L'affaire Tolomas

  

OCTOBRE 1753 - JUIN 1755

Mi-octobre 1753

Encyclopédie, t. III, article Collège

p. 634Collége, terme d'Architecture, grand bâtiment établi pour enseigner la religion, les humanités, & les Belles-lettres, composé de plusieurs chapelles, classes, & logemens, tant pour les professeurs que pour les pensionnaires & boursiers. Ces édifices doivent être batis avec solidité & simplicité, situés en bon air, tenus peu élevés, & êtres munis de grandes cours & de jardins spacieux. Celui des peres Jesuites à Rome, appellé le collége Romain, est un des plus considérables pour la beauté de son architecture. On peut encore nommer celui des quatre-Nations à Paris, & celui de la Fleche en Anjou.

Il faut un assemblage de plusieurs colléges pour former une université. Voyez Université.

L'université d'Oxford est composée de dix-neuf colléges, & de six halls ou lieux destinés à loger & à nourrir en commun de pauvres écoliers. Celle de Cambridge compte douze colléges & quatre halls. L'université de Paris a onze colléges de plein exercice, & plus de quarante autres fondés pour un certain nombre de boursiers, & assez vastes pour contenir encore un grand nombre d'étudians qui y logent, & qui de-là vont écouter les professeurs dans les colléges de plein exercice.

L'érection des colléges ne se peut faire en Angleterre que par le consentement & l'autorité du roi, & en France que par lettres patentes.

Chez les Grecs les colléges les plus célebres étoient le Lycée & l'Académie : ce dernier a donné le nom à nos universités, qu'on appelle en Latin academia ; mais plus proprement encore à ces sociétés littéraires qui depuis un siecle se sont formées en Europe. Outre ces deux fameux colléges dans l'antiquité Greque, la maison ou l'appartement de chaque philosophe ou rhéteur pouvoit être regardé comme un collége particulier. Voyez Lycée & Académie.

On prétend que les Romains ne firent de pareils établissemens que sur la fin de leur empire : quoi qu'il en soit, il y avoit plusieurs colléges fondés par leurs empereurs, & principalement dans les Gaules, tels que ceux de Marseille, de Lyon, de Besançon, de Bordeaux, &c.

Les Juifs & les Egyptiens avoient aussi leurs colléges. Les principaux de ceux des Juifs étoient établis à Jérusalem, à Tibériade, à Babylone : on prétend que ce dernier avoit été institué par Ezéchiel, & qu'il a subsisté jusqu'au tems de Mahomet.

La plûpart de ces établissemens destinés à l'instruction de la jeunesse, ont toûjours été confiés aux personnes consacrées à la Religion : les mages dans la Perse, les gymnosophistes dans les Indes, les druides dans les Gaules & dans la Bretagne, étoient ceux à qui l'on avoit donné le soin des écoles publiques. Voyez Druide, Mage &c.

Après l'établissement du Christianisme il y eut autant de colléges que de monasteres. Charlemagne, dans ses capitulaires, enjoint aux moines d'élever les jeunes gens, & de leur enseigner la Musique, la Grammaire, & l'Arithmétique : mais soit que cette occupation détournât trop les moines de la contemplation, & leur enlevât trop de tems, soit dégoût pour l'honorable mais pénible fonction d'instruire les autres, ils la négligerent ; & le soin des colléges qui furent alors fondés fut confié à des personnes uniquement occupées de cet emploi. Trév. Moréry, & Chambers. (G)

Nous n'entrerons point ici dans le détail historique de l'établissement des différens colléges de Paris ; ce détail n'est point de l'objet de notre ouvrage, & d'ailleurs intéresseroit assez peu le public : il est un autre objet bien plus important dont nous voulons ici nous occuper ; c'est celui de l'éducation qu'on y donne à la jeunesse.

Quintilien, un des hommes de l'antiquité qui ont eu le plus de sens & le plus de goût, examine, dans ses institutions oratoires, si l'éducation publique doit être préférée à l'éducation privée ; & il conclut en faveur de la premiere. Presque tous les modernes qui ont traité le même sujet depuis ce grand homme, ont été de son avis. Je n'examinerai point si la plûpart d'entre eux n'étoient pas intéressés par leur état à défendre cette opinion, ou déterminés à la suivre par une admiration trop souvent aveugle pour ce que les anciens ont pensé ; il s'agit ici de raison, & non pas d'autorité, & la question vaut bien la peine d'être examinée en elle-même.

J'observe d'abord que nous avons assez peu de connoissances de la maniere dont se faisoit chez les anciens l'éducation, tant publique que privée ; & qu'ainsi ne pouvant à cet égard comparer la méthode des anciens à la nôtre, l'opinion de Quintilien, quoique peut-être bien fondée, ne sauroit être ici d'un grand poids, Il est donc nécessaire de voir en p. 635 quoi consiste l'éducation de nos colléges, & de la comparer à l'éducation domestique ; c'est d'après ces faits que nous devons prononcer.

Mais avant que de traiter un sujet si important, je dois prévenir les lecteurs desintéressés, que cet article pourra choquer quelques personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n'ai pas plus de sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre ; il en est même plusieurs que j'estime, & quelques-uns que j'aime & que je respecte : ce n'est point aux hommes que je fais la guerre, c'est aux abus, à des abus qui choquent & qui affligent comme moi la plûpart même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu'ils craignent de s'opposer au torrent. La matiere dont je vais parler intéresse le gouvernement & la religion, & mérite bien qu'on en parle avec liberté, sans que cela puisse offenser personne : après cette précaution, j'entre en matiere.

On peut réduire à cinq chefs l'éducation publique ; les Humanités, la Rhétorique, la Philosophie, les Mœurs, & la Religion.

Humanités. On appelle ainsi le tems qu'on employe dans les colléges à s'instruire des préceptes de la langue Latine. Ce tems est d'environ six ans : on y joint vers la fin quelque connoissance très-superficielle du Grec ; on y explique, tant bien que mal, les auteurs de l'antiquité les plus faciles à entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à composer en Latin ; je ne sache pas qu'on y enseigne autre chose. Il faut pourtant convenir que dans l'université de Paris, où chaque professeur est attaché à une classe particuliere, les Humanités sont plus fortes que dans les colléges de réguliers, où les professeurs montent de classe en classe, & s'instruisent avec leurs disciples, en apprenant avec eux ce qu'ils devroient leur enseigner. Ce n'est point la faute des maîtres, c'est, encore une fois, la faute de l'usage.

Rhétorique. Quand on sait ou qu'on croit savoir assez de Latin, on passe en Rhétorique : c'est alors qu'on commence à produire quelque chose de soi-même ; car jusqu'alors on n'a fait que traduire, soit de Latin en François, soit de François en Latin. En Rhétorique on apprend d'abord à étendre une pensée, à circonduire & allonger des périodes, & peu-à-peu l'on en vient enfin à des discours en forme, toûjours, ou presque toûjours, en langue Latine. On donne à ces discours le nom d'amplifications ; nom très-convenable en effet, puisqu'ils consistent pour l'ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu'on pourroit & ce qu'on devroit dire en deux lignes. Je ne parle point de ces figures de Rhétorique si cheres à quelques pédans modernes, & dont le nom même est devenu si ridicule, que les professeurs les plus sensés les ont entierement bannies de leurs leçons. Il en est pourtant encore qui en font grand cas, & il est assez ordinaire d'interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la maîtrise-ès-Arts.

Philosophie. Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, ou à parler sans rien dire, on commence enfin, ou on croit commencer, l'étude des choses ; car c'est la vraie définition de la Philosophie. Mais il s'en faut bien que celle des colléges mérite ce nom : elle ouvre pour l'ordinaire par un compendium, qui est, si on peut parler ainsi, le rendez-vous d'une infinité de questions inutiles sur l'éxistence de la Philosophie, sur la philosophie d'Adam, &c. On passe de-là en Logique : celle qu'on enseigne, du moins dans un grand nombre de colléges, est à-peu-près celle que le maître de Philosophie se propose d'apprendre au Bourgeois-gentilhomme : on y enseigne à bien concevoir par le moyen des universaux, à bien juger par le moyen des cathégories, & à bien construire un syllogisme par le moyen des figures, barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, &c. On y demande si la Logique est un art ou une science ; si la conclusion est de l'essence du Syllogisme, &c. &c. &c. Toutes questions qu'on ne trouvera point dans l'art de penser ; ouvrage excellent, mais auquel on a peut-être reproché avec quelque raison d'avoir fait des regles de la Logique un trop gros volume. La Métaphysique est à-peu-près dans le même goût ; on y mêle aux plus importantes vérités, les discussions les plus futiles : avant & après avoir démontré l'existence de Dieu, on traite avec le même soin les grandes questions de la distinction formelle ou virtuelle, de l'universel de la part de la chose & une infinité d'autres ; n'est-ce pas outrager & blasphémer en quelque sorte la plus grande des vérités, que de lui donner un si ridicule & si misérable voisinage ? Enfin dans la Physique on bâtit à sa mode un système du monde ; on y explique tout, ou presque tout ; on y suit ou on y réfute à tort & à travers Aristote, Descartes, & Newton. On termine ce cours de deux années par quelques pages sur la Morale, qu'on rejette pour l'ordinaire à la fin, sans doute comme la partie la moins importante.

Moeurs & Religion. Nous rendrons sur le premier de ces deux articles la justice qui est dûe aux soins de la plûpart des maîtres ; mais nous en appellons en même tems à leur témoignage, & nous gémirons d'autant plus volontiers avec eux sur la corruption dont on ne peut justifier la jeunesse des colléges, que cette corruption ne sauroit leur être imputée. A l'égard de la Religion, on tombe sur ce point dans deux excès également à craindre : le premier & le plus commun, est de réduire tout en pratiques extérieures, & d'attacher à ces pratiques une vertu qu'elles n'ont assûrément pas : le second est au contraire de vouloir obliger les enfans à s'occuper uniquement de cet objet, & de leur faire négliger pour cela leurs autres études, par lesquelles ils doivent un jour se rendre utiles à leur patrie. Sous prétexte que Jesus-Christ a dit qu'il faut toûjours prier, quelques maîtres, & sur-tout ceux qui sont dans certains principes de rigorisme, voudroient que presque tout le tems destiné à l'étude se passât en méditations & en catéchismes ; comme si le travail & l'exactitude à remplir les devoirs de son état, n'étoit pas la priere la plus agréable à Dieu. Aussi les disciples qui soit par tempérament, soit par paresse, soit par docilité, se conforment sur ce point aux idées de leurs maîtres, sortent pour l'ordinaire du collége avec un degré d'imbécillité & d'ignorance de plus.

Il résulte de ce détail, qu'un jeune homme après avoir passé dans un collége dix années, qu'on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très-imparfaite d'une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique & des principes de Philosophie qu'il doit tâcher d'oublier ; souvent avec une corruption de mœurs dont l'altération de la santé est la moindre suite ; quelquefois avec des principes d'une dévotion mal-entendue ; mais plus ordinairement avec une connoissance de la Religion si superficielle, qu'elle succombe à la premiere conversation impie, ou à la premiere lecture dangereuse. Voyez Classe.

Je sai que les maîtres les plus sensés déplorent ces abus, avec encore plus de force que nous ne faisons ici ; presque tous desirent passionnément qu'on donne à l'éducation des colléges une autre forme : nous ne faisons qu'exposer ici ce qu'ils pensent, & ce que personne d'entre eux n'ose écrire : mais le train une fois établi a sur eux un pouvoir dont ils ne sauroient s'affranchir ; & en matiere d'usage, ce p. 636 sont les gens d'esprit qui reçoivent la loi des sots. Je n'ai donc garde dans ces réflexions sur l'éducation publique, de faire la satyre de ceux qui enseignent ; ces sentimens seroient bien éloignés de la reconnoissance dont je fais profession pour mes maîtres : je conviens avec eux que l'autorité supérieure du gouvernement est seule capable d'arrêter les progrès d'un si grand mal ; je dois même avoüer que plusieurs professeurs de l'université de Paris s'y opposent autant qu'il leur est possible, & qu'ils osent s'écarter en quelque chose de la routine ordinaire, au risque d'être blâmés par le plus grand nombre. S'ils osoient encore davantage, & si leur exemple étoit suivi, nous verrions peut-être enfin les études changer de face parmi nous : mais c'est un avantage qu'il ne faut attendre que du tems, si même le tems est capable de nous le procurer. La vraie Philosophie a beau se répandre en France de jour en jour ; il lui est bien plus difficile de pénétrer chez les corps que chez les particuliers : ici elle ne trouve qu'une tête à forcer, si on peut parler ainsi, là elle en trouve mille. L'université de Paris, composée de particuliers qui ne forment d'ailleurs entre eux aucun corps régulier ni ecclésiastique, aura moins de peine à secoüer le joug des préjugés dont les écoles sont encore pleines.

Parmi les différentes inutilités qu'on apprend aux enfans dans les colléges, j'ai négligé de faire mention des tragédies, parce qu'il me semble que l'université de Paris commence à les proscrire presque entierement : on en a l'obligation à feu M. Rollin, un des hommes qui ont travaillé le plus utilement pour l'éducation de la jeunesse : à ces déclamations de vers il a substitué les exercices, qui sont au moins beaucoup plus utiles, quoiqu'ils pussent l'être encore davantage. On convient aujourd'hui assez généralement que ces tragédies sont une perte de tems pour les écoliers & pour les maîtres : c'est pis encore quand on les multiplie au point d'en représenter plusieurs pendant l'année, & quand on y joint d'autres appendices encore plus ridicules, comme des explications d'énigmes, des ballets, & des comédies tristement ou ridiculement plaisantes. Nous avons sous les yeux un ouvrage de cette derniere espece, intitule la défaite du Solécisme par Despautere, représentée plusieurs fois dans un collége de Paris : le chevalier Prétérit, le chevalier Supin, le marquis des Conjugaisons, & d'autres personnages la même trempe, sont les lieutenans généraux de Despautere, auquel deux grands princes, appellés Solécisme & Barbarisme, déclarent une guerre mortelle. Nous faisons grace à nos lecteurs d'un plus grand détail, & nous ne doutons point que ceux qui président aujourd'hui à ce collége, ne fissent main-basse, s'ils en étoient les maîtres, sur des puérilités si pédantesques, & de si mauvais goût : ils sont trop éclairés pour ne pas sentir que le précieux tems de la jeunesse ne doit point être employé à de pareilles inepties. Je ne parle point ici des ballets où la Religion peut être intéressée ; je sai que cet inconvénient est rare, grace à la vigilance des supérieurs ; mais je sai aussi que malgré toute cette vigilance, il ne laisse pas de se faire sentir quelquefois. Voyez dans le journ. de Trév. nouv. littér. Sept. 1750. la critique d'un de ces ballets, très-édifiante à tous égards. Je concluds du moins de tout ce détail, qu'il n'y a rien de bon à gagner dans ces sortes d'exercices, & beaucoup de mal à en craindre.

Il me semble qu'il ne seroit pas impossible de donner une autre forme à l'éducation des colléges : pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue morte ? Je suis bien éloigné de desapprouver l'étude d'une langue dans laquelle les Horaces & les Tacites ont écrit ; cette étude est absolument nécessaire pour connoître leurs admirables ouvrages : mais je crois qu'on devroit se borner à les entendre, & que le tems qu'on employe à composer en Latin est un tems perdu. Ce tems seroit bien mieux employé à apprendre par principes sa propre langue, qu'on ignore toûjours au sortir du collége, & qu'on ignore au point de la parler très-mal. Une bonne grammaire Françoise seroit tout à la fois une excellente Logique, & une excellente Métaphysique, & vaudroit bien les rapsodies qu'on lui substitue. D'ailleurs, quel Latin que celui de certains colléges ! nous en appellons au jugement des connoisseurs.

Un rhéteur moderne, le P. Porée, très-respectable d'ailleurs par ses qualités personnelles, mais à qui nous ne devons que la vérité, puisqu'il n'est plus, est le premier qui ait osé se faire un jargon bien différent de la langue que parloient autrefois les Hersan, les Marin, les Grenan, les Commire, les Cossart, & les Jouvenci, & que parlent encore quelques professeurs célebres de l'université. Les successeurs du rhéteur dont je parle ne sauroient trop s'éloigner de ses traces. Voyez Latinité, Eloquence, & Rhétorique.

Je sai que le Latin étant une langue morte, dont presque toutes les finesses nous échappent, ceux qui passent aujourd'hui pour écrire le mieux en cette langue, écrivent peut-être fort mal ; mais du moins les vices de leur diction nous échappent aussi ; & combien doit être ridicule une latinité qui nous fait rire ? Certainement un étranger peu versé dans la langue Françoise, s'appercevroit facilement que la diction de Montagne, c'est-à-dire du seizieme siecle, approche plus de celle des bons écrivains du siecle de Louis XIV. que celle de Geoffroy de Villehardouin, qui écrivoit dans le treizieme siecle.

Au reste, quelqu'estime que j'aye pour quelques-uns de nos humanistes modernes, je les plains d'être forcés à se donner tant de peine pour parler fort élégamment une autre langue que la leur. Ils se trompent s'ils s'imaginent en cela avoir le mérite de la difficulté vaincue : il est plus difficile d'écrire & de parler bien sa langue, que de parler & d'écrire bien une langue morte ; la preuve en est frappante. Je vois que les Grecs & les Romains, dans le tems que leur langue étoit vivante, n'ont pas eu plus de bons écrivains que nous n'en avons dans la nôtre ; je vois qu'ils n'ont eu, ainsi que nous, qu'un très-petit nombre d'excellens poëtes, & qu'il en est de même de toutes les nations. Je vois au contraire que le renouvellement des Lettres a produit une quantité prodigieuse de poëtes Latins, que nous avons la bonté d'admirer : d'où peut venir cette différence ? & si Virgile ou Horace revenoient au monde pour juger ces héros modernes du parnasse Latin, ne devrions-nous pas avoir grand'peur pour eux ? Pourquoi, comme l'a remarqué un auteur moderne, telle compagnie, fort estimable d'ailleurs, qui a produit une nuée de versificateurs Latins, n'a-t-elle pas un seul poëte François qu'on puisse lire ? Pourquoi les recueils de vers François qui s'échappent par malheur de nos colléges ont-ils si peu de succès, tandis que plusieurs gens de lettres estiment les vers Latins qui en sortent ? Je dois au reste avoüer ici que l'université de Paris est très-circonspecte & très-reservée sur la versification Françoise, & je ne saurois l'en blâmer ; mais nous en parlerons plus au long à l'article Latinité.

Concluons de ces réflexions, que les compositions Latines sont sujettes à de grands inconvéniens, & qu'on feroit beaucoup mieux d'y substituer des compositions Françoises ; c'est ce qu'on commence à faire dans l'université de Paris : on y tient cependant encore au Latin par préférence, mais enfin on commence à y enseigner le François.

p. 637J'ai entendu quelquefois regretter les theses qu'on soûtenoit autrefois en Grec ; j'ai bien plus de regret qu'on ne les soûtienne pas en François ; on seroit obligé d'y parler raison, ou de se taire.

Les langues étrangeres dans lesquelles nous avons un grand nombre de bons auteurs, comme l'Anglois & l'Italien, & peut-être l'Allemand & l'Espagnol, devroient aussi entrer dans l'éducation des colléges ; la plûpart seroient plus utiles à savoir que des langues mortes, dont les savans seuls sont à portée de faire usage.

J'en dis autant de l'Histoire & de toutes les sciences qui s'y rapportent, comme la Chronologie & la Géographie. Malgré le peu de cas que l'on paroît faire dans les colléges de l'étude de l'Histoire, c'est peut-être l'enfance qui est le tems le plus propre à l'apprendre. L'Histoire assez inutile au commun des hommes, est fort utile aux enfans, par les exemples qu'elle leur présente, & les leçons vivantes de vertu qu'elle peut leur donner, dans un âge ou ils n'ont point encore de principes fixes, ni bons ni mauvais. Ce n'est pas à trente ans qu'il faut commencer à l'apprendre, à moins que ce ne soit pour la simple curiosité ; parce qu'à trente ans l'esprit & le cœur sont ce qu'ils seront pour toute la vie. Au reste, un homme d'esprit de ma connoissance voudroit qu'on étudiât & qu'on enseignât l'Histoire à-rebours, c'est-à-dire en commençant par notre tems, & remontant de-là aux siecles passés. Cette idée me paroît très juste, & très-philosophique : à quoi bon ennuyer d'abord un enfant de l'histoire de Pharamond, de Clovis, de Charlemagne, de César, & d'Alexandre, & lui laisser ignorer celle de son tems, comme il arrive presque toûjours, par le dégoût que les commencemens lui inspirent ?

A l'égard de la Rhétorique, on voudroit qu'elle consistât beaucoup plus en exemples qu'en préceptes ; qu'on ne se bornât pas à lire des auteurs anciens, & à les faire admirer quelquefois assez mal-à-propos ; qu'on eût le courage de les critiquer souvent, les comparer avec les auteurs modernes, & de faire voir en quoi nous avons de l'avantage ou du desavantage sur les Romains & sur les Grecs. Peut-être même devroit-on faire précéder la Rhétorique par la Philosophie ; car enfin, il faut apprendre à penser avant que d'écrire.

Dans la Philosophie, on borneroit la Logique à quelques lignes ; la Métaphysique, à un abregé de Locke ; la Morale purement philosophique, aux ouvrages de Séneque & d'Epictete ; la Morale chrétienne, au sermon de Jesus-Christ sur la montagne ; la Physique, aux expériences & à la Géométrie, qui est de toutes les logiques & physiques la meilleure.

On voudroit enfin qu'on joignît à ces différentes études, celle des beaux Arts, & sur-tout de la Musique, étude si propre pour former le goût, & pour adoucir les mœurs, & dont on peut bien dire avec Cicéron : Haec studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant, jucundas res ornant, adversis perfugium & solatium praebent.

Ce plan d'études iroit, je l'avoue, à multiplier les maîtres & le tems de l'éducation. Mais 1°. il me semble que les jeunes gens en sortant plûtard du collége, y gagneroient de toutes manieres, s'ils en sortoient plus instruits. 2°. Les enfans sont plus capables d'application & d'intelligence qu'on ne le croit communément ; j'en appelle à l'expérience ; & si, par exemple, on leur apprenoit de bonne heure la Géométrie, je ne doute point que les prodiges & les talens précoces en ce genre ne fussent beaucoup plus fréquens : il n'est guere de science dont on ne puisse instruire l'esprit le plus borné, avec beaucoup d'ordre & de méthode ; mais c'est-là pour l'ordinaire par où l'on peche. 3°. Il ne seroit pas nécessaire d'appliquer tous les enfans à tous ces objets à la fois ; on pourroit ne les montrer que successivement ; quelques-uns pourroient se borner à un certain genre ; & dans cette quantité prodigieuse, il seroit bien difficile qu'un jeune homme n'eût du goût pour aucun. Au reste c'est au gouvernement, comme je l'ai dit, à faire changer là-dessus la routine & l'usage ; qu'il parle, & il se trouvera assez de bons citoyens pour proposer un excellent plan d'études. Mais en attendant cette réforme, dont nos neveux auront peut-être le bonheur de joüir, je ne balance point à croire que l'éducation des colléges, telle qu'elle est, est sujette à beaucoup plus d'inconvéniens qu'une éducation privée, où il est beaucoup plus facile de se procurer les diverses connoissances dont je viens de faire le détail.

Je sai qu'on fait sonner très-haut deux grands avantages en faveur de l'éducation des colléges, la société & l'émulation : mais il me semble qu'il ne seroit pas impossible de se les procurer dans l'éducation privée, en liant ensemble quelques enfans à-peu près de la même force & du même âge. D'ailleurs, j'en prends à témoin les maîtres, l'émulation dans les colléges est bien rare ; & à l'égard de la société, elle n'est pas sans de grands inconvéniens : j'ai déjà touché ceux qui en résultent par rapport aux mœurs ; mais je veux parler ici d'un autre qui n'est que trop commun, sur-tout dans les lieux où on éleve beaucoup de jeune noblesse ; on leur parle à chaque instant de leur naissance & de leur grandeur, & par-là on leur inspire, sans le vouloir, des sentimens d'orgueil à l'égard des autres. On exhorte ceux qui président à l'instruction de la jeunesse, à s'examiner soigneusement sur un point de si grande importance.

Un autre inconvénient de l'éducation des colléges, est que le maître se trouve obligé de proportionner sa marche au plus grand nombre de ses disciples, c'est-à-dire aux génies médiocres ; ce qui entraîne pour les génies plus heureux une perte de tems considérable.

Je ne puis m'empêcher non plus de faire sentir à cette occasion les inconvéniens de l'instruction gratuite, & je suis assûré d'avoir ici pour moi tous les professeurs les plus éclairés & les plus célébres : si cet établissement a fait quelque bien aux disciples, il a fait encore plus de mal aux maîtres.

Au reste, si l'éducation de la jeunesse est négligée, ne nous en prenons qu'à nous-mêmes, & au peu de considération que nous témoignons à ceux qui s'en chargent ; c'est le fruit de cet esprit de futilité qui regne dans notre nation, & qui absorbe, pour ainsi dire, tout le reste. En France on sait peu de gré à quelqu'un de remplir les devoirs de son état ; on aime mieux qu'il soit frivole. Voyez Education.

Voilà ce que l'amour du bien public m'a inspiré de dire ici sur l'éducation, tant publique que privée : d'où il s'ensuit que l'éducation publique ne devroit être la ressource que des enfans dont les parens ne sont malheureusement pas en état de fournir à la dépense d'une éducation domestique. Je ne puis penser sans regret au tems que j'ai perdu dans mon enfance : c'est à l'usage établi, & non à mes maîtres, que j'impute cette perte irréparable ; & je voudrois que mon expérience pût être utile à ma patrie. Exoriare aliquis. (O)

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