Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)

Série V | Correspondance générale

Sélection de lettres

LETTRE 55.08   |   17 mars 1755
D'Alembert (Paris) à Bourgelat (Lyon)

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p. 26Je suis bien étonné, Monsieur, d'apprendre qu'on vous attribue, je ne sçai par quelle raison, la Lettre que j'ai écrite à la Société de Lyon le 30. Janvier dernier. Il étoit, ce me semble, naturel de penser qu'ayant été outragé publiquement, j'en porterois mes plaintes à la Compagnie Littéraire, qui compte encore aujourd'hui l'aggresseur parmi ses Membres : mais sans doute les mêmes personnes qui se croyent permis de soutenir que je n'ai point été insulté, après l'avoir entendu, se croyent permis, à plus forte raison, de soûtenir que je n'ai point écrit à la Société, parce qu'elles ne m'ont pas vû écrire. Pour moi, Monsieur, qui fait toutes mes actions tête levée, qui n'ai & ne veux avoir de tort avec personne, & qui ne crois pas qu'après des injures atroces qui ont soulevé toute une Ville, on doive en être quitte pour nier les faits, je ne dois point souffrir que ni vous ni personne soyez traités de faussaires à mon occasion, même avec si peu de vraisemblance. Si mes plaintes eussent été supposées, j'aurois sans doute répondu à ce que la Société m'a fait écrire par son Secrétaire : mon silence doit lui prouver que ma Lettre étoit de moi, & que je me crois désormais quitte de tout envers elle. J'ai écrit ces jours passés à Mr. Soufflot, pour lui demander justice : il a dû envoyer ma Lettre au Secrétaire de la Société & lui écrire en même temps tout ce qu'il pense de la conduite qu'on a tenuë à mon égard. Mr. Montucla que j'ai vû, & à qui j'ai parlé très-vivement sur toute cette affaire, doit avoir écrit de son côté à Mr. Mathon. Je me flate, Monsieur, qu'après toutes ces preuves de la réalité de ma Lettre, & après des démarches si publiques, si mesurées & si justes, on voudra bien, si on l'ose, se plaindre de moi, & non pas de vous. Je n'aurois jamais crû, sans cet évenement, qu'en Europe, au milieu du 18e. siécle, qui n'est pas un siécle de barbarie, & dans une des premieres Villes de France, pleine de Citoyens polis & éclairés, il pût y avoir une Compagnie Littéraire qui autorisât chacun de ses Membres à outrager, de la manière la plus indigne, un Homme de Lettres qui n'a jamais insulté qui que ce soit, & qui même dans l'article Collége, objet ou prétexte de tant d'injures, a soigneusement ménagé les personnes, en attaquant les abus. Si on a crû que je ne méritois par moi-même aucun égard, j'en méritois au moins par les Académies vraiment respectables ausquelles j'ai l'honneur d'appartenir, & peut être aussi par les bienfaits dont un Roi Philosophe vient tout récemment de m'honorer.

Dans ces circonstances, je vous prie de nouveau & vous conjure, Monsieur, pour votre intérêt & pour le mien, de rendre cette Lettre publique par la voye que vous jugerez la plus convenable. Je vous prie aussi de vouloir bien rendre publiques, en même temps & par la même voye, ma Lettre à la Société, sa réponse, & celle des deux Jésuites. Ceux qui ont assisté à l'insulte jugeront de la réparation. Je dois au moins ce procédé aux dignes Membres de la Société de Lyon, qui n'ayant pû me faire rendre justice, & ne voulant point attester que la Harangue qu'ils ont entenduë ne contenoit rien d'injurieux, ont pris le parti de se retirer. Ma reconnoissance pour eux doit être d'autant plus grande, que je n'ai l'honneur d'en connoître aucun, & qu'assurément leur démarche n'a point été mandiée de ma part. Je vous prie de les assurer que comme j'oublie les bienfaits encore moins que les injures, je ne laisserai échaper aucune occasion de leur donner des marques de mes sentimens & de mon estime. J'ai l'honneur d'être avec toute la considération & toute l'amitié possible,

Monsieur,
Votre très humbles & très-obéïssant
Serviteur d'Alembert.

A Paris le 17. Mars.