L'affaire Tolomas

  

OCTOBRE 1753 - JUIN 1755

Circa 1770

Corrections autographes de D'Alembert sur l'article Collège

f. 1rArticle College, [Note Cet article, ecrit et imprimé en 1753, est uniquement relatif à l'etat où les Colleges se trouvoient alors quant aux études et à la maniere d'enseigner. nous ignorons si depuis cette époque on a reformé les abus dont nous nous plaignons ici ; nous le desirons du moins, pour l'honneur de ceux qui president à l'education de la jeunesse.]

Nous n'entrerons point ici dans le détail historique de l'établissement des differens colleges de Paris; ce détail n'est point de l'objet de nôtre ouvrage, et d'ailleurs intéresseroit assez peu le public : il est un autre objet bien plus important dont nous voulons ici nous occuper; c'est celui de l'éducation qu'on y donne à la jeunesse.

Quintilien, un des hommes de l'antiquité qui ont eu le plus de sens et le plus de gout, examine, dans ses Institutions oratoires, si l'éducation publique doit être préférée à l'éducation privée ; et il conclut en faveur de la premiere. Les Ecrivains modernes qui ont traité le même sujet depuis Quintilien, ont presque tous été de son avis. Je n'examinerai point si la plupart d'entre eux n'étoient pas intéressés par leur état à défendre cette opinion, ou déterminés à la suivre par une admiration trop souvent aveugle pour ce que les anciens ont pensé; il s'agit ici de raison, et non pas d'autorité, et la question vaut bien la peine d'être examinée en elle même.

f. 1vJ'observe d'abord que nous avons assez peu de connoissances de la maniere dont se faisoit chez les anciens l'éducation, tant publique que privée; et qu'ainsi ne pouvant à cet égard comparer la méthode des anciens à la nôtre, l'opinion de Quintilien, fût elle bien fondée, ne sauroit être ici d'un grand poids. Il est donc nécessaire de voir en quoi consiste l'éducation de nos colleges, et de la comparer à l'éducation domestique ; c'est d'après ces faits que nous devons prononcer.

avant de traiter un sujet si important, je dois prévenir les lecteurs désintéressés, que cet article pourra choquer quelques personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n'ai pas plus de sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre; il en est même plusieurs que j'estime, et quelques uns que j'aime et que je respecte ; ce n'est point aux hommes que je fais la guerre, c'est aux abus, à des abus qui choquent et qui affligent comme moi la plupart même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu'ils craignent de f. 2r s'opposer au torrent. cet objet interesse la nation, et mérite bien en parle avec liberté, sans que cette liberté puisse offenser personne ;

On peut réduire à cinq chefs l'éducation publique; les humanités, la Rhetorique, la Philosophie, les moeurs, et la religion.

Humanités. On appelle ainsi le tems qu'on employe dans les colleges à s'instruire des préceptes de la langue latine. Ce tems est d'environ dix ans: on y joint, vers la fin, quelque connoissance très superficielle du grec; on y explique, tant bien que mal, les auteurs de l'antiquité les plus faciles à entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à composer en latin; je ne sache pas qu'on y enseigne autre chose. Il faut pourtant convenir que dans l'université de Paris, où chaque professeur est attaché à une classe particuliere, les humanités sont plus fortes que dans les colleges de Réguliers [Note Les jesuites subsistoient encore dans le temps qu'on ecrivoit cet article, et avoient dans Paris un college fameux], où les professeurs montent de classe en classe, et s'instruisent avec leurs disciples, en apprenant f. 2v avec eux ce qu'ils devroient leur enseigner. Ce n'est point la faute des maitres, c'est, encore une fois, la faute de l'usage.

Rhétorique. Quand on sait ou qu'on croit savoir assez de latin, on passe en Rhetorique; c'est alors qu'on commence à produire quelque chose de soi même; car jusqu'alors on n'a fait que traduire, soit de latin en françois, soit de françois en latin. En Rhétorique on apprend d'abord à étendre une pensée, à circonduire et allonger des périodes, et peu à peu l'on en vient enfin à des discours en forme, toujours ou presque toujours, en langue latine. On donne à ces discours le nom d'amplifications; nom très convenable en effet, puisqu'ils consistent pour l'ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu'on pourroit et ce qu'on devroit dire en deux lignes. Je ne parle point de ces figures de Rhétorique si cheres à quelques pédans modernes, et dont le nom même est devenu si ridicule, que les professeurs les plus sensés les ont entierement bannies de leurs leçons. Il en est pourtant encore qui en font grand cas, f. 3r et il est assez ordinaire d'interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la maitrise ès arts.

Philosophie. Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, ou à parler sans rien dire, on commence enfin, ou on croit commencer, l'étude des choses, car c'est la vraie définition de la Philosophie. Mais il s'en faut bien que celle des colleges mérite ce nom: elle ouvre pour l'ordinaire par un compendium, qui est, si on peut parler ainsi, le rendez vous d'une infinité de questions inutiles et creuses, sur l'existence de la philosophie, sur la philosophie d'Adam, &c. On passe de là en Logique ; celle qu'on enseigne, du moins dans un grand nombre de colleges, est à peu près celle que le maitre de philosophie se propose d'apprendre au Bourgeois gentilhomme de Moliere; : on y enseigne à bien concevoir par le moyen des universaux, à bien juger par le moyen des cathégories, et à bien construire un syllogisme par le moyen des figures, barbara, celarent, darii, ferio, baralipton &c. On y demande si la Logique est un art ou une science; si la conclusion est de l'essence du Syllogisme, &c. &c. &c. Toutes f. 3v questions qu'on ne trouvera pas dans l'art de penser; ouvrage excellent, mais auquel on a peut être reproché avec quelque raison d'avoir fait des regles de la logique un trop gros volume. [La métaphysique des colleges est à peu près du même goût que la Logique ; on y mêle aux plus importantes vérités, les discussions les plus futiles ; avant et après avoir démontré l'existence de Dieu, on traite avec le même soin les miserables questions de la distinction formelle ou virtuelle, de l'universel de la part de la chose, et une infinité d'autres; n'est ce pas outrager et blasphemer en quelque sorte la plus grande des vérités, que de lui donner un si ridicule voisinage? [ Enfin dans la physique, on bâtit à sa mode un systême du monde ; on y explique tout, ou presque tout; on y suit ou on y réfute à tort et à travers Aristote, Descartes, et Newton. On termine ce cours de deux années par quelques pages sur la morale, qu'on rejette pour l'ordinaire à la fin, sans doute comme la partie la moins importante.

Moeurs et Religion. Nous rendrons sur le premier de ces deux articles la f. 4r justice qui est due aux soins de la pluspart des maitres ; mais nous en appellons en même tems à leur temoignage, et nous gémirons d'autant plus volontiers avec eux sur la corruption dont on ne peut justifier la jeunesse des colleges, que cette corruption ne sauroit leur être imputée. A l'égard de la religion, on tombe sur ce point dans deux excès également à craindre: le premier et le plus commun, est de réduire tout en pratiques extérieures, et d'attacher à ces pratiques une vertu qu'elles n'ont assurement pas ; le second est au contraire de vouloir obliger les enfans à s'occuper uniquement de cet objet, et de leur faire négliger pour cela leurs autres études[Note l'auteur de cet article a eu des maitres qui voulaient lui faire lire, au lieu d'Horace et de virgile, le Poëme de St Prosper sur la grace, S. Augustin & Tertullien au lieu de Ciceron, et ainsi du reste.], par lesquelles ils doivent un jour se rendre utiles à leur Patrie. Sous prétexte que J.C. a dit qu'il faut toujours prier, quelques maitres, et surtout ceux qui sont dans certains principes de rigorisme, voudroient que presque tout le tems destiné à l'étude se passât en méditations et en catéchismes; comme si le travail et l'exactitude à remplir les devoirs de son état, n'étoit pas la priere la plus agréable à Dieu. Aussi les disciples qui, soit par temperament, soit par paresse, soit par docilité, se conforment sur ce point f. 4v aux idées de leurs maîtres, sortent pour l'ordinaire du college avec un degré d'imbécillité et d'ignorance de plus.

Il résulte de ce détail, qu'un jeune homme après avoir passé dans un collége dix années, qu'on doit mettre au nombre des plus precieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très imparfaite d'une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique et des principes de philosophie qu'il doit tâcher d'oublier ; souvent avec une corruption de moeurs dont l'altération de la santé est la moindre suite; quelque fois avec des principes d'une dévotion mal entendue, mais plus ordinairement avec une connoissance de la religion si superficielle, qu'elle succombe à la premiere conversation impie, ou à la premiere lecture dangereuse.

Je sais que les maitres les plus sensés déplorent ces abus, avec encore plus de force que nous ne faisons ici ; presque tous desirent passionnement qu'on donne à l'éducation des colleges une autre forme : nous ne faisons qu'exposer ici ce qu'ils pensent, et ce que personne f. 5r d'entr'eux n'ose écrire : mais l'usage établi a sur eux un pouvoir dont ils ne sauroient s'affranchir ; et en matiere d'usage, ce sont les gens d'esprit qui reçoivent la loi des sots. Je n'ai donc garde dans ces réflexions sur l'éducation publique, de faire la satyre de ceux qui enseignent ; ces sentimens seroient bien éloignés de la reconnoissance dont je fais profession pour mes maitres: je conviens avec eux que l'autorité supérieure du gouvernement est seule capable d'arrêter les progrès d'un si grand mal; je dois même avouer que plusieurs professeurs de l'université de Paris s'y opposent autant qu'il leur est possible, et qu'ils osent s'écarter en quelque chose de la routine ordinaire, au risque d'être blamés par le plus grand nombre. S'ils osoient encore davantage, et si leur exemple étoit suivi, nous verrions peut être enfin les études changer de face parmi nous: mais c'est un avantage qu'il ne faut attendre que du tems, si même le tems est capable de nous le procurer. La vraie philosophie a beau se répandre en france de jour en jour ; il lui est bien plus difficile de pénétrer chez les corps f. 5v que chez les particuliers : ici elle ne trouve qu'une tête à forcer, si on peut parler ainsi ; là elle en trouve mille. Il faut pourtant avouer queL'université de Paris, composée de particuliers qui ne forment d'ailleurs entr'eux aucun corps régulier ni ecclésiastique, aura moins de peine qu'un college de Religieux à secouer le joug des préjugés dont les écoles sont encore pleines.

Parmi les différentes inutilités qu'on apprend aux Enfans dans les colleges, j'ai négligé de faire mention des Tragédies, parce qu'il me semble que l'université de Paris commence à les proscrire presque entierement : on en a l'obligation à feu M. Rollin, un des hommes qui ont travaillé le plus utilement pour l'éducation de la jeunesse : à ces déclamations de vers il a substitué les exercices, qui sont au moins beaucoup plus utiles, quoiqu'ils pussent l'être encore davantage. On convient aujourd'hui assez généralement que ces tragédies sont une perte de tems pour les Ecoliers et pour les maitres : c'est pis encore quand on f. 6r les multiplie au point d'en représenter plusieurs pendant l'année, et quand on y joint d'autres appendices encore plus ridicules, comme des explications d'énigmes, des ballets, et des comédies tristement ou ridiculement plaisantes. [Note des jesuites .] Nous avons sous les yeux un ouvrage de cette derniere espece ; intitule la défaite du Sollécisme par Despautere, représentée plusieurs fois dans un college de Paris : le chevalier Prétérit, le chevalier Supin, le marquis des Conjugaisons, et d'autres personnages de la même trempe, sont les lieutenans généraux de Despautere, auquel deux redoutables souverains ou Tyrans, appellés Solécisme et Barbarisme, déclarent une guerre mortelle. Nous faisons grace à nos lecteurs d'un plus grand détail, et nous ne doutons point que ceux qui président aujourd'hui à ce college, ne fissent main basse, s'ils en étoient les maitres, sur des puérilités si pédantesques, et de si mauvais goût : ils sont trop éclairés pour ne pas sentir que le précieux tems de la jeunesse ne doit point être employé à de pareilles inepties. Je ne parle point ici des ballets où la religion peut être interessée; je sais que cet inconvenient f. 6v est rare, grace à la vigilance des superieurs ; mais je sais aussi que malgré toute cette vigilance, il ne laisse pas de se faire sentir quelquefois. V. dans le Journ. de Trev. Nouv. Litt. 7.bre 1750. La critique d'un de ces ballets, très édifiante à tous égards. Je concluds au moins de tout ce detail, qu'il n'y a rien de bon à gagner dans ces sortes divertissemens, et beaucoup de mal à en craindre.

Il me semble qu'il ne seroit pas impossible de donner une autre forme à l'éducation des colleges : pourquoi passer six ans à apprendre, assez mal, une langue morte? Je suis bien éloigné de désapprouver l'étude d'une langue dans laquelle les Horaces et les Tacites ont écrit; cette étude est absolument nécessaire pour connoitre leurs admirables ouvrages : mais je crois qu'on devroit se borner à les entendre, et que le tems qu'on employe à composer en latin est un tems perdu. Ce tems seroit bien mieux employé à apprendre par principes sa propre langue, qu'on ignore toujours au sortir du college, et qu'on f. 7r ignore au point de la parler très mal. Une bonne grammaire francoise seroit tout à la fois une excellente logique et une excellente métaphysique, et vaudroit bien les rapsodies qu'on y substitue. D'ailleurs, quel latin que celui de certains colleges! nous en appellons au jugement des connoisseurs.

Un Rheteur moderne, le P. Porée, très respectable d'ailleurs par ses qualités personnelles, mais à qui nous ne devons que la vérité, puisqu'il n'est plus, est le premier qui ait osé se faire un jargon bien different de la langue que parloient autrefois les Hersan, les Marin, les Grenan, les Commire, les Cossart, et les Jouvency, et que parlent encore quelques Professeurs celebres de l'université. je sais

que le latin etant une langue morte dont presque toutes les finesses nous échapent, ceux qui passent aujourd'hui pour écrire le mieux en cette langue, écrivent peut être fort mal ; mais du moins les vices de leur diction nous échappent ;et quand par malheur nous les appercevons, comme il arrive dans un grand nombre de productions modernes de ce genre, combien doit être ridicule une latinité qui nous fait rire ? Certainement un étranger peu f. 7v versé même dans la langue françoise, s'appercevroit facilement que la diction de Montagne, c. a d. du XVI. siecle approche plus de celle des bons Ecrivains du siècle de Louis XIV que celle de Geoffroy de Villehardouin, qui écrivoit dans le

quelqu'estime que j'aie pour quelques uns de nos humanistes modernes, je les plains d'être forcés à se donner tant de peine pour parler fort élégamment une autre langue que la leur. Ils se trompent s'ils s'imaginent en cela avoir le mérite de la difficulté vaincue: il est plus difficile d'écrire et de parler bien sa langue, que de parler et d'écrire bien une langue morte; la preuve en est frapante. les grecs et les Romains, dans le tems que leur langue étoit vivante, n'ont pas eu plus de bons Ecrivains que nous n'en avons dans la nôtre; ils n'ont eu, ainsi que nous, qu'un très petit nombre d'excellens Poëtes, et il en est de même de toutes les nations. Je vois au contraire f. 8r que le renouvellement des lettres a produit une quantité prodigieuse de poëtes latins, que nous avons la bonté d'admirer: D'où peut venir cette difference? Et si Virgile ou Horace revenoient au monde pour juger ces heros modernes du Parnasse latin, ne devrions-nous pas avoir quelque inquietude sur l'honneur de ce Parnasse ? Pourquoi, comme l'a remarqué un auteur moderne, la Societé des Jesuites, qui a produit une nuée de versificateurs latins, n'a t-elle pas un seul Poëte françois qu'on puisse lire ? Pourquoi les recueils de vers françois qui s'échapent par malheur de nos colleges ont-ils si peu de succès, tandis que plusieurs gens de lettres estiment les vers latins qui en sortent ? Je dois au reste avouer ici que l'Université de Paris est très circonspecte et très réservée sur la versification françoise, et je ne saurois l'en blamer:

Concluons de ces reflexions, que les compositions latines sont sujettes à de grands inconveniens, et qu'on feroit f. 8v beaucoup mieux d'y substituer des compositions françoises; c'est ce qu'on commence à faire dans l'Université de Paris : on y tient cependant encore au latin par préférence, mais enfin on commence à y enseigner le françois. J'ai entendu quelquefois regretter les theses qu'on y soutenoit en grec ; J'ai bien plus de regret qu'on ne les soutienne pas en françois. On seroit obligé d'y parler raison, ou de se taire ?

Les langues étrangeres dans lesquelles nous avons un grand nombre de bons auteurs, comme l'Anglois et l'Italien, et peut être l'Allemand et l'Espagnol, devroient aussi entrer dans l'éducation des colleges. La plus part seroient plus utiles à savoir que des langues mortes, dont les savans seuls sont à portée de faire usage.

J'en dis autant de l'Histoire et de toutes les sciences qui s'y rapportent, comme la chronologie et la f. 9r géographie : Malgré le peu de cas que l'on paroit faire dans les colleges de l'étude de l'histoire, c'est peut être l'enfance qui est le tems le plus propre à l'apprendre. L'histoire, assez inutile au commun des hommes, est fort utile aux enfans, par les exemples qu'elle leur presente, et les leçons vivantes de vertu qu'elle peut leur donner, dans un âge ou ils n'ont point encore de principes fixes, ni bons ni mauvais. Ce n'est pas à trente ans qu'il faut commencer à l'apprendre, à moins que ce ne soit pour la simple curiosité ; parce qu'à trente ans l'esprit et le coeur , comme l'on dit, sont d'ordinaire ce qu'ils seront pour toute la vie. un homme d'esprit de ma connoissance voudroit qu'on étudiât et qu'on enseignât l'histoire à rebours, c. a d. en commençant par notre tems, et remontant de là aux siècles passés. Cette idée me paroît très juste, et très philosophique: à quoi bon ennuyer d'abord un enfant de l'histoire de Pharamond, de Clovis, de Charlemagne, de César, et d'Alexandre, et lui laisser ignorer celle de son tems, comme il arrive presque toujours, par le dégoût que les f. 9v commencemens lui inspirent ? [paperolle] f. 9a [paperolle] [Note Un homme de lettres étranger, dont j'ai oublié le nom et le séjour, m'envoya, il y a plusieurs années, des tables historiques imprimées, et redigées d'apres les vues que je propose ici. Elles me parurent très bien entendues, et c'est avec beaucoup de regret que je les ai égarées.]

f. 9vA l'egard de la Rhetorique, je voudrois qu'elle consistât beaucoup plus en exemples qu'en préceptes; qu'on ne se bornât pas à lire les auteurs anciens, et à les faire admirer quelquefois assez mal à propos; qu'on eût le courage de les critiquer souvent, de les comparer avec les auteurs modernes, et de faire voir en quoi nous avons de l'avantage ou du désavantage sur les Romains et sur les Grecs. Peut être même devroit on faire préceder la rhetorique par la philosophie ; car enfin, il faut apprendre à penser avant que d'écrire.

Dans la philosophie, on borneroit la Logique à quelques lignes, la métaphysique, à un abregé de Loke ; la morale purement philosophique, aux ouvrages de Ciceron ; la morale chretienne, au Sermon de J. C. sur la montagne ; la Physique, aux expériences et à la géometrie, qui est de toutes les logiques et physiques la meilleure.

f. 10rJe voudrois enfin qu'on joignit à ces differentes études, celle des beaux arts, et surtout de la musique, étude si propre pour former le goût, et pour adoucir les moeurs, et dont on peut bien dire avec Cicéron: Hac studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant, jucundas res ornant, adversis perfugium & solatium praebent.

Ce plan d'études iroit, je l'avoue, à multiplier les maitres et à prolonger le tems de l'éducation. Mais 1°. il me semble que les jeunes gens en sortant plus tard du college, y gagneroient de toutes manieres, s'ils en sortoient plus instruits. 2°. Les enfans sont plus capables d'application et d'intelligence qu'on ne le croit communement; J'en appelle à l'expérience; et si, par exemple, on leur apprenoit de bonne heure la géométrie, je ne doute point que les prodiges et les talens précoces en ce genre ne fussent beaucoup plus fréquens: Il n'est guere de science dont on ne puisse instruire l'esprit le plus borné, avec beaucoup d'ordre et de méthode ; f. 10v mais c'est là pour l'ordinaire par où l'on peche. 3°. Il ne seroit pas nécessaire d'appliquer tous les Enfans à tous ces objets à la fois ; on pourroit ne les montrer que successivement ; quelques uns pourroient se borner à un certain genre; et dans cette quantité prodigieuse, il seroit bien difficile qu'un Jeune homme n'eût du goût pour aucun. c'est au gouvernement, comme je l'ai dit, à reformer sur cet Objet la routine et l'usage ; Qu'il parle, et il se trouvera assez de bons citoyens pour proposer un excellent plan d'études. Mais en attendant cette réforme, dont nos neveux auront peut être le bonheur de jouir, je ne balance point à croire que l'Education des colleges, telle qu'elle est, est sujette à beaucoup plus d'inconveniens qu'une éducation privée, où il est beaucoup plus facile de se procurer les diverses connoissances dont je viens de faire le detail. f. 11r

Je sais qu'on fait sonner très haut deux grands avantages en faveur de l'éducation des colleges, la societé et l'émulation: mais il me semble qu'il ne seroit pas impossible de se les procurer dans l'education privée, en liant ensemble quelques Enfans à peu près de la même force et du même âge. D'ailleurs, j'en prends à témoins les maitres, l'émulation dans les colleges est assez rare ; et à l'égard de la societé, elle n'est pas sans de grands inconvéniens: j'ai déjà touché ceux qui en résultent par rapport aux moeurs ; mais je veux parler ici d'un autre inconvenient qui n'est que trop commun, surtout dans les lieux où on éleve beaucoup de jeune noblesse ; [Note Tel etoit le collège des defunts jesuites] on leur parle à chaque instant de leur naissance et de leur maison, et par là on leur inspire, sans le vouloir, des sentimens d'orgueil à l'égard des autres. Nous prions ceux qui président à l'instruction de la jeunesse, de s'observer soigneusement sur un point de si grande importance.

f. 11vUn autre inconvenient de l'education des colleges, est que le maitre se trouve obligé de proportionner sa marche au plus grand nombre de ses disciples, c.ad. aux génies médiocres ; ce qui entraine pour les génies plus heureux une perte de tems considerable.

Je ne puis m'empecher non plus de faire sentir à cette occasion les inconveniens de l'instruction gratuite, et je suis assuré d'avoir ici pour moi tous les professeurs les plus éclairés et les plus celebres : si cet etablissement a fait quelque bien aux disciples, il a fait encore plus de mal aux maitres.

Quoiqu'il en soit, si l'éducation de la Jeunesse est négligée, ne nous en prenons qu'à nous mêmes, et au peu de considération que nous témoignons à ceux qui s'en chargent; c'est le fruit de cet esprit de futilité qui regne dans nôtre nation, et qui absorbe, pour ainsi dire, tout le reste. En France on f. 12r sait peu de gré à quelqu'un de remplir les devoirs de son état; on aime mieux qu'il soit frivole.

Voilà ce que l'amour du bien m'a inspiré de dire ici sur l'éducation, tant publique que privée : il en résulte que l'éducation publique ne devroit être la ressource que des Enfans dont les parens ne sont pas en état de fournir à la dépense d'une éducation domestique. Je ne puis penser sans regret au tems que j'ai perdu dans mon enfance: c'est à l'usage établi, et non à mes maitres, que j'impute cette perte irréparable; et je voudrois que mon expérience put être utile à ma patrie. Exoriare aliquis. f. 24[paperolle recto] [Note Dans l'article classe de l'Encyclopedie, dont Mr. Du Marsais est auteur, on prefere l'education publique à l'education privée, mais l'education publique, faite comme l'entend et le prescrit Quintilien, c.à.d. bien differemment de l'education publique ordinaireet dans ce cas, nous ne serions pas éloignés d'etre du même avis. On trouve aussi dans cet article un passage curieux et interessant du même auteur sur les chatimens honteux et serviles dont on punit trop souvent les Ecolierssurtout dans l'éducation publique. Cegenre de chatiments, dit Quintilien, abbat l'esprit, Refringit animum et abjicit lucis fugam, et tœdium dictat ;]

[paperolle verso] [puis il ajoute. Jam si minor in diligendis prœceptorum moribus fuit cura, pudet dicere in quœ proba nefandi homines isto cœdendi jura abutantur; non morabor in parte hâc; nimium est quod intelligitur. Hoc dixisse satis est, in œtatem infirmam et injuriœ obnoxiam nemini debet nimium licere .... unde causas turpium factorum sœpe extitisse utinam falso jactaretur. Mr. Dumarsais ajoute honnêtetement et prudemment. "Cette observation de Quintilien ne peut être aujourd'hui d'aucun usage parmi nous ; on ne " peut rien ajouter à l'attention que les principaux des colleges apportent dans le choix des maitres auxquels ils confient l'education des jeunes gens ; et les chatimens dont parle Quintilien ne sont presque plus en usage."]

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