Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)
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Dictionnaire des sciences philosophiques d'Adolphe Franck

notice « D'Alembert » par A. -A. Cournot,
Paris, Hachette, tome I, 1844, p. 55-57;
rééd. 1875, p. 25a-26a.

Malgré ses mérites comme philosophe et comme écrivain, c'est à titre de savant que d'Alembert est le plus célèbre; il est même le seul, parmi les hommes supérieurs qui ont dirigé le mouvement philosophique du XVIIIe siècle, qu'on doive compter au nombre des géomètres du premier ordre. Cette circonstance est d'autant plus remarquable, que Fontenelle et Voltaire, en se faisant, à leur manière, les interprètes des grands génies du siècle précédent, avaient mis, pour ainsi dire, la géométrie à la mode chez les beaux esprits. Il est donc indispensable de dire quelques mots des travaux mathématiques de d'Alembert, en tant, du moins, que cela peut contribuer à faire mieux connaître et apprécier le philosophe et l'encyclopédiste.

Du vivant de d'Alembert, l'esprit de parti n'a pas manqué de vouloir rabaisser en lui le géomètre; mais les juges les plus compétents, ceux qui se tenaient le plus à l'écart des coteries philosophiques et littéraires, n'ont jamais méconnu l'originalité, la profondeur de son talent, l'importance de ses découvertes. Émule de Clairaut, d'Euler et de Daniel Bernoulli, souvent plus juste à leur égard qu'ils ne l'ont été au sien, il n'a sans doute ni l'élégante synthèse de Clairaut, ni la parfaite clarté, ni surtout la prodigieuse fécondité d'Euler; mais quand on a donné le premier, après les tentatives infructueuses de Newton, la théorie mathématique de la précession des équinoxes, quand on a attaché son nom à un principe qui fait de toute la dynamique un simple corollaire de la statique, on a incontestablement droit à un rang éminent parmi les génies inventeurs. Après Descartes, Fermat et Pascal, la France avait vu le sceptre des mathématiques passer en des mains étrangères : Clairaut et d'Alembert le lui ont rendu, ou du moins ils ont pu lutter glorieusement avec les deux illustres représentants de l'école de Bâle; et sur la fin de sa carrière, lorsque d'Alembert, malade, chagrin, sentait son génie décliner (comme sa correspondance manuscrite le laisse assez voir), il prodiguait à Lagrange les marques d'admiration; il distinguait le talent naissant de Laplace, et se préparait ainsi des successeurs qui l'ont surpassé.

Il faut pourtant le dire: le nom de d'Alembert est resté et restera dans la science ; mais, quoiqu'il n'y ait guère plus d'un demi-siècle entre lui et nous, déjà l'on ne lit plus ses écrits, tandis que ceux de Clairaut, d'Euler et surtout de Lagrange demeurent comme des modèles du style mathématique. Chose singulière ! trois géomètres de la même école, tous trois écrivains élégants, membres de l'Académie française, tous trois adeptes zélés de la philosophie du XVIIIe siècle, d'Alembert, Condorcet et Laplace, ont eu tous trois dans leur style mathématique une manière heurtée, obscure, qui rend pénible la lecture de leurs ouvrages, et les a fait ou les fera vieillir promptement. Assurément nous n'entendons pas mettre Condorcet comme géomètre, sur la ligne de d'Alembert ou de Laplace, et nous reconnaissons que l'importance toute spéciale des grandes compositions de Laplace doit les faire durer plus que les fragments sortis de la plume de d'Alembert; mais le trait de ressemblance que nous signalons n'en mérite pas moins, à notre sens, l'attention du philosophe.

Voici la liste des ouvrages de d'Alembert, publiés séparément, liste qui donnerait une idée démesurée de l'étendue de ses travaux, si l'on ne prenait garde que tous forment des volumes très minces et d'un très-petit format in-4.

  1. Traité de dynamique, 1743, 1 vol. ;
  2. Traité de l'équilibre et du mouvement des fluides, 1740-71, 1 vol. ;
  3. Réflexions sur la cause générale des vents, 1747, 1 vol. ;
  4. Recherches sur la précession des équinoxes et sur la nutation de l'axe de la terre, 1749, 1 vol.
  5. Essai d'une nouvelle théorie sur la résistance des fluides, 1752, 1 vol. ;
  6. Recherches sur différents points importants du système du monde, 1754-56, 3 vol. ;
  7. Opuscules mathématiques, 8 vol. publiés en 1761, 1764, 1767, 1768 ; 1773 et 1780.

Le Traité de dynamique est particulièrement remarquable par l'énoncé du fameux principe que l'on désigne encore sous le nom de Principe de d'Alembert. Si l'on imagine un système de corps en mouvement, liés entre eux d'une manière quelconque, et réagissant les uns sur les autres au moyen de ces liaisons, de manière à modifier les mouvements que chaque corps isolé prendrait en vertu des seules forces qui l'animent, on pourra considérer ces mouvements comme composés 1° des mouvements que les corps prennent effectivement, en vertu des forces qui les animent séparément, combinées avec les réactions du système ; 2° d'autres mouvements qui sont détruits par suite des liaisons du système : d'où il résulte que les mouvements ainsi détruits doivent être tels, que les corps animés de ces seuls mouvements se feraient équilibre au moyen des liaisons du système. Avec ce principe, la science du mouvement n'est plus qu'un corollaire purement mathématique de la théorie de l'équilibre. Il n'y a plus de principe nouveau à emprunter, soit à la raison pure, soit à l'expérience, plus d'artifice particulier de raisonnement à imaginer ; il ne reste que des difficultés de calcul, et celles-ci sont inhérentes à la nature des choses. En tout cas, l'esprit humain a accompli sa tâche quand il est parvenu à classer ainsi les difficultés, et à pousser les réductions autant qu'elles peuvent l'être. Le principe de d'Alembert est un bien bel exemple philosophique d'une telle réduction.

Dans le cours de ses recherches sur divers points du système du monde et sur la mécanique, d'Alembert a dû s'occuper beaucoup du calcul intégral, c'est-à-dire de l'instrument sans lequel il aurait fallu renoncer à traiter ces questions épineuses. En 1747, il faisait paraître dans les mémoires de Berlin ses premières recherches sur les cordes vibrantes, qui sont le point de départ de l'intégration des équations aux différences partielles, ou de la branche de l'analyse à laquelle se sont rattachées depuis presque toutes les applications du calcul à la physique proprement dite. D'Alembert eut avec Euler une discussion célèbre sur un point capital de doctrine, sur la question de savoir si les fonctions indéterminées, ou, comme disent les géomètres, les fonctions arbitres qui entrent dans les intégrales des équations aux différences partielles, peuvent représenter des fonctions non soumises à la loi de continuité. Tous les principaux géomètres du dernier siècle ont pris part à cette controverse, qui se résout tout simplement, et, il faut l'avouer, contre les idées de d'Alembert, lorsqu'on définit avec précision les diverses solutions de continuité, et lorsqu'on se place dans l'ordre d'abstraction qui caractérise la théorie des fonctions et la distingue essentiellement des autres branches des mathématiques. Mais l'esprit humain a toujours plus de peine à bien fixer la valeur des notions fondamentales sur lesquelles il opère qu'à les faire entrer dans des constructions compliquées et savantes.

Fondateur de l'Encyclopédie, d'Alembert s'était chargé, dans cette grande compilation, des principaux articles de mathématiques pures et même appliquées. Ces articles forment encore le fond du Dictionnaire de Mathématiques de l'Encyclopédie dite méthodique. Tous les points importants de la philosophie des mathématiques, ceux qui se rattachent aux notions des quantités négatives, de l'infiniment petit, des forces, s'y trouvent traités de la main de d'Alembert, dont les articles doivent être lus par tous ceux qui s'occupent de ces matières. Sans exagérer, comme Condillac l'a fait, le rôle du langage, d'Alembert se montre enclin aux solutions purement logiques, à celles qui s'appuient sur des définitions et des institutions conventionnelles. Il n'apprécie pas assez la valeur des idées abstraites indépendamment des procédés organiques par lesquels l'esprit humain s'en met en possession, les élabore et les transmet; mais, pour justifier cette assertion générale, il faudrait entrer dans une critique détaillée, que la spécialité de ce Dictionnaire ne comporte pas.

 
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