Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 48.02   |   15 février 1748
Euler Leonhard (Berlin) à D'Alembert (Paris)

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p. 223Monsieur

Je suis bien ravi que le moyen dont Vous Vous ètes servi a eu un si bon succes pour retablir Votre santé, et je souhaite qu'elle soit d'une longue durée malgré les sublimes recherches, dans lesquelles Vous Vous enfonces. J'ai vu avec bien du plaisir que Vous penses comme moy sur les irregularites, qui paroissent se trouver dans les forces celestes, car j'avois d'abord fait cette remarque, que quoiqu'on accorde que les moindres particules de la matiere s'attirent mutuellement en raison reciproque des quarres des distances, il n'en suive pas, que cette meme loi ait lieu dans les corps d'une grandeur finie, à moins que tous les deux corps, l'attirant, et l'attiré, ne soient spheriques et composés d'une matière homogene, ou d'une autre forme qui revienne au meme. Les recherches, qu'on a faites sur l'attraction de la Terre, en tant que sa figure n'est pas spherique, donnent clairement à connoitre, que sa force d'attraction ne suit pas exactement la raison reciproque des quarrés des distances, mais qu'elle est comme \(\frac{\alpha}{zz}+\frac{\beta}{z^4}+\frac{\gamma}{z^6}\) etc. \(z\) marquant la distance. Et partant par cette raison la force dont la Lune est tirée vers la Terre ne sera pas exactement en raison reciproque du quarré de la distance; quand meme le corps de la Terre seroit exactement spherique. Mais si le corps de la Lune etoit allongé, cette force souffriroit une double irrégularité, et pour m'asseurer de ce dernier derangement, j'avois aussi comme Vous consideré le corps de la Lune, comme s'il étoit composé de deux globes \(A\) et \(B\) joints d'une verge immaterielle \(AB\), où se trouve le centre de gravité en \(L\). Ayant supposé, que la direction de la verge \(AB\) tombe constamment presque dans la ligne \(LT\) tirée vers le centre de la Terre \(T\), à moins que le mouvement du point \(L\) tantot plus tantot moins rapide n'y produise quelque declinaison j'ai trouvé aussi comme Vous, que le mouvement du point \(L\) se doit faire à peu p. 224 près dans une ellipse, mais dont la ligne d'absides avance : et le calcul m'a fourni cette regle, que le mouvement moyen de la Lune sera au mouvement de l'apogèe comme \(LT^{2}\) à \(6 LA\cdot LB\), et partant cette figure de la Lune devroit absolument causer un mouvement progressif de l'apogèe. Donc puisque suivant les observations le mouvement moyen de la Lune est au mouvement de l'apogèe comme \(1\) à \(0,0084473\), et que la theorie tirée de la force du Soleil ne donne pour cette raison que \(1\) à \(0,0041045\) : où il manque dans le mouvement de l'apogèe la partie \(0,0043428\), à la quelle j'ai egalé l'effet maintenant trouvé \(\frac{6\,LA\cdot LB}{LT^{2}}\). Donc faisant \(LA = LB\), et supposant \(LT = 60\) demi-diametres de la Terre il en vient \(LA = LB = 1\scriptstyle{\frac{1}{4}}\), et partant \(AB\) seroit de \(2\scriptstyle{\frac{1}{2}}\) rayons de la Terre, ou la longitude de la Lune \(AB\) surpasserait le diameter de la Terre : ce qui me parait aussi, comme Vous le remarques, insoutenable. Au reste pour le mouvement de libration je trouve, que la ligne \(AB\) devroit presque toujours etre parallele à celle qui represente le lieu moyen de la Lune, et que par consequent l'angle \(ALT\) pourroit monter jusqu'à \(6^\circ\) et au dela.

Pour notre dispute sur les logarithmes, je conviens que la valeur de \(y\) de l'equation \(y = a^x\) est double toutes les fois, que \(x\) est une telle fraction \(\frac{n}{2}\), \(n\) étant un nombre impair : mais Vous m'accorderes reciproquement, que lorsque \(x\) est ou un nombre entier ou toute autre fraction que \(\frac{n}{2}\), alors la valeur de \(y\) ne sera plus double. Car soit \(a = 2\) ; et \(y = 2^x\), il est bien clair que mettant pour \(x\) les valeurs \(1\), \(2\), \(3\), \(4\) etc. Celles de \(y\) seront \(2\), \(4\), \(8\), \(16\) etc. et dans ces cas aucune valeur negative de \(y\) n'aura certainement lieu.

Soit maintenant \(x\) l'abscisse \(AP\) et \(y\) l'appliquee \(PM\), et il n'y a aucun doute que l'equation \(y=2^x\) ne donne la courbe continue \(VBM\) au dessus de l'axe \(AP\). Mais si \(x={\frac{1}{2}}=A\alpha\) la valeur de \(y\) etant double \(+\sqrt{2}\) et \(-\sqrt{2}\) je conviens qu'il y aura en \(a\) un point conjug[u]é et comme la meme chose arrive dans une infinité de cas de \(x\) je suis d'accord qu'il y aura une infinite de tels points conjug[u]és \(a\), \(b\), \(c\), \(d\), sous l'axe, mais je pretend que chacun de ces points est isolé sans liaisons avec les voisins, quoique leurs distances soient meme infiniment petites. De meme l'equation \(y=(-2)^x\), ne donnera qu'une infinité de tels points conjug[u]és sans aucune courbe continue : et partant l'equation \(y=e^x\) ne representera qu'une courbe continue au dessus l'axe, quoiqu'il y ait de l'autre coté une infinité de points conjug[u]és.

p. 225Je reviens encore à la Lune pour Vous marquer, qu'ayant construit sur la theorie des tables, j'ai trouvé une difference asses considerable entr'elles et les observations, qui montoient quelques fois au dela de \(12'\), quoique j'eusse reglé le mouvement de l'apogee sur les observations. Depuis j'ai corrigé ces tables par les observations, et les erreurs sont à present au dessous de \(5'\) : et pour la plus part elles ne surpassent gueres \(2'\). Mais à cette heure mes tables ne sont plus conformes à la theorie; dont j'ai remarqué encore une autre observation ; la parallaxe de la Lune trouvée par la theorie étant toujours plus petite presque d'un[e] minute, que l'observée de sorte que la force dont la Lune est poussee vers la Terre doit étre moindre qu'on suppose dans la theorie ; tant s'en faut qu'on dusse augmenter cette force par quelque effet de magnetisme de la Terre.

Mr Bou[s]quet me marque, que mon Introduction dans l'Analyse des infinis paraitra incessament, et je l'ai chargé de Vous en presenter d'abord un exemplaire en mon nom. Vous recevres aussi bien tot un exemplaire de mes opuscula, dont je suis bien faché, que je n'ai pas trouvé occasion de vous les presenter plutot.

A l'egard de la suite \(1-x-x^2+x^5+x^7\) etc. \(={(1-x)(1-x^2)(1-x^3)(1-x^4)}\) etc. dont je Vous ai parlé j'en ai tiré une proprieté fort singuliere des nombres par rapport à la somme des diviseurs de chaque nombre. Que \(\int {n}\) marque la somme de tous les diviseurs du nombre \(n\) de sorte que \(\int{1=1}\) ; \(\int{2=3}\) ; \(\int{3=4}\) ; \(\int{4=7}\) ; \(\int{5=6}\) ; \(\int{6=12}\) ; \(\int{7=8}\) etc. il paroit d'abord presque impossible de decouvrir aucune loi dans la suite de ces nombres \(1\), \(3\), \(4\), \(7\), \(6\), \(12\), \(8\), \([15,]\) \(13\), \(18\) etc. mais j'ai trouvé que chaque terme depend de quelques uns des precedents selon cette formule : \(\int{n}=\int{(n-1)}+\int{(n-2)}-\int{(n-5)}-\int{(n-7)}+\int{(n-12)}+\int{(n-15)}-\int{(n-22)}\) etc. où il est à remarquer 1° que les nombres
1,  2,  5,  7,  12,  15,  22,   2,  35,  40 etc.
1    3  2  5  3  7  4  
se forment aisement par les differences considerées alternativement.

2° Dans chaque cas on ne prend que les termes, où les nombres apres le signe \(\int{}\) ne sont point negatifs.

3° S'il arrive ce terme \(\int{0}\) ou \(\int{(n-n)}\), on prendra pour la valeur le nombre \(n\) meme.

p. 226Ainsi Vous verres que \(\int{4}=\int{3}+\int{2}=7\) ; \(\int{9}=\int{8}+\int{7}-\int{4}-\int{2}=15+8-7-3=13\) ; \(\int{15}=\int{14}+\int{13}-\int{10}-\int{8}+\int{3}+\int{0}=24+14-18-15+4+15=24\) ; \(\int{35}=\int{34}+\int{33}-\int{30}-\int{28}+\int{23}+\int{20}-\int{13}-\int{9}+\int{0}=54+48-72-56+24+42-14-13+35=48\).

Donc toutes les fois que \(n\) est un nombre premier on trouvera que \(\int{n=n+1}\) et partant puisque la nature des nombres premiers entre dans cette consideration cette loi me paroit d'autant plus remarquable.

J'ai l'honneur de Vous assurer de la plus parfaite consideration avec laquelle je suis

Monsieur

Berlin le 15 Fevrier 1748

Votre très humble et très obeïssant serviteur L Euler.

A Monsieur,
Monsieur d'Alembert de l'Academie Royale des Sciences et Membre de l'Academie Royale des Sciences et des belles lettres de Berlin
à Paris