Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)
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Eloge de D'Alembert par Condorcet

Extrait des Œuvres de Condorcet,
Paris, Firmin-Didot, 1847, t. II, p. 51-110

Jean le Rond D'Alembert, secrétaire perpétuel de l'Académie française, membre des Académies des sciences de France, de Prusse, de Russie, de Portugal, de Naples, de Turin, de Norvège, de Padoue ; de l'Académie royale des belles-lettres de Suède, de l'Institut de Bologne, de la Société littéraire de Cassel, et de la Société philosophique de Boston, naquit à Paris le 17 novembre 1717.

Nous ne chercherons point à lever le voile dont le nom de ses parents a été couvert pendant sa vie ; et qu'importe ce qu'ils ont pu être ? les véritables aïeux d'un homme de génie sont les maîtres qui l'ont précédé dans la carrière ; et ses vrais descendants sont des élèves dignes de lui.

Exposé près de l'église de Saint-Jean-le-Rond, M. D'Alembert fut porté chez un commissaire, qu'heureusement l'habitude des tristes fonctions de sa place n'avait point endurci ; il craignit que cet enfant débile et presque mourant ne pût trouver dans un hospice public les soins, les attentions suivies, nécessaires pour sa conservation ; il en chargea une ouvrière dont il connaissait les mœurs et l'humanité ; et c'est de ce hasard heureux qu'a dépendu l'existence d'un homme qui devait être l'honneur de sa patrie et de son siècle, et que la nature avait destiné à enrichir de tant de vérités nouvelles le système des connaissances humaines.

Cet abandon, qui peut-être n'était même qu'apparent, ne dura que très-peu de jours ; le père de M. D'Alembert le répara aussitôt qu'il en fut instruit ; il fit pour l'éducation de son fils, et pour lui assurer une subsistance indépendante, ce qu'exigeaient la nature et le devoir : sa famille regarda M. D'Alembert, tant qu'il fut inconnu, comme un parent à qui elle devait des soins et des égards ; et lorsqu'il fut devenu célèbre, elle s'honora de ces liens que la reconnaissance avait resserrés.

M. D'Alembert fit ses études au collège des Quatre-Nations, et les fit d'une manière brillante, indice quelquefois trompeur de ce qu'un homme doit être un jour. L'importance que le cardinal Mazarin eut la faiblesse ou l'imprudence de donner aux disputes des amis de Saint-Cyran avec les jésuites, avait produit des troubles qui, après quatre-vingts ans, agitaient encore la France, et dont le progrès des lumières a depuis presque anéanti jusqu'au souvenir ; mais en 1730, il n'y avait aucun corps, aucun collège, pour ainsi dire aucun homme, qui, par zèle religieux, par politique ou par désœuvrement, n'eût embrassé un des deux partis.

Les maîtres de M. D'Alembert étaient de celui qu'on appelait janséniste, car dans les disputes de ce genre, on cherche toujours à rendre ses adversaires odieux par un nom de secte dont ils ont grand soin de se défendre ; espèce d'hommage qu'ils rendent à la raison. M. D'Alembert fit, dans sa première année de philosophie, un commentaire sur l'épître de saint Paul aux Romains, et commença comme Newton avait fini ; ce commentaire donna de grandes espérances à ses maîtres. Les hommes distingués dans la littérature ou dans les sciences, montraient alors presque seuls à la nation l'exemple d'une indifférence salutaire : on se flatta que M. D'Alembert rendrait au parti de Port-Royal une portion de son ancienne gloire, et qu'il serait un nouveau Pascal.

Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on lui fit suivre des leçons de mathématiques ; mais bientôt on s'aperçut qu'il avait pris pour ces sciences une passion qui décida du sort de sa vie. En vain ses maîtres cherchèrent à l'en détourner, en lui annonçant que cette étude lui dessécherait le cœur (ils ne sentaient pas sans doute toute la force de l'aveu que renferme cette expression) : M. D'Alembert fut moins docile que Pascal ; jamais on ne put lui faire regarder l'amour un peu exclusif des vérités certaines et claires comme une erreur dangereuse, ou comme un penchant de la nature corrompue.

En sortant du collège, il jeta un coup d'œil sur le monde, il s’y trouva seul, et courut chercher un asile auprès de sa nourrice ; l’idée consolante que sa fortune, toute médiocre qu’elle était, répandrait un peu d’aisance dans cette famille, la seule qu’il pût regarder comme la sienne, était encore pour lui un motif puissant. Il y vécut près de quarante années, conservant toujours la même simplicité, ne laissant apercevoir l’augmentation de son revenu que par celle de ses bienfaits ; ne voyant, dans la grossièreté des manières de ceux avec lesquels il vivait, qu’un sujet d’observations plaisantes ou philosophiques, et cachant tellement sa célébrité et sa gloire, que sa nourrice, qui l’aimait comme un fils, qui était touchée de sa reconnaissance et de ses soins, ne s’aperçut jamais qu’il fût un grand homme. Son activité pour l’étude dont elle était témoin, ses nombreux ouvrages dont elle entendait parler, n’excitaient ni son admiration, ni le juste orgueil qu’elle aurait pu ressentir, mais plutôt une sorte de compassion : Vous ne serez jamais qu’un philosophe, lui disait-elle ; et qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est un fou qui se tourmente pendant sa vie, pour qu’on parle de lui lorsqu’il n’y sera plus.

Dans cette maison, D’Alembert s’occupait presque uniquement de géométrie, achetant quelques livres, allant chercher dans les bibliothèques publiques ceux qu’il ne pouvait acheter : souvent il se présentait à lui des vues nouvelles, il les suivait, il goûtait déjà le plaisir de faire des découvertes ; mais ce plaisir était court, il consultait les livres, et voyait, avec un sentiment un peu pénible, que ce qu’il croyait avoir trouvé le premier était déjà connu : alors il se persuada que la nature lui avait refusé le génie, qu’il devait se borner à savoir ce que les autres auraient découvert, et il se résigna sans peine à cette destinée ; il sentait que le plaisir d’étudier, même sans la gloire, suffirait encore à son bonheur. Cette anecdote, que nous tenons de lui-même, nous paraît un fait moral bien précieux ; il est rare de pouvoir observer le cœur humain si près de sa pureté naturelle, et avant que l’amour-propre l’ait corrompu.

Cependant, on fit apercevoir à M. D’Alembert qu’avec une pension de douze cents livres, on n’était pas assez riche pour renoncer aux moyens d’augmenter son aisance ; on lui fit sentir la nécessité de prendre un état, car celui de géomètre n’en est pas un, et même les places où les connaissances mathématiques sont nécessaires ne donnent pas cette heureuse indépendance que le jurisconsulte et le médecin sans fortune obtiennent dès les premiers pas de leur carrière. M. D’Alembert étudia d’abord en droit, et y prit des degrés, mais il abandonna bientôt cette étude : l’ouvrage de Montesquieu n’existait point encore, on ne prévoyait pas la révolution qu’il devait produire dans nos esprits ; l’étude du droit ne pouvait paraître que celle de l’opinion, de la volonté, du caprice des hommes, qui, depuis trente siècles, avaient joui ou abusé du pouvoir en Grèce, à Rome et chez les Barbares : comment un jeune géomètre n’eût-il pas été bientôt dégoûté de pareils objets, sur lesquels il trouvait à exercer sa mémoire bien plus que sa raison ? Il préféra donc la carrière de la médecine ; mais la passion de la géométrie lui faisait encore négliger ses nouvelles études, et il prit le parti courageux de se séparer des objets de sa passion ; ses livres de mathématiques furent portés chez un de ses amis, où il ne devait les reprendre qu’après avoir été reçu docteur en médecine, lorsqu’ils ne seraient plus pour lui qu’un délassement et non une distraction.

Cependant, poursuivi par ses idées, il demandait de temps en temps à son ami un livre qui lui était nécessaire pour se délivrer de cette inquiétude pénible que si peu d’hommes connaissent, et que produit le souvenir confus d’une vérité dont on cherche en vain les preuves dans sa mémoire ; peu à peu tous ses livres se retrouvèrent chez lui : alors, bien convaincu de l’inutilité de ses efforts pour combattre son penchant, il y céda, et se voua pour toujours aux mathématiques et à la pauvreté. Les années qui suivirent cette résolution furent les plus heureuses de sa vie, il se plaisait à en répéter les détails : à son réveil, il pensait, disait-il, avec un sentiment de joie, au travail commencé la veille, et qui allait remplir la matinée ; dans les intervalles nécessaires de ses méditations, il songeait au plaisir vif que le soir il éprouverait au spectacle, où, pendant les entr’actes, il s’occupait du plaisir plus grand que lui promettait le travail du lendemain.

En 1741, il entra dans l’Académie des sciences ; il s’en était fait connaître par un mémoire où il relevait quelques fautes échappées au père Reinau, dont l’analyse démontrée était alors regardée en France comme un livre classique ; et c’était en l’étudiant pour s’instruire, que le jeune géomètre avait appris à le corriger.

Il s’était occupé ensuite d’examiner quel devait être le mouvement d’un corps qui passe d’un fluide dans un autre plus dense, et dont la direction n’est pas perpendiculaire à la surface qui les sépare. Lorsque cette direction est très-oblique, on voit le corps, au lieu de s’enfoncer dans le second fluide, se relever et former un ou plusieurs ricochets, phénomène qui avait amusé les enfants longtemps avant la découverte des premiers principes des sciences, et que cependant, jusqu’à M. D’Alembert, on n’avait pas encore bien expliqué. Deux ans après son entrée à l’Académie, il publia son traité de Dynamique.

Dans la science du mouvement, il faut distinguer deux sortes de principes : les uns sont des vérités de pure définition, les autres sont ou des faits donnés par l’observation, ou des lois générales déduites de la nature des corps considérés comme impénétrables, indifférents au mouvement, et susceptibles d’en recevoir. De ces derniers principes, celui de la décomposition des forces était le seul vraiment général qui fût connu jusqu’alors ; et joint à ces vérités de définition, sur lesquelles Huyghens et Newton n’avaient rien laissé à découvrir, il avait suffi pour établir leurs sublimes théories, et pour résoudre ces problèmes de statique, si célèbres dans le commencement de ce siècle. Mais si les corps ont une forme finie, si on les imagine liés entre eux par des fils flexibles, ou par des verges inflexibles, et qu’on les suppose en mouvement, alors ces principes ne suffisent plus, et il fallait en inventer un nouveau ; M. D’Alembert le découvrit, et il n’avait que vingt-six ans : ce principe consiste à établir l’égalité, à chaque instant, entre les changements que le mouvement du corps a éprouvés et les forces qui ont été employées à les produire, ou, en d’autres termes, à séparer en deux parties l’action des forces motrices, à considérer l’une comme produisant seule le mouvement du corps dans le second instant, et l’autre comme employée à détruire celui qu’il avait dans le premier. Ce principe si simple, qui réduisait à la considération de l’équilibre toutes les lois du mouvement, a été l’époque d’une grande révolution dans les sciences physico-mathématiques. A la vérité, plusieurs des problèmes résolus dans le traité de Dynamique l’avaient déjà été par des méthodes particulières ; différentes en apparence pour chaque problème, elles n’étaient sans doute réellement qu’une seule et même méthode ; sans doute elles renfermaient le principe général qui y était caché, mais personne n’avait pu l’y découvrir ; et si on refusait, sous ce prétexte, à M. D’Alembert la juste admiration qu’il mérite, on pourrait, avec autant de raison, faire honneur à Huyghens des découvertes de Newton, et accorder à Wallis la gloire que Leibnitz et Newton se sont disputée.

Les découvertes successives qui forment les sciences naissent les unes des autres ; celle qui appartient exclusivement à un seul homme est due à son génie, aidé des travaux de ceux qui l’ont précédé, lui ont aplani la carrière, et ne lui ont plus laissé qu’un dernier obstacle à vaincre : mais, parmi ces découvertes, il en est qui, par leur étendue, leur influence sur le progrès général des sciences, la nombreuse suite de théories nouvelles qui n’en sont que le développement, semblent former une classe particulière, et mériter à leur inventeur un rang à part dans le nombre déjà si petit des hommes de génie.

Telle a été celle du principe de M. D’Alembert. Déjà, en 1744, il l’avait appliqué à la théorie de l’équilibre et du mouvement des fluides, et tous les problèmes résolus jusqu’alors par les géomètres étaient devenus en quelque sorte des corollaires de ce principe : mais il avait fallu employer en même temps les hypothèses ingénieuses de M. Daniel Bernoulli, que leur accord avec les phénomènes les plus généraux de l’hydraulique permettait presque de regarder comme des faits. Dans la théorie des fluides, comme dans celle du mouvement des corps susceptibles de changer de forme, le principe de M. D’Alembert, lorsqu’on l’employait seul, conduisait à des équations qui échappaient aux méthodes connues, et cette première découverte semblait rendre nécessaire celle d’un nouveau calcul ; M. D’Alembert en eut encore l’honneur : dans un ouvrage sur la théorie générale des vents, couronné par l’Académie de Berlin en 1746, il donna les premiers essais du calcul des différences partielles ; l’année suivante, il l’appliqua au problème des cordes vibrantes, dont la solution, ainsi que la théorie des oscillations de l’air et de la propagation du son, n’avaient pu être données que d’une manière incomplète par les géomètres qui l’avaient précédé, et ces géomètres étaient ou ses maîtres ou ses rivaux.

L’invention de ce calcul est encore une de ces découvertes destinées à être dans les sciences une époque mémorable ; elle le mérite d’autant plus, qu’en donnant un nouvel instrument d’un usage très-étendu, elle a montré en même temps la route qu’il fallait suivre pour en former d’autres du même genre ; et toutes les parties de l’analyse où l’on considère des équations dont l’intégrale peut contenir des fonctions arbitraires de quantités variables, doivent être regardées comme des branches du calcul de M. D’Alembert, quels que soient la forme de ces arbitraires et le système de différentiation qui les ait fait évanouir.

Dans cette pièce sur la théorie des vents, il ne considéra que l’effet qui peut être produit par l’action combinée de la lune et du soleil sur le fluide dont la terre est enveloppée ; il examina quelle figure l’atmosphère doit prendre à chaque instant, en vertu de cette action, la force et la direction des courants qui en résultent, et les changements que doit produire, sur leur direction et sur leur vitesse, la forme des grandes vallées qui sillonnent la surface du globe.

Les changements de température, produits dans l’atmosphère par la présence du soleil, sont une autre cause générale, régulière, et susceptible d’être mesurée : M. D’Alembert se borne à en remarquer l’existence ; il aurait fallu, pour la calculer, adopter quelque hypothèse sur les lois de la dilatation de l’air, sur l’intensité de l’action de la chaleur du soleil aux différentes hauteurs, et pour des couches d’air plus ou moins denses ; ses recherches n’eussent servi qu’à donner une preuve de plus de son génie pour l’analyse, mais sans conduire à aucun résultat réel ; il n’eût travaillé que pour la gloire, et il voulait réserver ses forces pour des ouvrages utiles aux progrès des sciences.

Il lui restait encore à donner un moyen d’appliquer son principe au mouvement d’un corps fini, d’une figure donnée ; et, en 1749, il résolut le problème de la précession des équinoxes. L’axe de la terre ne répond point toujours au même lieu du ciel, mais il se dirige successivement vers tous les points d’un cercle parallèle au plan de l’orbite terrestre ; et par une suite de ce mouvement, les équinoxes et les solstices répondent, dans la même période, à toutes les parties du zodiaque : ce phénomène, connu sous le nom de précession des équinoxes, a été observé par les anciens ; Hipparque en avait supposé la période de 25,200 ans et les modernes, par des observations plus exactes, l’ont fixée à environ 720 ans de plus. Ce mouvement en longitude n’est pas le seul qu’éprouve l’axe de la terre ; il en a un autre en latitude, bien plus petit, qui n’est qu’une espèce de balancement, et dont la période est de dix-huit ans seulement ; cette nutation n’a été découverte que dans ce siècle par Bradley, et jusqu’à lui on la confondait avec les mouvements irréguliers, propres aux étoiles fixes. Newton attribuait avec raison la précession des équinoxes à l’effet de l’attraction de la lune et du soleil sur la terre ; il savait que notre planète est un sphéroïde aplati vers les pôles, et que ces deux astres étant mus dans des plans où ils n’agissent pas d’une manière semblable sur les parties semblablement disposées autour de l’axe de la terre, doivent altérer son mouvement de rotation. Mais ce n’était pas assez. Newton avait appris le premier aux philosophes à n’admettre pour vraies que des explications calculées, qui rendent raison du phénomène en lui-même, de sa quantité et de ses lois ; aussi essaya-t-il de déterminer l’effet de l’attraction de la lune et du soleil sur le mouvement de l’axe de la terre ; mais les méthodes d’analyse et les principes même de mécanique nécessaires pour une solution directe, manquaient à son génie, et il fut obligé d’admettre des hypothèses qui ne le conduisirent à un résultat conforme à l’observation, que par la compensation des erreurs produites par chacune d’elles. Vingt-trois ans après sa mort, cette limite, qu’il semblait avoir posée, n’avait pas été franchie ; M. D’Alembert en eut la gloire ; il expliqua également le phénomène de la nutation, nouvellement découvert, et répara l’honneur de la France, ou plutôt du continent, qui jusqu’alors n’avait eu rien à opposer aux découvertes de Newton. Un seul géomètre, M. Euler, eût pu disputer cette gloire à M. D’Alembert ; mais en donnant une solution nouvelle du problème, il avoua qu’il avait lu l’ouvrage de M. D’Alembert, et fit cet aveu avec cette noble franchise d’un grand homme qui sent qu’il peut, sans rien perdre de sa renommée, convenir du triomphe de son rival.

En 1752, M. D’Alembert publia un traité sur la résistance des fluides, auquel il donna le titre modeste d’essai, et qui est un de ses ouvrages où l’on trouve le plus de choses originales et neuves.

La simple supposition que chaque élément de la masse fluide, en changeant de forme à chaque instant, conserve le même volume, lui suffit pour appliquer son principe aux questions les plus difficiles, et il est conduit à des équations de la nature de celles dont sa nouvelle analyse peut donner la solution : les réflexions sur les causes générales des vents contenaient le germe de ces découvertes ; mais ici elles sont développées, et la théorie du mouvement des fluides est enfin véritablement assujettie au calcul.

A la même époque, M. D’Alembert avait donné, dans les Mémoires de l’Académie de Berlin, des recherches sur le calcul intégral, où la méthode de Jean Bernoulli, pour les fonctions rationnelles, était perfectionnée ; où, par un usage adroit des substitutions, il étendait cette méthode à plusieurs classes de fonctions irrationnelles ; où il réduisait à une même expression toutes les imaginaires, sous quelque forme qu’elles se présentent, quelle que soit l’équation à laquelle elles doivent satisfaire ; où il donnait la théorie des points de rebroussement de la seconde espèce, dont plusieurs géomètres célèbres, et M. Euler lui-même, avaient combattu l’existence ; où enfin il proposait une méthode d’intégrer les équations linéaires d’un ordre quelconque, intégration importante, qui est le fondement de toutes les méthodes d’approximation pour les équations différentielles, et par conséquent, dans l’état actuel de l’analyse, la clef de toutes les questions de l’astronomie physique. M. Euler avait publié avant lui une méthode également générale pour ces équations ; mais le géomètre français l’avait aussi prévenu sur quelques autres points.

M. D’Alembert n’a donné aucun grand ouvrage sur le calcul ; ses mémoires même, à l’exception de ceux que nous venons de citer, et d’un petit nombre d’autres, ont pour objet des questions de mécanique : mais il a répandu dans tous de nouvelles méthodes d’analyse, ou des remarques importantes sur les méthodes déjà connues, et on lui doit en grande partie les progrès rapides que le calcul intégral a faits dans ce siècle. Il semblait seulement que l’idée de quelque application utile était nécessaire pour réveiller son génie qui déployait alors toute sa finesse, toute sa profondeur et toute sa fécondité. C’est ainsi que M. D’Alembert s’était montré, à trente-deux ans, le digne successeur de Newton, en résolvant le problème de la précession des équinoxes, dont la solution confirme, par une preuve victorieuse, la théorie de la gravitation universelle, en se consacrant comme lui à l’étude des lois mathématiques de la nature, et en créant comme lui une science nouvelle, en inventant aussi un nouveau calcul, mais dont personne n’a contesté la découverte à M. D’Alembert, ou n’a voulu la partager.

Tant qu’il n’a été que géomètre, à peine était-il connu dans sa patrie : borné à la société de quelques amis, n’ayant jamais vu, parmi les gens en place, que deux ministres qui, par les agréments de leur esprit, auraient été des particuliers aimables ; réduit au nécessaire le plus simple, mais heureux du plaisir que donne l’étude, et de sa liberté, il avait conservé sa gaieté naturelle dans toute la naïveté de la jeunesse. Content de son sort, il ne désirait ni fortune ni distinctions ; et il n’en avait point obtenu, parce qu’il est plus commode de les accorder à ceux qui les demandent qu’à ceux qui savent les mériter. Sa gaieté, des saillies piquantes, le talent de conter et même de jouer ses contes, de la malice dans le ton avec de la bonté dans le caractère, autant de finesse dans la conversation que de simplicité dans la conduite ; toutes ces qualités, en le rendant, par leur réunion, à la fois estimable et amusant, le faisaient rechercher dans le monde. On aimait en lui cette bonhomie si touchante quand elle se trouve dans les hommes supérieurs, chez qui pourtant elle est bien moins rare que dans ceux qui n’ont que la prétention de l’être.

Cependant un roi, déjà illustré par cinq victoires, et dont la gloire devait croître encore, avertit enfin la France qu’elle avait un grand homme de plus ; ses bienfaits vinrent chercher M. D’Alembert, et il y joignit des témoignages d’estime et d’amitié fort au-dessus de ses bienfaits. Peu de temps après, M. D’Alembert reçut une pension du gouvernement ; il la devait à l’amitié de M. le comte d’Argenson, qui aimait les gens d’esprit, et n’en était point jaloux, parce que lui-même avait beaucoup d’esprit. Cette jalousie est plus commune qu’on ne le croit, et elle a été souvent le motif secret de l’indifférence ou de la haine de quelques ministres pour les hommes de génie que le hasard avait fait naître dans le même pays et dans le même siècle. La tranquillité de M. D’Alembert fut altérée dès que sa réputation fut plus répandue. Lorsque son goût pour la littérature et ses méditations sur la philosophie étaient un secret connu seulement de ses amis ; borné aux yeux de tous les autres à l’étude des sciences abstraites, il échappait à leur jugement ; apprécié par un petit nombre de rivaux ou de disciples, admiré d’eux seuls, sa gloire n’offensait encore personne. Mais il s’était lié, depuis sa jeunesse, par une amitié tendre et solide, avec un homme d’un esprit étendu, d’une imagination vive et brillante, dont le coup d’œil vaste embrassait à la fois les sciences, les lettres et les arts, également passionné pour le vrai et pour le beau, également propre à pénétrer les vérités abstraites de la philosophie, à discuter avec finesse les principes des arts, et à peindre leurs effets avec enthousiasme ; philosophe ingénieux et souvent profond, écrivain à la fois agréable et éloquent, hardi dans son style comme dans ses idées : instruisant ses lecteurs, mais surtout leur inspirant le désir d’apprendre à penser, et faisant toujours aimer la vérité, même lorsque, entraîné par son imagination, il avait le malheur de la méconnaître.

Une traduction de l’Encyclopédie anglaise de Chambers, qui avait été proposée à M. Diderot, devint entre ses mains l’entreprise la plus grande et la plus utile que l’esprit humain ait jamais formée. Il se proposa de réunir dans un dictionnaire tout ce qui avait été découvert dans les sciences, ce qu’on avait pu connaître des productions du globe, les détails des arts que les hommes ont inventés, les principes de la morale, ceux de la politique et de la législation, les lois qui gouvernent les sociétés, la métaphysique des langues et les règles de la grammaire, l’analyse de nos facultés, et jusqu’à l’histoire de nos opinions. M. D’Alembert fut associé à ce projet, et ce fut alors qu’il donna le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Il y trace d’abord le développement de l’esprit humain, non tel que l’histoire des sciences et celle des sociétés nous le présentent, mais tel qu’il s’offrirait à un homme qui aurait embrassé tout le système de nos connaissances, et qui, réfléchissant sur l’origine et la liaison de ses idées, s’en formerait un tableau dans l’ordre le plus naturel ; il verrait la morale et la métaphysique naître de ses observations sur lui-même ; la science des gouvernements, et celle des lois, de ses observations sur la société. Excité par ses besoins, il voudrait acquérir la connaissance des productions de la nature, et celle des moyens de les multiplier et de les employer. Le désir de soulager ses maux lui ferait inventer toutes les sciences sur lesquelles la médecine s’appuie, et dont le but est de perfectionner ou de rendre plus sûr l’art de guérir ; l’envie naturelle de connaître les propriétés les plus générales des corps le conduirait aux vérités de la chimie et de la physique. Bientôt, dépouillant successivement ces corps de toutes leurs qualités, pour ne conserver que le nombre et l’étendue, il formerait toutes les sciences mathématiques ; il déterminerait ensuite pour chaque science l’objet qu’elle doit se proposer, la méthode qu’elle doit suivre, le degré de certitude auquel elle peut atteindre. Forcé de les séparer, pour en pouvoir saisir et embrasser chaque partie, il observerait encore les liens imperceptibles qui les unissent, les secours qu’elles peuvent se prêter, et leur influence réciproque.

La suite de ce discours contient un tableau précis de la marche des sciences depuis leur renouvellement, de leurs richesses à l’époque où M. D’Alembert en traçait l’histoire, et des progrès qu’elles devaient espérer encore : les grands hommes des siècles passés y sont jugés par un de leurs égaux ; les sciences, par un homme qui les avait enrichies de grandes découvertes : et la réunion d’une vaste étendue de connaissances, cette manière d’envisager les sciences qui n’appartient qu’à un homme de génie, un style clair, noble, énergique, ayant toute la sévérité qu’exige le sujet, et tout le piquant qu’il permet, ont mis le Discours préliminaire de l’Encyclopédie au nombre de ces ouvrages précieux que deux ou trois hommes tout au plus dans chaque siècle sont en état d’exécuter. Dès le moment où M. D’Alembert fut connu pour mériter une place distinguée parmi les philosophes et les écrivains, il eut, et il mérita toujours depuis d’avoir les ennemis que les succès dans les lettres et dans la philosophie ne manquent jamais d’attirer ; c’est-à-dire, la foule de ceux pour qui la littérature est un métier, et la classe plus nombreuse encore de ces hommes aux yeux de qui la vérité ne paraît qu’une innovation dangereuse. Il publia, peu de temps après, des mélanges de philosophie, d’histoire et de littérature, qui augmentèrent le nombre de ses détracteurs. Les mémoires de Christine montrèrent qu’il connaissait les droits des hommes, et qu’il avait le courage de les réclamer.

L’essai sur la société des gens de lettres avec les grands déplut à ceux des littérateurs qui trouvaient dans cette société une utilité réelle ou l’aliment d’une vaine gloire, et qui furent blessés de voir exposer aux yeux du public la honte des fers qu’ils n’osaient rompre ou qu’ils ambitionnaient de porter. On ne peut mieux juger cet essai qu’en rapportant la réponse d’une femme de la cour à des hommes qui reprochaient à M. D’Alembert d’avoir exagéré le despotisme des grands et l’asservissement qu’ils exigeaient : S’il m’avait consultée, je lui en aurais appris davantage.

Peut-être devons-nous en partie à cet ouvrage le changement qui s’est fait dans la conduite des gens de lettres, et qui remonte vers la même époque ; ils ont senti enfin que toute dépendance personnelle d’un Mécène leur ôtait le plus beau de leurs avantages, la liberté de faire connaître aux autres la vérité lorsqu’ils l’ont trouvée, et d’exposer dans leurs ouvrages, non les prestiges de l’art d’écrire, mais le tableau de leur âme et de leurs pensées : ils ont renoncé à ces épîtres dédicatoires qui avilissent l’auteur, même lorsque l’ouvrage pouvait inspirer l’estime ou le respect ; ils ne se permettent plus ces flatteries, toujours d’autant plus exagérées, qu’ils méprisaient davantage au fond du cœur l’homme puissant dont ils mendiaient la protection ; et, par une révolution heureuse, la bassesse est devenue un ridicule que très-peu d’hommes de lettres ont eu le courage de braver.

M. D’Alembert joignit à ces ouvrages philosophiques la traduction de quelques morceaux choisis de Tacite ; c’était s’exposer aux coups d’une classe d’hommes qui n’auraient pu l’atteindre, s’il fût resté dans la région où il s’était placé à côté de Newton : mais il sortit victorieux de ce combat, du moins au jugement des philosophes et des gens du monde ; et on convint qu’il n’y avait personne qui, par son genre d’esprit et la précision de son style, fût plus en état d’entendre Tacite, et plus digne de le traduire. Les occupations littéraires de M. D’Alembert ne lui avaient point fait négliger les mathématiques : une foule d’articles, insérés dans l’Encyclopédie, montrent, dans une exposition en apparence élémentaire, et le génie d’un géomètre, et le coup d’œil d’un philosophe.

C’est dans le même espace de temps qu’il composa ses recherches sur différents points importants du système du monde ; il y perfectionna sa solution du problème des perturbations des planètes, déjà connue depuis plusieurs années de l’Académie et des savants. Deux géomètres en partageaient la gloire avec lui ; tous trois, à peu près dans le même temps, donnaient une solution de ce problème ; le fond de leur méthode était le même : tous trois avaient trouvé, par un premier calcul, que le mouvement de l’apogée de la lune n’était que la moitié de ce qu’il est réellement ; tous trois, en calculant un terme de plus, avaient reconnu la conformité des résultats du calcul et de l’observation. Cette concurrence, qui subsista également dans l’application de la même méthode aux mouvements des comètes, produisit une longue discussion entre M. D’Alembert et M. Clairaut, car M. Euler resta simple spectateur. Lorsqu’on examine les disputes de ce genre, longtemps après le moment où elles se sont élevées, lorsque le temps a calmé les premiers mouvements de l’amour-propre, lorsque l’amitié même, dont le zèle est quelquefois plus durable, peut considérer de sang-froid les objets de la discussion, souvent on s’étonne de l’importance qu’on y avait attachée. On pourrait demander ici pourquoi M. D’Alembert n’imita point la tranquillité de M. Euler ; et comment, lorsque le mérite d’avoir résolu le problème ne lui était point contesté, lorsqu’il ne partageait avec personne, ni la gloire d’avoir découvert un principe fondamental de la mécanique, et de l’avoir appliqué, soit à la théorie des fluides, soit au mouvement des corps finis, ni celle d’avoir inventé un nouveau calcul, il pouvait mettre tant de prix à la part plus ou moins grande qu’il devait obtenir dans l’honneur de la solution d’un problème moins difficile ? Mais il est un effort presque impossible à notre faiblesse, celui de supporter tranquillement l’injustice ; peut-être le sentiment de nos forces, qui fait souffrir tant de maux avec constance, est-il plus propre à faire fortifier qu’à détruire ce mouvement de la nature indignée, qu’il ne faut pas confondre avec la vanité ou avec la jalousie.

M. D’Alembert éprouvait alors les effets de cette injustice ; depuis qu’il s’était placé parmi les gens de lettres du premier ordre, on s’était rendu plus difficile sur sa réputation comme géomètre. Le public, qui laisse assez paisiblement les mathématiciens (dont il ne connaît que les noms) régler les rangs entre eux, et se distribuer la gloire à leur gré, n’eut pas la même indulgence pour un géomètre littérateur et philosophe ; quelques savants profitèrent de cette disposition générale, ils essayèrent modestement de faire croire qu’ils étaient au moins égaux ; et souvent des étrangers, qui n’avaient pas le même intérêt de déprimer sa réputation, ont été frappés de la contradiction qu’ils observaient entre l’opinion des sociétés de Paris et le jugement de l’Europe. M. D’Alembert crut voir la suite de la même injustice dans la manière dont sa solution du problème des trois corps était appréciée par quelques personnes (ce n’étaient pas celles qui l’avaient résolu ou qui auraient pu le résoudre), et il défendit avec chaleur des droits qu’il eût abandonnés même par amour-propre, si on avait été juste envers lui.

Dans ses recherches sur le système du monde, M. D’Alembert examina la question de la figure de la terre. Newton doit être regardé comme celui qui l’a traitée le premier, car Huyghens avait démêlé seulement l’influence que le changement de la force centrifuge aux différentes latitudes devait avoir sur la force de gravité, mais sans avoir bien connu la vraie direction et la véritable loi de la pesanteur. Newton résolut le problème, en regardant la terre comme un solide homogène de révolution. M. Clairaut en donna la solution dans l’hypothèse d’une densité variable, mais la même dans chaque couche concentrique, et en supposant par conséquent que la force de la pesanteur est toujours perpendiculaire à la surface. Ces suppositions, quelque naturelles qu’elles paraissent, sont un peu arbitraires, et M. D’Alembert traita le problème d’une manière plus générale et plus rigoureuse, en supposant seulement la figure peu différente d’une sphère, et la densité assujettie à une loi quelconque.

On sait que dans ces questions l’on suppose à la terre une figure telle que, si elle était fluide, ses parties resteraient en équilibre, et qu’elle conserverait la même figure, sans aucun autre changement que les oscillations produites dans la masse fluide par l’action des corps célestes. Cette supposition fit découvrir à M. D’Alembert qu’il existait pour les fluides deux états d’équilibre : l’un fixe, auquel la masse reviendrait après avoir éprouvé un petit dérangement, et l’autre non fixe, qu’un léger mouvement suffit pour détruire sans retour ; observation qui, s’étendant à toutes les espèces de corps, est très-importante dans l’application des principes de la mécanique aux phénomènes de la nature.

Telles avaient été les découvertes de M. D’Alembert, lorsqu’en 1756 l’Académie lui donna le titre de pensionnaire surnuméraire. Cette distinction, accordée à son génie et à ses ouvrages, prouve que les compagnies savantes ont quelquefois assez d’équité, ou entendent assez bien les intérêts de leur gloire, pour honorer, dans un de leurs membres, un mérite et des talents supérieurs ; si leur justice est plus lente, elle est aussi plus éclairée que celle des particuliers. Quelques académiciens, animés d’un zèle sans doute respectable par ses motifs, s’opposaient à cette violation de l’usage ; ils alléguaient les inconvénients de l’exemple : Eh bien, leur répondit M. Camus, si un autre prétend à la même distinction, et qu’il ait autant de titres, il faudra bien l’accorder encore.

En 1759, M. D’Alembert publia ses Éléments de philosophie.

Il y développe les premiers principes et la véritable méthode des différentes sciences ; il montre les écueils qu’on doit éviter dans chacune, quand on ne veut pas risquer de s’égarer : il est peu de livres qui, dans un si petit espace, renferment plus de vérités ; et l’auteur, par la clarté avec laquelle il les analyse, par la propriété des expressions et la précision de son style, a su rendre ces vérités usuelles et accessibles aux lecteurs les moins familiarisés avec les idées abstraites. En retranchant un petit nombre de pages, où il est aisé de reconnaître les sacrifices que des convenances du moment ont exigés, cet ouvrage mérite d’entrer dans l’éducation de tous les hommes qui cherchent à s’instruire, parce qu’il est également propre à donner des idées justes sur tous les objets de nos connaissances à ceux qui ne veulent en approfondir aucun, et à préserver les savants des préjugés que l’étude à laquelle ils se livrent pourrait leur donner. On sait que chaque science a les siens, dont l’étendue des connaissances ou le génie ne saurait nous garantir, qui nuisent au progrès de la science même, et dont la philosophie est le seul préservatif.

On trouve, dans ces éléments, la solution d’une question importante déjà discutée dans la préface du traité de Dynamique. Les philosophes disputaient encore pour savoir si les lois du mouvement sont d’une vérité nécessaire ou contingente ; c’est-à-dire, si elles sont, les unes des vérités de définition, les autres des conséquences absolues de l’étendue et de l’impénétrabilité des corps, ou bien si ces lois sont l’effet d’une volonté libre qui les a établies pour conserver l’ordre de l’univers. M. D’Alembert résolut la question, et montra que ces lois sont nécessaires ; la découverte de son principe lui donna les preuves de cette vérité, et on peut regarder cette partie de son ouvrage comme une découverte en métaphysique, celle de toutes les sciences où jusqu’ici il a été le plus rare d’en faire de vraiment dignes de ce nom. M. D’Alembert établit pour principe de morale l’obligation de ne pas regarder comme légitime l’usage de son superflu, lorsque d’autres hommes sont privés du nécessaire ; et de ne disposer pour soi-même que de la portion de sa fortune qui est formée, non aux dépens du nécessaire des autres, mais par la réunion d’une partie de leur superflu. Il fait sentir dans ce même ouvrage l’utilité d’éléments de morale mis à la portée de tous les hommes, où les règles du devoir seraient établies par la raison, et les motifs de le remplir fondés sur la nature et sur la vérité. Plus d’une fois il fut tenté d’entreprendre ces éléments ; une seule raison l’en empêcha : il en avait formé le plan, et ce plan l’avait conduit à une question importante pour laquelle il n’avait pas trouvé de solution. L’ouvrage aurait été incomplet, et aurait perdu une grande partie de son utilité, si cette question n’avait pas été résolue ; il pensait d’ailleurs que, tant qu’elle restait indécise, il n’était ni juste ni prudent de rendre publiques les difficultés qu’elle présentait, et nous croyons devoir imiter ici sa discrétion.

Le roi de Prusse lut les Éléments de philosophie, et montra combien il les estimait, en proposant à l’auteur des difficultés sur lesquelles il lui demanda des éclaircissements. Ils ont été imprimés depuis, mais non absolument tels qu’ils avaient été envoyés au roi : on pouvait dire à ce prince des vérités que des particuliers, revêtus d’ailleurs d’une autorité précaire, auraient craint d’entendre ; et il fallait développer aux hommes ordinaires ce qu’il suffisait d’indiquer à ce monarque.

Qu’il me soit permis de tracer ici, d’après les conversations, comme d’après les ouvrages de M. D’Alembert, un tableau faible, mais fidèle, des principes de sa philosophie, et de discuter même quelques uns des reproches qu’on a pu lui faire sur ses opinions ; l’amitié ne me fera point altérer la vérité, elle a aussi son orgueil, et je croirais l’offenser si je paraissais craindre que M. D’Alembert ne fût pas assez grand pour que ses amis mêmes puissent avouer ses défauts.

Longtemps occupé des sciences mathématiques, M. D’Alembert avait contracté l’habitude de n’être frappé que des vérités susceptibles de preuves rigoureuses ; il voyait la certitude s’éloigner, à mesure que l’on ajoutait des idées accessoires aux idées simples, sur lesquelles s’exercent la géométrie pure et la mécanique rationnelle ; et son goût pour les sciences semblait suivre absolument la même proportion. Il voulait que les sciences physiques se bornassent à des faits et à des explications calculées ; que pour juger de la réalité d’un phénomène, on vérifiât le fait en lui-même, au lieu de le rejeter d’après une impossibilité apparente ; qu’on ne dît pas d’une chose qui blesse les idées communes, elle est absurde, mais elle n’est pas prouvée. On l’accusait de faire peu de cas des sciences physiques, et cette accusation était injuste ; il ne méprisait que ces systèmes dont les preuves se réduisent à montrer que l’impossibilité absolue n’en est pas encore rigoureusement démontrée ; ces aperçus incertains, qu’on annonce pour de grandes vues ; ces explications appuyées sur des raisonnements vagues, qui pourraient tout au plus conduire à de légères probabilités ; enfin, cet abus du langage scientifique, qui change quelquefois en une science de mots ce qui ne devrait être qu’une science de faits et de calculs. On pourrait croire seulement qu’il a poussé trop loin sa rigueur ; car si ces hypothèses, ces vues, ces explications ne forment point une véritable science, elles servent à multiplier les expériences, les observations, à les montrer sous leurs différentes faces ; elles nous guident dans nos recherches, elles préparent les découvertes, et semblent être l’aurore du jour dont peuvent espérer de jouir les siècles qui nous suivront.

M. D’Alembert réduisait à un petit nombre de vérités générales, de premiers principes, le peu que nous pouvons savoir certainement sur la métaphysique, sur la morale, sur les sciences politiques : peut-être donnait-il à l’esprit humain des limites trop étroites ; peut-être qu’accoutumé à des vérités démontrées, et formées d’idées simples et déterminées avec précision, il n’était pas assez frappé des vérités d’un autre ordre, qui ont pour objet des idées plus compliquées, et dans la discussion desquelles il faut même se faire des définitions, et, pour ainsi dire, des idées nouvelles, parce que les mots employés dans ces sciences, tirés de la langue vulgaire, et employés dans le langage commun, n’ont qu’un sens vague et indéterminé. Peut-être paraissait-il n’avoir pas assez senti que, dans des sciences dont le but est d’enseigner comment on doit agir, l’homme peut, comme dans la conduite de la vie, se contenter de probabilités plus ou moins fortes, et qu’alors la véritable méthode consiste moins à chercher des vérités rigoureusement prouvées, qu’à choisir entre des propositions probables, et surtout à savoir évaluer leur degré de probabilité.

L’opinion de M. D’Alembert a le danger de trop resserrer le champ où l’esprit humain peut s’exercer ; de rendre l’ignorance présomptueuse, en lui montrant ce qu’elle ne connaît pas comme impossible à connaître ; enfin, de livrer au doute, à l’incertitude, et par conséquent à des principes vagues et arbitraires, des questions importantes au bonheur de l’humanité ; inconvénient d’autant plus grand, que bien des hommes sont intéressés à faire croire que ces questions ne peuvent avoir de principes fixes, pour se réserver le droit de les décider suivant leurs vues personnelles ou leur caprice. Mais ce danger est peut-être moindre que celui d’une philosophie plus tranchante, qui érigerait en vérités certaines ses opinions et ses préjugés : après tout, ceux qu’on refuse de croire n’ont pas à se plaindre lorsqu’on se borne à être difficile sur les preuves ; et quand on est bien sûr d’avoir trouvé la vérité, on ne peut se fâcher contre ceux qui nous disent : Prouvez, et nous vous croirons. Aussi le tort de M. D’Alembert se réduit-il à n’avoir pas voulu quelquefois examiner ces preuves qu’on lui disait certaines, ou approfondir ces questions qu’il regardait comme insolubles ; et ce tort est bien léger, si l’on songe combien de fois il avait été trompé par de fausses promesses. Les philosophes qui, sur les opinions spéculatives, se renferment dans le doute presque absolu, ont, par une conséquence nécessaire, des opinions pratiques très-modérées.

M. D’Alembert croyait, comme Fontenelle, que l’homme sage n’est pas obligé de sacrifier son repos à l’espérance incertaine d’être utile ; qu’il doit la vérité aux hommes, mais avec les ménagements nécessaires pour ne point avertir ceux qu’elle blesse de se soulever et se réunir contre elle ; que souvent, au lieu d’attaquer de front des préjugés dangereux, il vaut mieux élever à côté d’eux les vérités, dont la fausseté de ces opinions est une conséquence facile à déduire ; qu’au lieu de porter à l’erreur des coups direct, il suffit d’accoutumer peu à peu les hommes à raisonner juste, afin qu’après en avoir pris l’heureuse habitude, ils puissent avoir eux-mêmes le plaisir et la gloire de rompre les chaînes dont leur raison était opprimée, et de briser les idoles devant lesquelles ils étaient lassés de fléchir. Il regardait l’amour de l’occupation, le goût du repos, celui de la vie privée, comme les barrières les plus sûres qu’on pût opposer aux vices ; il craignait que ceux qui aspirent à des vertus plus éclatantes ne se trompassent eux-mêmes, ou ne cherchassent à tromper les autres, et que l’amour trop inquiet du bien public ne fût souvent une ambition déguisée. Il était indulgent par philosophie comme par caractère, persuadé qu’il faut exiger peu des hommes, pour être plus sûr d’en obtenir ce qu’on exige ; leur prescrire seulement ce qu’on leur a montré, par son exemple, n’être pas au-dessus des forces humaines, et ne pas mettre l’estime publique, la satisfaction intérieure à trop haut prix, de peur que la plupart des hommes n’aiment mieux y renoncer que d’y prétendre.

Dans les différents travaux de l’esprit, il proscrivait avec sévérité tout ce qui ne tendait pas à la découverte des vérités positives, tout ce qui n’était pas d’une utilité immédiate. Un motif très-respectable, l’amour du vrai et celui du bien général, lui avait fait même exagérer un peu cette sévérité : en effet, il n’existe pas d’étude où l’on ne trouve du moins l’avantage d’employer le temps d’une manière qui n’est ni dangereuse pour soi, ni nuisible pour les autres : il en est du travail de l’esprit comme de l’exercice, celui même qui n’a pas d’objet contribue à la santé, fortifie le corps ; il n’emploie pas nos forces, mais il nous apprend à les employer : des vérités isolées peuvent être indifférentes, mais aucun système, aucun ordre de vérités ne peuvent l’être ; il n’en est point dont une main sage et industrieuse ne sache tirer quelque jour une utilité réelle.

M. D’Alembert avait appliqué l’esprit de raisonnement et de discussion à la littérature et aux principes du goût ; avec une philosophie plus profonde que Fontenelle et La Motte, il avait marché sur leurs traces, en évitant les erreurs où l’amour du paradoxe et l’esprit de parti avaient pu les entraîner : il ne croyait pas qu’il y eût en littérature des lois générales fondées sur la raison. Écrire simplement, et surtout avec clarté ; n’employer que des mots dont le sens soit précis, ou du moins déterminé par l’usage qu’on en fait ; éviter ce qui offense l’oreille, ce qui choque les convenances, le simple bon sens a dicté ces règles, et il n’en voulait point d’autres ; L’art d’écrire, disait-il, n’est que l’art de penser, et celui de l’éloquence n’est que le don de réunir une logique exacte et une âme passionnée. Quant à la poésie, dont le but principal est de plaire, M. D’Alembert ajoutait seulement à ses règles la nécessité de se soumettre aux lois de convention établies ; il faut craindre de blesser les hommes dont on veut captiver les suffrages, et l’on doit respecter alors les jugements de leurs préjugés, presque autant que ceux de la raison. Ces opinions furent combattues par beaucoup de littérateurs, qui apparemment croyaient qu’ils auraient trop à perdre si l’on voulait borner leur mérite à celui de leurs idées. Les poètes surtout furent indignés d’être jugés par un géomètre. La sécheresse des mathématiques leur semblait devoir éteindre l’imagination ; et ils ignoraient sans doute qu’Archimède et Euler en ont mis autant dans leurs ouvrages, qu’Homère ou l’Arioste en ont montré dans leurs poésies.

Cependant, M. D’Alembert avait aussi fait des vers, mais en petit nombre : il réussissait surtout dans ceux qui, placés au bas d’un portrait, doivent renfermer en peu de mots une pensée vraie, fine ou profonde, exprimée d’une manière forte ou piquante, et rendre, par un petit nombre de traits, le caractère, les talents, les vertus d’un homme célèbre. Il n’avait pas prononcé, à beaucoup près, toutes ses opinions littéraires et philosophiques : ce qu’il en avait laissé pénétrer lui avait suscité assez de haines ; aussi proposait-il que chaque homme de lettres, pour concilier les intérêts de la vérité ou ceux de son repos, déposât dans une espèce de testament littéraire ses opinions bien entières, bien dégagées de toutes restrictions. Il ne faut pas croire qu’il entendît par là certaines doctrines hardies, déjà si clairement énoncées dans un grand nombre de livres : mais il existe en littérature, en philosophie, en morale, beaucoup d’opinions très-vraies, qu’on n’ose avouer, non qu’elles exposent à quelque danger réel celui qui les soutiendrait, mais parce qu’elles blessent l’opinion commune de la société, dont il faut ménager les erreurs générales, si l’on ne veut pas renoncer aux agréments qu’elle procure. Cette condescendance presque nécessaire perpétue une foule de petits préjugés, la plupart peu importants s’ils étaient seuls, mais qui, réunis ensemble, forment un grand obstacle aux progrès de la vérité, et entretiennent l’habitude de penser et de juger d’après autrui.

Nous devons regretter que M. D’Alembert n’ait pas exécuté son projet ; peu d’hommes auraient pu faire un ouvrage meilleur et plus étendu ; il en est peu qui aient conservé moins de préjugés. Malheureusement la plupart de ceux qui se vantent de n’en plus avoir, en ont seulement abandonné un ou deux des plus grossiers, et tiennent d’autant plus fortement à ceux qui leur restent, qu’ils s’enorgueillissent davantage de la victoire qu’ils ont remportée sur les autres. Combien d’hommes croient dans ce siècle à la philosophie, comme leurs pères ont cru à l’astrologie judiciaire ! et souvent une chimère nouvelle n’a pas d’enthousiastes plus zélés que les fougueux adversaires des vieux préjugés. Sage sans être timide, alliant la prudence et l’amour de la vérité, M. D’Alembert semblait pouvoir espérer que son repos ne serait pas troublé. L’Encyclopédie en fut l’écueil : un seul article de ce dictionnaire (l’article Genève) lui suscita deux disputes très-vives. Cette ville, que Calvin et Bèze avaient rendue célèbre dans le seizième siècle, était devenue une seconde fois, par le séjour de M. de Voltaire, l’objet de l’attention de l’Europe. M. D’Alembert avait fait l’éloge de la constitution que Genève avait alors, de la douceur de ses lois, de l’équité de ses magistrats, de l’esprit philosophique qui s’était répandu même parmi le peuple ; mais il montrait quelque doute sur l’orthodoxie de ses pasteurs, et regrettait que la proscription prononcée par Calvin contre les spectacles fût encore respectée. Il était en effet singulier que les pasteurs genevois, ou leurs protecteurs, prétendissent au droit d’empêcher des citoyens libres de se livrer à un amusement qui n’a rien de contraire aux droits des autres hommes. Cette liberté était le seul objet de la réclamation de M. D’Alembert ; il ne proposait point de sacrifier une partie du trésor public pour dissiper l’ennui qui poursuit les gens oisifs, et de faire payer par une nation libre les plaisirs de ses chefs ; mais il croyait que, puisque les hommes ont besoin d’amusement, un plaisir dont le goût, même excessif, n’expose point au risque de perdre ou sa fortune, ou son temps, ou sa santé ; un plaisir qui exerce l’esprit, donne le goût de la littérature, et peut, s’il est bien dirigé, inspirer des vertus ou détruire des préjugés, devait mériter quelque indulgence, ou même quelque encouragement. M. Rousseau combattit l’opinion de M. D’Alembert avec beaucoup d’éloquence et de chaleur ; cet écrit contre les théâtres, composé par un auteur qui avait fait une comédie et un opéra, eut en France un succès prodigieux, surtout parmi les gens du monde qui fréquentent le plus les spectacles : il semblait que, pour y aller avec plus de plaisir, ils avaient attendu à être bien sûrs de ne pouvoir en retirer aucune utilité réelle. M. D’Alembert répondit à la lettre de M. Rousseau, et nous avouerons sans peine que sa réponse eut moins de succès ; c’est, dans toute dispute, le sort des ouvrages dont l’auteur, sachant éviter les deux extrêmes, garde ce juste milieu où se plaît la vérité. Les ennemis de M. D’Alembert espérèrent un moment que sa querelle avec les pasteurs genevois laisserait quelques doutes sur la pureté de sa conduite, mais ils virent bientôt que cette espérance n’était pas fondée, et la dispute fût oubliée.

Pendant que les éditeurs de l’Encyclopédie s’occupaient à rendre ce livre plus digne de son succès ; que les défauts qu’on avait reprochés aux premiers volumes s’effaçaient de plus en plus ; que les hommes les plus éclairés s’empressaient d’y contribuer, ce même ouvrage essuyait une sorte de persécution. Les deux partis qui avaient longtemps partagé l’Église de France, étaient alors dans le moment où la chute de l’un d’eux, devenue inévitable, allait entraîner l’autre avec lui : l’Encyclopédie gardait entre eux une neutralité absolue, et tous deux se réunirent contre elles ; des libelles enfantés par des écrivains incapables de l’entendre ou d’en profiter, persuadèrent à des hommes puissants que ce livre pouvait être dangereux pour la nation, ou du moins pour eux-mêmes. L’accusation d’impiété avait cessé d’être effrayante, à force d’avoir été prodiguée ; on fit du mot d’encyclopédiste et de philosophe, le nom d’une secte à laquelle on imputa le projet de détruire la morale et d’ébranler les fondements de la paix publique ; tous ceux qu’on marquait de ces noms devaient être nécessairement de mauvais citoyens, parce qu’alors la France était ennemie d’un roi philosophe, qui, juste appréciateur du mérite, avait donné des témoignages publics d’estime à quelques uns des auteurs de l’Encyclopédie.

Cette guerre littéraire (qui eut l’honneur de faire quelquefois oublier aux oisifs de Paris les malheurs d’une guerre plus importante) compromettait le repos de M. D’Alembert, et réunissait aux ennemis méprisables que son génie lui avait faits, d’autres ennemis dont il ne pouvait du moins mépriser le pouvoir. Le roi de Prusse lui offrit, après la paix de 1763, un asile dans sa cour, la place du président de son académie, une fortune fort au-dessus de ses désirs, mais que le plaisir qu’il goûtait à faire le bien pouvait rendre séduisante, enfin le repos et la liberté : M. D’Alembert refusa ces offres ; il préféra sa patrie, où il était pauvre et persécuté, à la cour d’un roi, qui, dépouillé de l’éclat du trône, eût encore mérité qu’un homme de génie recherchât sa société et son suffrage, et ce sacrifice lui coûta peu ; ses amis, la liberté de suivre ses recherches mathématiques, suffisaient à son bonheur, et il attendit tranquillement que le temps de l’injustice fût passé.

Ce monarque qui l’avait vu à Clèves avant la guerre, et qui alors lui avait proposé la survivance de M. de Maupertuis, ne fut point blessé de ce nouveau refus, et voulut que la place de président de son académie restât vacante, tant que l’homme qu’il en avait jugé digne pourrait l’occuper. M. D’Alembert crut lui devoir l’hommage de sa reconnaissance, et, après l’avoir été trouver dans ses États de Westphalie, il le suivit à Berlin, où il passa plusieurs mois. On vit un philosophe paisible, appelé sans aucun titre dans une cour guerrière, et admis dans la familiarité d’un roi qui, après avoir résisté à une ligue formidable, venait de couronner ses victoires par une paix glorieuse. Aucun capitaine de son siècle n’avait gagné autant de batailles ; et lui seul avait enrichi, par des découvertes, cet art destructeur de la guerre, dont les progrès sont pourtant le seul moyen de faire jouir les peuples d’une paix presque perpétuelle : car telle est la nature de l’homme que sa fureur pour les jeux de toute espèce diminue à mesure que l’on y affaiblit l’influence du hasard. Cependant ce prince n’était enivré ni de ses triomphes, ni du bruit de sa renommée, il se plaisait à cultiver, dans la paix, la philosophie et les arts ; parlant avec simplicité de ses succès, de ses revers, de ses dangers, de ses ressources, et même de ses fautes, il comparait la gloire d’avoir fait Athalie à celle de ses victoires, en observant que le poète ne devait rien au sort ni à d’autres qu’à lui-même ; et vivait avec le philosophe français dans cette égalité qui, malgré la différence des rangs, s’établit nécessairement entre les hommes de génie.

M. D’Alembert avait refusé, peu de temps auparavant, une offre plus brillante : l’impératrice de Russie lui avait proposé de le charger de l’éducation de son fils, et de l’en charger seul ; les titres, les récompenses, tous les avantages qui eussent flatté ou séduit un homme ordinaire, étaient prodigués. La gloire d’élever l’héritier d’un grand empire eût pu éblouir un homme d’un esprit supérieur ; et l’espérance de contribuer au bonheur de cent peuples, réunis sous les mêmes lois, pouvait toucher un philosophe : M. D’Alembert ne fut point ébranlé ; il crut qu’il ne devait pas à une nation étrangère le sacrifice de son repos ; que si ses talents pouvaient être utiles, ils appartenaient à sa patrie, et qu’une cour orageuse, où, dans l’espace de vingt ans, deux révolutions avaient traversé le trône, et où le changement du ministre avait été souvent aussi funeste qu’une révolution, ne devait pas être le séjour d’un philosophe qui était bien sûr de n’avoir aucun des talents nécessaires pour s’y conduire. Il refusa donc cet honneur comme il l’aurait accepté, sans orgueil et sans ostentation ; cependant ces offres lui furent utiles, elles servirent à faire mieux connaître à la nation française la valeur de ce qu’elle possédait ; et la jalousie littéraire, la haine des partis furent envenimées, mais subjuguées par la force de l’opinion publique.

En 1765, M. D’Alembert donna son ouvrage sur la destruction des Jésuites. L’abolition de cet ordre lui parut un évènement assez important dans l’histoire des opinions humaines pour mériter qu’il en traçât les détails, et cette histoire fût impartiale ; aussi ne manqua-t-elle pas d’augmenter la haine que les deux partis avaient contre lui. Cette haine se signala par des libelles dont les auteurs ne prouvaient qu’une seule chose, c’est que M. D’Alembert avait eu raison dans ce qu’il avait dit de leur parti ; ils répondaient à l’accusation d’être fanatiques, en laissant échapper naïvement les traits du fanatisme le plus emporté et le plus stupide, et M. D’Alembert ne crut pas devoir répondre à des adversaires qui savaient si bien défendre sa cause.

Après avoir donné ses Recherches sur le système du monde, il n’entreprit plus de grands ouvrages mathématiques, mais il publia dans les recueils des académies dont il était membre, et dans neuf volumes d’opuscules, un nombre très-grand de mémoires ; on y trouve l’application de ses principes et de ses méthodes au problème de la libration de la lune, à ceux de la précession des équinoxes et de la nutation de l’axe de la terre dans l’hypothèse de la dissimilitude des méridiens, aux lois générales du mouvement de rotation, à celles des oscillations des corps plongés dans les fluides ; il y perfectionne sa théorie des fluides et sa solution du problème des trois corps ; il y étend ses méthodes de calcul : mais nous devons nous arrêter ici seulement aux objets entièrement nouveaux, qui ont été alors le sujet de ses méditations.

Les mathématiques offrent souvent des questions où les résultats présentent des difficultés que le calcul ne peut résoudre seul ; il faut qu’il emploie le secours quelquefois dangereux de la métaphysique : ce n’est plus seulement du génie de la géométrie que dépend la solution des difficultés, mais de la finesse, de la justesse naturelle de l’esprit. M. D’Alembert a discuté, dans ses opuscules, quelques-unes de ces questions. Telle fut celle de la nature des logarithmes des quantités négatives. Leibnitz et Jean Bernoulli l’avaient agitée, MM. Euler et D’Alembert la renouvelèrent : le premier soutint l’avis de Leibnitz, le second celui de Bernoulli ; ils se servirent de toutes les raisons que les nouvelles vérités découvertes dans l’analyse pouvaient leur offrir ; avec un génie égal à celui des deux premiers combattants, ils employèrent des armes plus fortes ; cependant la victoire resta encore indécise, et l’on peut juger de la difficulté d’une question dont de tels hommes n’ont pu dissiper tous les nuages.

M. D’Alembert eut une autre discussion du même genre avec MM. de La Grange et Euler, sur la discontinuité des fonctions arbitraires qui entrent dans les intégrales des équations aux différences partielles ; question plus importante, et sur laquelle leurs ouvrages ont répandu plus de lumière. Les premiers principes du mouvement, comme la loi du levier, celle de la décomposition des forces, paraissent d’une vérité si naturelle, si palpable, qu’il faut déjà de la sagacité pour sentir qu’elles ont besoin d’être prouvées, et que la démonstration rigoureuse en est difficile ; M. D’Alembert l’a cherchée avec succès dans la théorie générale des fonctions analytiques. C’est sans doute un spectacle bien intéressant pour les philosophes de voir, dans les objets soumis au calcul, des questions très-compliquées résolues avec facilité et d’un trait de plume ; tandis que les vérités, en apparence plus simples, exigent un appareil singulier de preuves établies sur des théories savantes dont on n’avait pas encore la première idée, longtemps après que ces vérités, déjà découvertes et admises par tous les savants, étaient devenues d’un usage universel et commun. C’est dans les opuscules mathématiques de M. D’Alembert, que l’on trouve et ses travaux sur la théorie des lunettes achromatiques et ses recherches sur plusieurs points d’optique ; il y démontre la fausseté de l’hypothèse où l’on ne suppose dans la lumière solaire que sept rayons différemment réfrangibles, quoique le spectre allongé par le prisme reste continu ; il y remarque que nous rapportons les objets, non à leur vraie direction, mais à celle du rayon qui, perpendiculaire au fond de l’œil, exerce sur cet organe une force plus grande. Le calcul des probabilités occupe une partie importante de ses opuscules ; et si ce calcul s’appuie un jour sur des bases plus certaines, c’est à M. D’Alembert que nous en aurons l’obligation. Il expose dans ses recherches comment, si de deux évènements contraires l’un est arrivé un certain nombre de fois de suite, on peut, en cherchant la probabilité que l’un de ces deux évènements arrivera plutôt que l’autre, ou la trouver égale pour les deux évènements, ou la supposer plus grande, soit en faveur de celui qu’on a déjà obtenu, soit en faveur de l’évènement contraire : il fait voir que ces conclusions, opposées entre elles, sont la conséquence de trois méthodes de raisonner qui paraissent également justes, également naturelles. Il examine la règle qui prescrit de faire les avantages en raison inverse des probabilités, et montre combien, dans une foule d’exemples, les conclusions déduites de ce principe semblent en contradiction avec celles où le simple bon sens aurait conduit ; il prouve que les moyens employés par plusieurs géomètres, pour détruire cette contradiction, ont été insuffisants ; lui-même en propose de nouveaux, mais il a soin d’en remarquer également les difficultés et les exceptions.

Dans l’application de ce calcul à l’inoculation, M. D’Alembert fait sentir que, s’il est facile de prouver combien cette opération est utile pour la société en général, le calcul de l’avantage dont elle peut être pour chaque particulier exige d’autres principes : en effet, il s’agit pour chacun de s’exposer à un risque certain et présent, pour éviter un risque plus grand, mais éloigné et incertain ; et cette circonstance paraît changer la nature de la question. M. D’Alembert n’a pas donné la solution du problème envisagé sous ce point de vue ; car celle qu’il propose, et qui consiste à comparer le risque de mourir de l’inoculation dans un court espace de temps, à celui d’être attaqué de la petite vérole naturelle, et d’en mourir aussi dans un temps très-petit, donne seulement une limite au-dessous de laquelle le risque que court un inoculé n’empêche pas que l’inoculation ne lui soit avantageuse ; mais ce risque pourrait être au-dessus de la même limite, sans que l’on dût louer le courage ou condamner l’imprudence de celui qui s’exposerait à ce danger. La vraie solution du problème dépend d’une méthode d’évaluer la vie, ou plutôt de l’apprécier (car sa durée ne doit pas entrer seule dans le calcul) ; et il serait bien difficile de trouver pour cette méthode des principes dont tous les hommes, même raisonnables, voulussent convenir, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs enfants. C’est principalement dans cette dernière hypothèse que la question devient difficile, et qu’elle peut être importante : en prononçant sur notre propre danger, nous pouvons suivre notre volonté, nos penchants, et, après avoir balancé nos intérêts, nous décider pour celui que nous préférons ; en prononçant sur le sort d’autrui, la justice la plus sévère doit nous conduire : le droit que nous avons sur l’existence d’un autre n’est fondé que sur l’ignorance qui l’empêche de juger pour lui-même ; c’est donc sur notre avantage réel, et non sur notre seule opinion, que notre volonté doit se régler ; il ne suffit point de croire qu’il soit utile pour lui de l’exposer à un danger, il faut que cette utilité soit prouvée. On chercherait vainement à éluder la difficulté, en décidant qu’alors l’intérêt général doit l’emporter ; ce patriotisme exagéré n’est qu’une illusion dangereuse, capable d’entraîner à des injustices, et même à des crimes, les hommes ignorants et passionnés. Sans doute il est des circonstances où l’on peut devoir au bonheur public le sacrifice volontaire de ses droits ; mais jamais celui des droits d’un autre ne peut être ni juste ni légitime.

Parmi les mémoires de M. D’Alembert, on en trouve plusieurs qui ont pour objet le calcul intégral, et qui renferment en quelques pages un grand nombre de méthodes particulières ou de vues nouvelles sur la théorie générale de cde calcul ; telle est une méthode pour réduire à la solution d’une équation linéaire, la recherche de l’intégrale indéfiniment approchée d’une équation quelconque ; méthode à la fois élégante et singulière : telles sont les observations importantes sur la forme générale du facteur, qui rend l’équation qu’il multiplie, la différentielle exacte d’une fonction ou finie, ou d’un ordre moins élevé. Dans ces morceaux dispersés, les vérités se pressent , et comme elles sont peu développées, elles peuvent échapper à un lecteur inattentif ou peu instruit ; l’auteur y paraît plus occupé d’assurer aux géomètres des vérités nouvelles, que de jouir de la gloire qu’il pouvait en attendre ; ainsi la plupart de ces mémoires offriront à ceux qui sauront les méditer et en faire usage, des lumières utiles, et peut-être même leur vaudront beaucoup de gloire, s’ils n’ont pas la générosité de la rapporter au premier auteur.

La solution du problème des tautochrones mérite une mention particulière : ce problème, résolu d’abord par Jean Bernoulli et par M. Euler, l’avait été depuis par M. Fontaine, qui avait employé une méthode nouvelle et vraiment originale ; sa solution, plus générale que les premières, contenait des principes de calcul d’une utilité plus étendue que celle du problème ; cependant M. Fontaine n’avait cherché, comme les géomètres qui l’avaient précédé, qu’à déterminer la courbe tautochrone dans quelques hypothèses de force accélératrice ; et la question de savoir s’il existe une tautochrone dans toutes les hypothèses, et de déterminer celles où elle existe, n’avait pas été encore examinée. M. D’Alembert reçut de M. de La Grange une formule qui contenait la solution de cette nouvelle question, plus curieuse et plus difficile ; il en chercha la démonstration, et non-seulement il la découvrit, mais il parvint à une formule plus générale encore, que M. de La Grange trouvait aussi en même temps. Ces exemples sont fréquents dans l’histoire des mathématiques, et ils doivent l’être, puisque les objets sur lesquels l’étendue et la nature des méthodes permettent de s’exercer, sont également sous les yeux de tous ; que le progrès des sciences auxquelles on applique le calcul offre également à tous, dans chaque époque, un certain nombre de questions à résoudre ; que la vérité est une, et qu’ils emploient à peu près les mêmes instruments : cependant, il est rare que les preuves de l’égalité soient aussi claires qu’elles l’ont été dans cette occasion ; d’ailleurs, on n’y croit que dans le cas où chacun de ceux qui veulent partager la gloire d’une découverte en ont fait d’autres qu’ils ne partagent avec personne.

M. D’Alembert a publié des éléments de musique ; on s’étonnera peut-être que l’analyste profond qui avait résolu le problème des cordes vibrantes, se soit borné à donner une exposition du système de Rameau, qu’il parvint à rendre intelligible ; mais il ne croyait pas que la théorie mathématique du corps sonore pût encore rendre raison des règles de la musique. Il a aimé pendant toute sa vie cet art qui se lie, d’un côté, aux recherches les plus subtiles et les plus savantes de la mécanique rationnelle, tandis que sa puissance sur nos sens et sur notre âme offre aux philosophes des phénomènes non moins singuliers, et plus inexplicables encore.

On doit compter au nombre des services que M. D’Alembert a rendus aux mathématiques, et surtout à la philosophie, le soin qu’il a pris d’éclaircir une dispute célèbre sur la mesure des forces, dispute qui, pendant une partie de ce siècle, a partagé les géomètres ; et d’apprécier ces principes tirés de la métaphysique des causes finales, qu’on voulait substituer aux principes directs de la mécanique, et employer à la découverte des lois de la nature. Ces questions avaient égaré quelques bons esprits, et consumé en pure perte le temps toujours si précieux de plusieurs hommes de génie ; M. D’Alembert les discuta, et on n’en parla plus : les questions les plus profondes de la métaphysique ont eu souvent le même sort que ces tours d’adresse ou de combinaison, qui étonnent, qui excitent la curiosité tant qu’on en ignore le secret, mais qu’on méprise aussitôt qu’il a été deviné.

Nous n’avons pu donner ici qu’une esquisse très-abrégée des travaux de M.. D’Alembert sur les mathématiques ; travaux que, ni les distractions, ni la faiblesse de sa santé, ni ses infirmités, n’interrompirent jamais, qu’il suivait encore, il n’y a pas une année, au milieu de ses douleurs, et qui ont produit à cette époque un nouveau volume d’opuscules, où l’on retrouve son génie et cette même finesse, ce même esprit philosophique qui caractérisent toutes ses productions.

Le goût très-vif qu’il avait eu pendant quelque temps pour la littérature et la philosophie, n’avait point affaibli sa première passion ; ses ouvrages mathématiques étaient les seuls auxquels il attachât une importance sérieuse ; il disait, il répétait souvent qu’il n’y avait de réel que ces vérités ; et tandis que les savants lui reprochaient son goût pour la littérature, et le prix qu’il mettait à l’art d’écrire, souvent il offensait les littérateurs, en laissant échapper son opinion secrète sur le mérite ou l’utilité de leurs travaux.

L’Académie des sciences a souvent profité de ces mêmes talents qu’on lui faisait un reproche d’avoir cultivés : dans ces assemblées solennelles, où des souverains sont venus au milieu de nous rendre hommage aux sciences, et recevoir celui de notre reconnaissance pour l’intérêt qu’ils prennent à leurs progrès, M. D’Alembert a été plus d’une fois l’organe de cette compagnie. Les circonstances où il est permis de dire des vérités aux princes sont si rares, que M. D’Alembert n’en laissait point alors échapper l’occasion ; il savait exprimer avec force celles qu’il était temps de prononcer, et faire entendre avec finesse d’autres vérités plus contraires aux opinions communes, mais aussi dont il croyait plus utile que les rois fussent convaincus ; il avait l’art de plaire aux princes qui l’écoutaient, en défendant devant eux la cause de l’humanité, et savait leur rendre les sciences respectables, en leur montrant que leur gloire véritable, leur puissance, leur sûreté même, dépendent plus qu’on ne croit de l’instruction répandue dans toutes les classes de leurs sujets, et que, par une révolution dont l’origine remonte à l’invention de l’imprimerie, et dont rien ne peut plus arrêter les progrès, la force, les richesses, la félicité des nations, sont devenues le prix des lumières.

En 1772, M. D’Alembert fut nommé secrétaire de l’Académie française, dont il était membre depuis 1754, et il s’imposa un devoir que ses prédécesseurs avaient jusqu’alors négligé, celui de continuer l’histoire de cette compagnie. Il s’engagea donc à écrire la vie de tous les académiciens morts depuis 1700 jusqu’en 1772 ; l’obscurité de quelques-uns, l’esprit de parti qui exagérait ou rabaissait la réputation de plusieurs, le contraste de jugement de la postérité et de l’opinion des contemporains, la grande variété des talents par lesquels chacun d’eux s’était distingué : toutes ces difficultés auraient pu arrêter un écrivain moins zélé pour la gloire de l’Académie, ou moins sûr de les vaincre ; elles ne firent qu’exciter l’ardeur de M. D’Alembert, et dans l’espace de trois ans, près de soixante-dix éloges furent achevés. Il s’était auparavant exercé dans le même genre ; les éloges de Jean Bernoulli et de l’abbé Terrasson avaient même été ses premiers essais ; celui de MOntesquieu était digne de l’homme illustre à qui ce monument était consacré. L’article Éloge, dans l’Encyclopédie, contient des préceptes excellents sur les éloges historiques ; ces préceptes, dictés par la raison et par le goût, font sentir toute la difficulté de ce genre d’ouvrage, et doivent décourager ceux qui, honorés de cette fonction par une compagnie savante, sentent combien ils restent au-dessous et des leçons que leur donne M. D’Alembert, et des exemples qu’il leur a tracés.

Les premiers éloges de M. D’Alembert sont écrits d’un style clair et précis, tantôt énergique, tantôt piquant et plein de finesse, mais toujours noble, rapide, soutenu. Dans ceux qu’il a faits pour l’histoire de l’Académie française, il s’est permis plus de simplicité, de familiarité même ; des traits plaisants, des mots échappés à ceux dont il parle, ou dits à leur occasion, un grand nombre d’anecdotes propres à peindre, ou les hommes ou les opinions de leur temps, donnent à ces ouvrages un autres caractère ; et le public, après avoir encouragé cette liberté par des applaudissements multipliés, parut ensuite la désapprouver. Nous osons croire qu’avant de prononcer si cette sévérité n’a pas été injuste, il faut avoir lu tout l’ouvrage ; en effet, si dans une suite d’éloges, ce ton familier rend la lecture de la collection plus facile ; si cette liberté d’entremêler des plaisanteries ou des anecdotes à des discussions philosophiques et littéraires, augmente l’intérêt et le nombre des lecteurs, alors il serait difficile de blâmer M. D’Alembert d’avoir changé sa manière : d’ailleurs, le ton dans les ouvrages, comme dans la société, doit naturellement changer avec l’âge ; on exige d’un jeune homme un maintien plus soigné, une attention sur lui-même toujours soutenue ; on pardonne à un vieillard plus de familiarité et de négligence ; on veut que l’un marque par toutes ses manières les égards qu’il doit à ceux qui l’environnent ; on ne demande à l’autre que d’intéresser ou de plaire : ainsi, dans les premiers ouvrages d’un écrivain, on exige avec raison qu’il montre, par son attention à soigner, à soutenir son style, le désir qu’il a de mériter le suffrage de ses lecteurs ; mais lorsque sa réputation est consommée, lorsque son âge et ses travaux lui ont donné le droit de regarder comme ses disciples une partie de ceux qui le lisent ou qui l’écoutent, alors il peut se négliger davantage, s’abandonner à tous ses mouvements, et traiter ses lecteurs plutôt comme des amis que comme des juges. La partie de cet ouvrage, qui a déjà été publiée, nous assure que ce recueil sera un monument précieux pour l’histoire littéraire, et un de ces livres si rares, où les hommes qui craignent l’application, mais qui aiment la vérité et les lettres, peuvent trouver des leçons utiles de philosophie, de morale et de goût. On peut juger du caractère des grands hommes par la liste de leurs amis, et malheureusement cette liste a paru prouver quelquefois qu’ils aimaient mieux des flatteurs que des amis véritables, comme si l’idée de l’égalité les eût fatigués : cependant, si l’on pénètre plus avant, si l’on va chercher jusqu’au fond de leur cœur le motif caché de cette préférence pour les hommes médiocres, peut-être s’apercevra-t-on que ce sentiment tient à une défiance secrète d’eux-mêmes, qu’ils n’osent avouer ; on verra que la plupart de ceux qui ont mérité ce reproche avaient usurpé une partie de leur célébrité, et on en pourra conclure qu’ils craignaient plus les lumières de leurs égaux que leur société, et d’être jugés que d’être surpassés. La réputation de M. D’Alembert est appuyée sur une base trop solide, pour lui faire un mérite de s’être élevé au-dessus de cette faiblesse ; ami constant de Voltaire pendant plus de trente ans, loin d’être fatigué de sa gloire comme tant d’autres, il s’occupait avec un soin presque superstitieux de multiplier les hommages que ce grand homme recevait de ses compatriotes ; il ne parla de l’illustre Euler à un grand roi, dans les États duquel M. Euler vivait alors, que pour lui apprendre à le regarder comme un grand homme ; et même un sacrifice d’amour-propre, que l’exacte équité n’eût pas exigé, ne lui coûta point pour faire rendre justice à un rival dont le génie, s’exerçant sur une seule science, ne pouvait frapper ceux à qui cette science était étrangère. Lorsque M. Euler retourna en Russie, M. D’Alembert, consulté par le même prince, lui proposa de réparer cette perte en appelant à Berlin M. de La Grange ; et ce fut par lui seul, qu’un souverain qui l’estimait appris qu’il existait en Europe des hommes qu’on pouvait regarder comme ses égaux.

Son amitié était active et même inquiète ; les affaires de ses amis l’occupaient, l’agitaient, et souvent troublaient son repos encore plus que le leur : il était étonné de l’indifférence, de la tranquillité qu’ils montraient, leur en faisait des reproches ; et quelquefois son intérêt était si vif, qu’il les forçait de désirer le succès pour lui plus encore que pour eux-mêmes. Peu d’hommes ont été aussi bienfaisants, et il regardait cette bienfaisance comme un devoir de justice ; il ne croyait pas (comme nous l’avons dit) qu’il fût permis d’avoir du superflu, lorsque d’autres hommes n’ont pas même le nécessaire ; mais ses dons, si peu proportionnés à la médiocrité de sa fortune, ne suffisaient pas au besoin que son cœur avait de faire du bien ; son temps, le crédit de ses amis, l’autorité que lui donnaient son génie et ses vertus, tout appartenait également aux malheureux et aux opprimés. En lisant ses ouvrages, on est étonné que la vie d’un seul homme ait suffi à tant de travaux, et les soins de la bienfaisance et de l’amitié en ont rempli la moitié ; et il y sacrifiait sans peine, nous ne disons pas une partie de sa gloire, ce sacrifice coûte peu aux hommes capables de véritables affections, mais l’attrait puissant qui l’entraînait au travail. Son zèle pour le progrès des sciences et la gloire des lettres ne se bornait pas à y contribuer par ses ouvrages, il devenait le bienfaiteur, l’appui, le conseil de tous ceux qui, dans leur jeunesse, annonçaient du talent ou montraient du zèle pour l’étude : souvent il a éprouvé de l’ingratitude ;mais l’amitié qu’il a trouvée quelquefois pour prix de ses services et de ses leçons, le consolait, et il ne se croyait pas malheureux d’avoir fait cent ingrats pour acquérir un ami. Vers la fin de sa vie, à mesure qu’il voyait successivement se briser les liens formés dans sa jeunesse, c’est parmi ses anciens disciples qu’il avait choisi ses amis les plus chers, ceux qui étaient pour lui l’objet d’un sentiment plus tendre, et sur l’amitié desquels il comptait le plus ; et comme il avait toujours préféré la géométrie à toute autre étude, c’est sur deux géomètres de l’Académie que le choix de son cœur s’était surtout arrêté.

Ami de l’humanité, les intérêts, les droits des hommes étaient pour lui des objets sacrés ; souvent il les a défendus, et jamais il ne les a trahis : si l’on ne mérite pas le nom de citoyen en flattant bassement l’autorité, de quelque manière qu’elle s’exerce, en exaltant toujours les vertus et les actions de ceux qui gouvernent, au risque de louer tout à tour des principes contradictoires, on s’en rend également indigne en blâmant tout au hasard, en donnant pour patriotisme son attachement à une cabale dont on espère partager le crédit, en cachant sous l’apparence de l’amour naturel et légitime de la liberté, l’humeur secrète de n’avoir pas d’empire sur celle des autres. Un bon citoyen s’intéresse vivement au bonheur général, s’élève avec courage contre ceux qui font le mal ou qui le permettent ; il obéit aux lois, mais en réclamant contre celles qui blessent l’humanité et la justice ; soumis à l’autorité, il respecte ceux qui en sont les dépositaires, mais il les juge ; il combat toutes les erreurs qui peuvent troubler la paix ou attenter aux droits des hommes ; il désire enfin qu’ils soient éclairés sur leurs vrais intérêts comme sur leurs droits, parce que leur félicité commune et la tranquillité publique dépendent de la liberté qu’ils ont de s’instruire, et de la destruction des préjugés : tel fut constamment M. D’Alembert, mauvais citoyen pour l’homme puissant et corrompu, mais bon patriote aux yeux des ministres justes et éclairés, comme aux yeux de la nation.

Il avait prouvé, par des traits éclatants, qu’il était inaccessible à l’intérêt autant qu’à la vanité ; mais les augmentations successives, et toujours très-modiques, que reçut son revenu, n’étaient pas reçues avec l’indifférence à laquelle on aurait pu s’attendre ; elles lui donnaient plus de facilité pour acquitter des dettes de bienfaisance qu’il regardait comme de véritables obligations ; ses inquiétudes sur ses affaires n’avaient jamais d’autre objet : Et je serai forcé de retrancher sur ce que je donne, était la seule crainte qu’il confiât à ses amis, lorsque des circonstances imprévues le menaçaient de quelque perte ou de quelque retardement. Avec de tels sentiments, il ne devait avoir et n’eut jamais qu’une fortune médiocre : on ne parvient pas à s’enrichir, quand c’est pour les autres seulement qu’on veut être riche ; et ceux qui, en accumulant des trésors, parlent encore de leur mépris pour les richesses, prouvent seulement qu’ils joignent l’hypocrisie à leurs autres vices.

Le caractère de M. D’Alembert était franc, vif et gai ; il se livrait à ses premiers mouvements, mais il n’en avait point qu’il eût intérêt de cacher. Dans ses dernières années, une inquiétude habituelle avait altéré sa gaieté ; il s’irritait facilement, mais revenait plus facilement encore ; cédait à un mouvement de colère, mais ne gardait point d’humeur ; malgré la tournure quelquefois maligne de son esprit, on n’a jamais eu à lui reprocher la plus petite méchanceté, et il n’a jamais affligé, même ses ennemis, que par son mépris et son silence. Après avoir demeuré près de quarante ans dans la maison de sa nourrice, sa santé l’obligea de quitter le logement qu’il occupait chez elle, et l’âge de cette femme respectable ne lui permit pas de le suivre : tant qu’elle vécut, deux fois chaque semaine il se rendait auprès d’elle, s’assurait par ses yeux des soins qu’on avait de sa vieillesse, cherchait à prévenir, à deviner ce qui pouvait rendre plus douce la fin d’une vie sur laquelle sa reconnaissance et sa tendresse avaient répandu l’aisance et le bonheur. En quittant cette maison, il chercha un asile dans l’amitié, dans la société habituelle d’une femme aimable qui, par une sensibilité simple et vraie, par les grâces piquantes et naturelles de son esprit, par la force de son âme et de son caractère, avait fait naître en lui un sentiment que les malheurs qu’elle avait longtemps éprouvés rendirent plus profond et plus tendre, et qui eût été la consolation de la vie de M. D’Alembert, s’il n’avait pas eu le malheur de lui survivre.

Les savants et les écrivains les plus célèbres, des étrangers distingués par leurs lumières, des hommes de tous les ordres, mais choisis parmi ceux qui aimaient la vérité, et qui étaient dignes de l’entendre, lui formèrent alors une société nombreuse, où se joignait une foule de jeunes littérateurs et de gens du monde, que le désir de voir un grand homme, ou la vanité de dire qu’ils l’avaient vu, attirait auprès de lui. Cette société rassemblait, pour ainsi dire, tous les hommes qui, zélés pour les intérêts de l’humanité, mais différents par leurs occupations, leurs goûts, leurs opinions, n’étaient rapprochés que par un désir égal de hâter les progrès des lumières, un même amour pour le bien, et un respect commun pour l’homme illustre que son génie et sa gloire avaient naturellement placé à leur tête : elle offrait aux jeunes gens qui entraient dans la carrière des lettres, les moyens de faire des connaissances utiles à leur avancement ou à leur fortune, sans se livrer à une dissipation d’autant plus funeste pour le talent, qu’il est encore moins formé ; ils y trouvaient les encouragements que donne le suffrage libre et éclairé des hommes supérieurs, les lumières utiles qui s’échappent de leur conversation, enfin la crainte salutaire pour la jeunesse de perdre, par sa conduite, l’estime d’une société qu’on respecte et qu’on recherche. Ce n’est point ici mon jugement que j’expose, c’est l’expression fidèle des sentiments de plusieurs de ceux qui étaient admis chez M. D’Alembert, telle qu’elle leur est échappée au milieu de leurs regrets.

La constitution de M. D’Alembert était naturellement faible, le régime le plus exact, l’abstinence absolue de toute liqueur fermentée, l’habitude de ne manger que seul d’un très-petit nombre de mets sains et apprêtés simplement, ne purent le préserver d’éprouver avant l’âge les infirmités et le dépérissement de la vieillesse ; il ne lui restait depuis longtemps que deux plaisirs : le travail et la conversation ; son état de faiblesse lui enlevait celui des deux qui lui était le plus cher. Cette privation altéra un peu son humeur ; son penchant à l’inquiétude augmenta ; son âme paraissait s’affaiblir comme ses organes ; mais cette faiblesse n’était qu’apparente ; on le croyait accablé par la douleur, et on ignorait qu’il en employait les intervalles à discuter quelques questions mathématiques qui avaient piqué sa curiosité, à perfectionner son histoire de l’Académie, à augmenter sa traduction de Tacite, et à la corriger ; on ne devinait pas que, dans le moment où il verrait que son terme approchait, et qu’il n’avait plus qu’à quitter la vie, il reprendrait tout son courage. Dans ses derniers jours, au milieu d’une société nombreuse, écoutant la conversation, l’animant encore quelquefois par des plaisanteries ou par des contes, lui seul était tranquille, lui seul pouvait s’occuper d’un autre objet que de lui-même, et avait la force de se livrer à la gaieté et à des amusements frivoles.

Illustre par plusieurs de ces grandes découvertes qui assurent au siècle où elles ont été dévoilées l’honneur de former une époque dans la suite éternelle des siècles ; digne, par sa modération, son désintéressement, la candeur et la noblesse de son caractère, de servir de modèle à ceux qui cultivent les sciences, et d’exemple aux philosophes qui cherchent le bonheur ; ami constant de la vérité et des hommes ; fidèle jusqu’au scrupule aux devoirs communs de la morale, comme aux devoirs que son cœur lui avaient prescrits ; défenseur courageux de la liberté, et de l’égalité dans les sociétés savantes ou littéraires dont il était membre ; admirateur impartial et sensible de tous les vrais talents ; appui zélé de quiconque avait du mérite ou des vertus ; aussi éloigné de toute jalousie que de toute vanité ; n’ayant d’ennemis que parce qu’il avait combattu des partis, aimé la vérité et pratiqué la justice ; ami assez tendre pou que la supériorité de son génie, loin de refroidir l’amitié en blessant l’amour-propre, ne fit qu’y ajouter un charme plus touchant, il a mérité de vivre dans le cœur de ses amis, comme dans la mémoire des hommes. Il s’est assuré que ses vues de bienfaisance seront exécutées après lui ; que les ouvrages qu’il laisse, disposés par lui-même dans le plus grand ordre, seront donnés au public, à l’utilité duquel il les a consacrés, et il a confié ses dispositions à trois de ses amis : l’un , son confrère à l’Académie française, distingué par des ouvrages ingénieux et utiles, par son goût éclairé pour les arts, par un caractère aimable et solide, était uni avec lui par une amitié de trente ans, qui avait toujours été sans nuage ; un autre , magistrat d’une cour souveraine, respecté pour sa probité sévère, l’avait connu dès son enfance, l’avait aimé avant que sa gloire fût répandue, et l’a toujours aimé depuis. Je n’ai pu avoir d’autre titre pour être placé dans une liste si honorable, que l’amitié même de M. D’Alembert, amitié que mon zèle pour l’étude m’avait méritée dès ma jeunesse, que pendant plus de quinze ans j’ai regardée comme un des premiers biens de ma vie, et dont le souvenir doux et cruel ne s’affaiblira jamais dans mon cœur, car il est des pertes qui ne peuvent s’oublier, parce qu’elles ne peuvent se réparer ; et lorsque l’ami qui nous a été enlevé était un de ces hommes rares que plusieurs générations ne peuvent quelquefois remplacer ; lorsque son amitié tendre, active, courageuse, éclairée, était unique comme lui-même ; lorsqu’on était uni avec lui par ces rapports d’opinions, de goûts, de sentiments, par cet attrait naturel, qui rendraient irréparable la privation même d’un ami qui n’aurait point d’autres titres à nos regrets, il ne doit rester à ceux qui ont éprouvé de telles pertes, et qui les ont vues se renouveler en peu d’années, que la triste et douloureuse consolation de n’avoir pas vécu sans connaître le bonheur.

M. D’Alembert est mort le 29 octobre 1783.

 
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