aussi glorieuse que la sienne, et aussi remplie de belles et grandes actions. Permettez-moi, au reste, mon cher et illustre confrère, de vous faire observer que sa majesté n'est pas bien informée, quand elle croit que l'insulte faite à M. Rousseau n'a rien de commun avec les feuilles de Fréron ; elle ignore sans doute l'indignité et la brutalité avec laquelle Fréron, protecteur et protégé de M. ***, s'est déchaîné en toute occasion contre M. Rousseau. Il est vrai que des satires grossières, sans modération et sans esprit, sont faites pour tomber d'elles-mêmes : mais quand un auteur, assez vil pour prostituer ainsi sa plume, se pare de la protection prétendue qu'un grand roi lui accorde, ceux qui sont assez lâches pour l'imiter, ne font pas réflexion qu'un prince si éclairé et si sage ignore l'abus qu'on fait de son nom, et ils osent s'oublier p. 211 jusqu'à insulter, en sa présence, les hommes de lettres qu'il estime le plus. Je suis cependant bien éloigné, mon cher confrère, de vouloir priver Fréron des bontés que sa majesté a pour lui ; qu'il en jouisse, et qu'il en fasse, s'il le peut, un meilleur usage : mais je vois que le roi de Pologne, si digne d'entendre la vérité, n'est pas assez heureux pour qu'on la lui dise toujours. Puisque vous avez eu occasion, mon cher et illustre confrère, de parler à S. M. de l'intérêt que je prends à l'honneur des gens de lettres, outragés en la personne de M. Rousseau, permettez-moi de la remercier très-humblement, par votre bouche, des égards qu'elle a bien voulu avoir à mes représentations, et de mettre à ses pieds le profond respect dont je suis pénétré pour ses lumières et ses vertus. Permettez-moi aussi de témoigner à madame la marquise de Bassompierre toute ma reconnoissance ; elle est bien digne de la confiance du roi, par la manière dont elle en use, et par la droiture p. 212 de son esprit et de son cœur. Adieu, mon très-cher et très-illustre confrère ; soyez persuadé de l'attachement inviolable et de l'estime distinguée que je vous conserverai toute la vie.

Votre très humble, etc.