Sélection de lettres
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    [Copie] (affichée) | |||||
Ms. Tronchin 359
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    [Preuss] | |||||
Œuvres de Frédéric le Grand, éd. J.D.E. Preuss, Berlin, Imprimerie royale, 33 vol., 1846-1857, XXIV, n° 24, p. 395-397
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Frédéric II (Potsdam) à D'Alembert (Paris)
f. 15rJe vous dois trois lettres, mon cher dalembert. Les travaux de mon métier, et des humeurs goutteuses m'ont empeché de vous répondre plus tôt. Je commence par vous remercier de vôtre ouvrage sur les hautes sciences que je trouve admirable parce que vous havés daigné descendre des régions éthérées pour vous rabaisser jusqu'à la conception des ignorants ; J'appelle votre manuscrit mon guide âne, et je me rengorge de comprendre qque chose aux mystères que vous autres adeptes cachés à la multitude. Je vous suis bien obligé de l'envoie du grammairien. J'ai crû m'apercevoir que c'est un garçon sage, et qui vaut mieux que l'employ qu'on luy donne ; on luy procurera des moyens de developer ses talents ; Je vous envoyé en même tems les institutions de mon Académie, comme le plan en est nouveau, je vous prie de m'en dire vôtre sentiment avec sincérité. Nous attendons ici M. Helvetius. Selon son livre, le plus beau jour de nôtre connaissance sera le premier ; mais on dit f. 15v qu'il vaut infiniment mieux que son ouvrage quoique rempli en bonnes choses, ne m'a ni persuadé, ni convaincu. A propos de l'histoire de vos jesuites, je vous remercie d'avance, le pape a envoyé une nouvelle bulle par laquelle il confirme leur institut, d'un aussitôt j' ay fait deffendre l'insinuation dans mes Etats. Oh ! Que Calvin me voudrait du bien, s'il pouvait être informé de cette anecdote, mais ce n'est pas pour l'amour de Calvin, c'est pour ne point authoriser encore plus dans le pays une vermine malfaisante qui tôt ou tard subira le sort qu'elle a eu en France et en Portugal.
Je vis à présent ici dans la plus grande tranquillité, je m'amuse à corriger des vers que j'ai fait dans des tems de troubles, que j'intitule de ponto. Mais mesurer des sillages et y clouer une rime au bout est une bien futile occupation en comparaison de celles de certains grands génies qui mesurent la vaste étendue de l'espace. Que voulez-vous ? Je vous dirai comme Fontenelle qu'il faut des hochets pour tout âge. Je suis vieux, j'ay des infirmités, f. 16ret les vers me font plaisir ; ma philosophie me dit qu'il y a tant de désagrément dans le monde et si peu de plaisirs, qu'il faut les saisir où on les trouve. Le grand point est d'être heureux, le fut-on en jouant aux poupées, mais on ne l'est gueres quand l'estomac digère mal.
Je vous plains sincèrement de souffrir et de languir dans un âge ou vous êtes encore dans toutte vôtre force. Je soupçonne qu'il y a quelque' opilation dans les viscères du bas ventre, et j'opine pour des eaux minérales et apéritives. L'estomac est dans le cas des Philosophes, on l'accuse souvent de la faute des autres. Il faut que vous fassiés examiner vos urines, et que vous vous attisé sous les côtes pour vous assurer que le foye est en bon état ; il faut que les médecins observent si le fiel et la bille font leur devoir en tant qu'elle concoure à la digestion. Il faut que sur les symptômes ils s'assurent si en outre vôtre mezenterre est en bon état, ou si le sang est trop épaissi ; car tous ces détails sont nécessaires pour fonder la f. 16v méthode selon laquelle ils doivent vous traitter. Touttes fois prenés de l'exercice et ne vous en désaccoutumés pas, ou votre mal ira en empirant. Songés qu'il n'y a que vous seul qui souteniés en ce moment la gloire de vôtre patrie, et comme vous aimés cette ingrate conservés vous au moins pour elle.Croiriés vous bien que j'ai reçu une lettre de Voltaire ? Je luy ai répondu fort obligeamment pour luy, et en même tems j'y ai tant melé l'infame dans ma lettre, que cela l'empêchera d'en abuser ; il crie contre son Dictionnaire philosophique, qu'on imprime en Hollande mais nous savons à quoi nous en tenir. A propos, on dit que vous havés un monstre dans le Gevaudan ; vous verrés que c'est le Marquis [Note : le marquis d'Argents chambellan du roy qui est allé en Provence, vient actuellement de se promener en France pendant quelque tems] avec sa capote, qu'on l'aura pris pour un monstre, on dit qu'il dévore les enfans et qu'il est fort leste a sauter de branches en branches. Cela ne lui ressemble pas, si le monstre dormoit ce ne pourroit être que luy. Nous avons eu ici un Prince de Courlande qui a passé 20 ans en Syberie, par tout ce qu'il en compte, il n'a donné envie à personne d'y aller, et je crois que vous n'avés pas mal calculé en refusant de vous approcher de ce voisinage. Je me flatte d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de vôtre santé, personne ici prend plus de part que moi. Sur ce je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
Signé Frederic
à Sans Soucy le 24 mars 1765