Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 48.08   |   7 septembre 1748
D'Alembert (Paris) à Euler Leonhard (Berlin)

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f. 455rà M. le Professeur Euler

Monsieur,

J'ay recu avec beaucoup de reconnoissance le beau present que vous m'aviés destiné de vos opuscules et de votre introduction à l'analyse des infinis. Je crois vous avoir mandé il y a déja quelque tems, que j'avois lu dans le premier de ces ouvrages votre memoire sur la resistance de l'Ether, et que j'y avois vû avec beaucoup de satisfaction l'accord de votre solution avec celle que j'ay donnée du meme Probleme dans mon traité des fluides art. 433, pour le cas ou l'orbite est peu differente d'un cercle, et il me semble même que la methode dont je me sers pour resoudre ce Problême, donne la position de l'aphelie dans les cas même ou cette position est considerablement changée par la resistance du fluide ne seroit pas fort petite comme vous le supposés, du moins autant que j'en puis juger. Car il me semble que votre solution exige que le changement causé dans les rayons de l'orbite par la resistance soit toujours infiniment petit par rapport à l'excentricité ; ou ce qui revient au même, que \(dy\) soit a peu près le meme dans le cas de la resistance, que quand la resistance est nulle.

Je n'ay encore eu le tems que de parcourir votre introduction à l'analyse des infinis, que je n'ay recu que depuis peu de jours. J'ay pourtant lû avec attention ce que vous dites sur les facteurs trinomes, sur les points de rebroussement de la 2de. espece, et sur les logarithmes des quantités negatives, et je vous avoueray d'abord qu'a l'egard des facteurs trinomes, il me semble que vous ne demontrés la division d'une fonction en de tels facteurs que dans le cas ou la fonction est de 3 termes, ou bien ne passe pas le 5e degré, et vous n'ignorés pas que cela étoit déja connu. Je trouve même que pour resoudre une quantité du 4e degré en facteurs, vous supposés ce qui a besoin d'être demontré, que l'on ne peut donner d'autres f. 455v formes aux facteurs imaginaires que \(zz+(p+q\sqrt{-1})z+r+s\sqrt{-1}\). Car 1°. il faudroit avoir démontré auparavant que toute quantité imaginaire comme \[\sqrt[4]{{a+b}\sqrt[4]{{c}+\sqrt[4]{-d}}} \textrm{etc.}\] quelque forme qu'on luy puisse donner, se reduit toujours à la forme \(A+B\sqrt{-1}\), 2° il faudroit prouver aussy que quand une Equation n'a point de racines réelles, il y a toujours une forme imaginaire possible pour chacune de ses racines. Je crois avoir demontré tout cela dans le memoire qui est imprimé dans votre second volume ; tout ce que ma demonstration suppose, c'est que si on a une Equation entre \(y\) et \(x\) telle que \(x=0\) rende \(y=0\), on peut exprimer \(y\), lorsque \(x\) est tres petite, par la serie tres convergente \(Ax^{m}+Bx^{n}+\textrm{etc.}\) et cette supposition que l'on ne sauroit nier, est facile à demontrer en toute rigueur. Au reste je ne doute point que vous n'ayés pleinement resolu toutes ces difficultés dans le memoire dont vous m'avés fait l'honneur de me parler il y a quelque tems et que j'ay grande envie de lire.

La maniere dont vous parlés sur les points de rebroussement de la 2de espece me paroit equivoque car d'un côté vous dites que toutes les fois qu'on croit trouver ces points, c'est une marque que toute la courbe n'est pas decrite, et de l'autre vous convenés qu'il y a pourtant une infinité de courbes ou ces points se rencontrent. Vous cités pour le prouver la courbe \(y=\sqrt{x}+\sqrt[4]{x^3}\) ; je ne say si cet exemple est bien choisy, car il me paroit que \(\sqrt{x}\) peut avoir indiferemment les deux signes. Vous dites que \(\sqrt{x}\) ne sauroit etre negative à cause que \(\sqrt[4]{{x^3}}=\sqrt{{x}\sqrt{x}}\) seroit imaginaire si \(\sqrt{x}\) etoit negative. Mais il me semble que \(\sqrt{x}\) etant equivoque, \(\sqrt{{x}\sqrt{x}}\) peut renfermer un \(\sqrt{x}\) dont le signe soit different de celuy du 1er\(\sqrt{x}\), et d'ailleurs il est evident que \(x\) etant positive, \(\sqrt[4]{x^3}\) a toujours une valeur réelle, ce qui prouve à mon avis que la valeur réelle de \(\sqrt[4]{x^3}\) est independante du signe de \(\sqrt{x}\). Dans mon memoire qui est imprimé dans votre volume, j'ay apporté pour exemple la courbe \(y=x^{2}\pm \sqrt{x^{5}}\) qui ne peut souffrir, ce me semble, aucune difficulté.

Je passe à vos remarques sur les logarithmes des quantités negatives, et quoyque je n'ose pas encore assurer qu'ils soient réels, il s'en faut bien pourtant que je sois convaincu du contraire. L'argument que vous tirés des arcs de cercle ne me paroit pas suffisant, parce que le cercle ne donne point le systême des logarithmes de toutes les quantités réelles & imaginaires. Il ne donne que le logarithme de \(1\), et de \(-1\), et ne donne point ceux des autres quantités réelles. A l'egard de la logarithmique, je conviens qu'il ne repond qu'une appliquée à l'abscisse \(x\), lorsque le rapport de l'abscisse à la soutangente est un nombre entier. Mais vous devés convenir aussy, 1° que la logarithmique a une infinité d'infinité d'ordonnées negatives, et qu'ainsy il y a une pareille infinité de nombres negatifs qui ont des logarithmes réels. 2° il n'est pas etonnant que le cercle ne f. 456r donne que des logarithmes imaginaires car l'equation \(e^{-s\surd{-1}}=x+\sqrt{xx-1}\) entre les arcs de cercle et leur sinus est celle d'une logarithmique dont la soutangente est imaginaire, a savoir \(\frac{1}{\sqrt{-1}}\) : or pour assigner les logarithmes des nombres negatifs, il faut une logarithmique dont la soutangente soit réelle. 3° la veritable equation de la logarithmique qui est \(\frac{dx}{b} = \frac{dy}{y}\) indique qu'on peut prendre ou l'on veut l'origine des \(x\), et si apres avoir placé l'origine en un point, on le transporte à un autre, on trouvera de nouveaux points conjugués, repondants aux endroits ou il n'y en avoit point d'abord ; de sorte qu'en placant l'origine d'une maniére convenable, il n'y a aucun point de l'abscisse auquel on ne trouve deux appliqués.

Vous me dirés peut etre que quand on a placé l'origine en un point, on n'est plus maitre de la transposer ailleurs, il me semble pourtant que cela est toujours permis, et il est certain que dans les courbes geometriques, le transport de l'origine ne change rien à la courbe. Il est vray que ce transport donne icy de nouveaux points conjugués, mais cela prouve, ce me semble, que l'origine des abscisses dans la logarithmique est un point indeterminé, ce qui resulte aussy de l'equation \(dx = b\frac{dy}{y}\) parce que \(dx\) est la differentielle de\(x + A\), \(A\) exprimant une constante quelconque. D'ailleurs si on n'admettoit pas ce transport de l'origine, comment expliquer le paradoxe incomprehensible qui resulte de ce que des points conjugués plus prés l'un de l'autre que d'une quantité assignable, ne composent pourtant point une courbe continüe ? En admettant le transport de l'origine, on remplira tous les vuides, et on formera une courbe d'une continuité rigoureuse. Je ne scay, Monsieur, quelle impression peuvent faire sur vous ces raisons, et quelques autres, que j'ay eu l'honneur de vous mander precedemment, comme celle qui se tire de la construction de la logarithmique par le moyen de l'hyperbole, et qui devient une nouvelle force, lorsque vous m'accordés qu'il y a une infinité d'infinité d'ordonnées doubles dans la logarithmique. Pour moy, je vous avoüe qu'elles me paroissent assés fortes pour suspendre mon jugement, et même pour pencher beaucoup à croire que les quantités negatives peuvent avoir des logarithmes réels. Je ne vous suis pas moins obligé d'avoir effacé de mon memoire ce que je disois sur les logarithmes, parce que je veux tacher de ne rien avancer que de bien demontré ; vous me trouveres peut etre bien importun, et bien opiniatre à revenir sur les mêmes choses. Mais la verité ne se trouve qu'avec beaucoup de patience et de superstition, et je ne cherche qu'a etre éclairé pour me rendre.

A l'egard de la Theorie de la Lune, je n'ay jamais pretendu que la Theorie de Newton donnât le lieu de cette Planete à moins de \(5'\) près. J'ay seulement voulu parler f. 456v des Tables construites par M. Newton, et je n'ignore pas que ces Tables ont été en grande partie construites sur les observations, puisque M. Newton le dit luy meme ; c'est à ces Tables que j'ay comparé le mouvement de la Lune qui se tire de la Theorie, en reglant le mouvement de l'apogée sur les observations, et je dois vous dire à cette occasion qu'ayant deduit des Tables de M. Newton la formule algebrique du lieu de la Lune, je m'etois d'abord trompé dans le signe d'un terme ce qui me donnoit les differences plus grandes qu'elles ne sont en effet. Ayant depuis refait le calcul avec plus d'exactitude, je trouve que la difference entre la Theorie et les Tables newtoniennes est a peu prés la même que celle que vous trouves entre la Theorie et l'observation, c'est a dire d'environ \(15'\) ; je crois pourtant que cette difference peut encore etre diminuée, et quoyqu'il resulte de la que la gravitation ne suffit pas absolument pour expliquer les mouvemens de la Lune, il me semble aussy qu'on doit conclure qu'elle y a la plus grande part, et que la Theorie de la Lune est la preuve la plus favorable au Systême newtonien. Il y a d'autres choses qui ne me paroissent pas s'y accorder si bien. Je veux parler du peu de variation qu'on observe dans l'angle de l'axe de la Terre avec l'ecliptique, il me semble que cette variation devroit etre beaucoup plus sensible, si la precession des Equinoxes venoit, comme le pretend Newton, de la figure applatie du globe terrestre. Je crois pourtant que cette figure en est une des principales causes, mais si elle n'etoit pas modifiée par quelque autre, je crois aussi que l'on observeroit chaque année un mouvement de plusieurs minutes ou meme davantage dans l'angle de l'axe terrestre avec l'Ecliptique. Cependant pour etre absolument decidé la dessus, je crois qu'il est necessaire que j'examine encore cette matiére avec soin. Je pourray dans la premiere lettre que j'auray l'honneur de vous ecrire vous rendre compte de mon travail et vous dire si je seray detrompé ou confirmé. J'ay l'honneur d'etre avec la plus grande consideration,

Monsieur,
Votre tres humble et tres obeissant serviteur

D'alembert

Paris 7 septembre 1748

M. Harper est venu chés moy dans un tems ou j'etois à la campagne, et je ne scay ou il demeure à Paris, ce qui fait que je n'ay point eu l'honneur de le voir.