Jean le Rond D'Alembert, secrétaire perpétuel de l'Académie française, membre des Académies des sciences de France, de Prusse, de Russie, de Portugal, de Naples, de Turin, de Norvège, de Padoue ; de l'Académie royale des belles-lettres de Suède, de l'Institut de Bologne, de la Société littéraire de Cassel, et de la Société philosophique de Boston, naquit à Paris le 17 novembre 1717.
Nous ne chercherons point à lever le voile dont le nom de ses parents a été couvert pendant sa vie ; et qu'importe ce qu'ils ont pu être ? les véritables aïeux d'un homme de génie sont les maîtres qui l'ont précédé dans la carrière ; et ses vrais descendants sont des élèves dignes de lui.
Exposé près de l'église de Saint-Jean-le-Rond, M. D'Alembert fut porté chez un commissaire, qu'heureusement l'habitude des tristes fonctions de sa place n'avait point endurci ; il craignit que cet enfant débile et presque mourant ne pût trouver dans un hospice public les soins, les attentions suivies, nécessaires pour sa conservation ; il en chargea une ouvrière dont il connaissait les murs et l'humanité ; et c'est de ce hasard heureux qu'a dépendu l'existence d'un homme qui devait être l'honneur de sa patrie et de son siècle, et que la nature avait destiné à enrichir de tant de vérités nouvelles le système des connaissances humaines.
Cet abandon, qui peut-être n'était même qu'apparent, ne dura que très-peu de jours ; le père de M. D'Alembert le répara aussitôt qu'il en fut instruit ; il fit pour l'éducation de son fils, et pour lui assurer une subsistance indépendante, ce qu'exigeaient la nature et le devoir : sa famille regarda M. D'Alembert, tant qu'il fut inconnu, comme un parent à qui elle devait des soins et des égards ; et lorsqu'il fut devenu célèbre, elle s'honora de ces liens que la reconnaissance avait resserrés.
M. D'Alembert fit ses études au collège des Quatre-Nations, et les fit d'une manière brillante, indice quelquefois trompeur de ce qu'un homme doit être un jour. L'importance que le cardinal Mazarin eut la faiblesse ou l'imprudence de donner aux disputes des amis de Saint-Cyran avec les jésuites, avait produit des troubles qui, après quatre-vingts ans, agitaient encore la France, et dont le progrès des lumières a depuis presque anéanti jusqu'au souvenir ; mais en 1730, il n'y avait aucun corps, aucun collège, pour ainsi dire aucun homme, qui, par zèle religieux, par politique ou par désuvrement, n'eût embrassé un des deux partis.
Les maîtres de M. D'Alembert étaient de celui qu'on appelait janséniste, car dans les disputes de ce genre, on cherche toujours à rendre ses adversaires odieux par un nom de secte dont ils ont grand soin de se défendre ; espèce d'hommage qu'ils rendent à la raison. M. D'Alembert fit, dans sa première année de philosophie, un commentaire sur l'épître de saint Paul aux Romains, et commença comme Newton avait fini ; ce commentaire donna de grandes espérances à ses maîtres. Les hommes distingués dans la littérature ou dans les sciences, montraient alors presque seuls à la nation l'exemple d'une indifférence salutaire : on se flatta que M. D'Alembert rendrait au parti de Port-Royal une portion de son ancienne gloire, et qu'il serait un nouveau Pascal.
Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on lui fit suivre des leçons de mathématiques ; mais bientôt on s'aperçut qu'il avait pris pour ces sciences une passion qui décida du sort de sa vie. En vain ses maîtres cherchèrent à l'en détourner, en lui annonçant que cette étude lui dessécherait le cur (ils ne sentaient pas sans doute toute la force de l'aveu que renferme cette expression) : M. D'Alembert fut moins docile que Pascal ; jamais on ne put lui faire regarder l'amour un peu exclusif des vérités certaines et claires comme une erreur dangereuse, ou comme un penchant de la nature corrompue.
En sortant du collège, il jeta un coup d'il sur le monde, il sy trouva seul, et courut chercher un asile auprès de sa nourrice ; lidée consolante que sa fortune, toute médiocre quelle était, répandrait un peu daisance dans cette famille, la seule quil pût regarder comme la sienne, était encore pour lui un motif puissant. Il y vécut près de quarante années, conservant toujours la même simplicité, ne laissant apercevoir laugmentation de son revenu que par celle de ses bienfaits ; ne voyant, dans la grossièreté des manières de ceux avec lesquels il vivait, quun sujet dobservations plaisantes ou philosophiques, et cachant tellement sa célébrité et sa gloire, que sa nourrice, qui laimait comme un fils, qui était touchée de sa reconnaissance et de ses soins, ne saperçut jamais quil fût un grand homme. Son activité pour létude dont elle était témoin, ses nombreux ouvrages dont elle entendait parler, nexcitaient ni son admiration, ni le juste orgueil quelle aurait pu ressentir, mais plutôt une sorte de compassion : Vous ne serez jamais quun philosophe, lui disait-elle ; et quest-ce quun philosophe ? Cest un fou qui se tourmente pendant sa vie, pour quon parle de lui lorsquil ny sera plus.
Dans cette maison, DAlembert soccupait presque uniquement de géométrie, achetant quelques livres, allant chercher dans les bibliothèques publiques ceux quil ne pouvait acheter : souvent il se présentait à lui des vues nouvelles, il les suivait, il goûtait déjà le plaisir de faire des découvertes ; mais ce plaisir était court, il consultait les livres, et voyait, avec un sentiment un peu pénible, que ce quil croyait avoir trouvé le premier était déjà connu : alors il se persuada que la nature lui avait refusé le génie, quil devait se borner à savoir ce que les autres auraient découvert, et il se résigna sans peine à cette destinée ; il sentait que le plaisir détudier, même sans la gloire, suffirait encore à son bonheur. Cette anecdote, que nous tenons de lui-même, nous paraît un fait moral bien précieux ; il est rare de pouvoir observer le cur humain si près de sa pureté naturelle, et avant que lamour-propre lait corrompu.
Cependant, on fit apercevoir à M. DAlembert quavec une pension de douze cents livres, on nétait pas assez riche pour renoncer aux moyens daugmenter son aisance ; on lui fit sentir la nécessité de prendre un état, car celui de géomètre nen est pas un, et même les places où les connaissances mathématiques sont nécessaires ne donnent pas cette heureuse indépendance que le jurisconsulte et le médecin sans fortune obtiennent dès les premiers pas de leur carrière. M. DAlembert étudia dabord en droit, et y prit des degrés, mais il abandonna bientôt cette étude : louvrage de Montesquieu nexistait point encore, on ne prévoyait pas la révolution quil devait produire dans nos esprits ; létude du droit ne pouvait paraître que celle de lopinion, de la volonté, du caprice des hommes, qui, depuis trente siècles, avaient joui ou abusé du pouvoir en Grèce, à Rome et chez les Barbares : comment un jeune géomètre neût-il pas été bientôt dégoûté de pareils objets, sur lesquels il trouvait à exercer sa mémoire bien plus que sa raison ? Il préféra donc la carrière de la médecine ; mais la passion de la géométrie lui faisait encore négliger ses nouvelles études, et il prit le parti courageux de se séparer des objets de sa passion ; ses livres de mathématiques furent portés chez un de ses amis, où il ne devait les reprendre quaprès avoir été reçu docteur en médecine, lorsquils ne seraient plus pour lui quun délassement et non une distraction.
Cependant, poursuivi par ses idées, il demandait de temps en temps à son ami un livre qui lui était nécessaire pour se délivrer de cette inquiétude pénible que si peu dhommes connaissent, et que produit le souvenir confus dune vérité dont on cherche en vain les preuves dans sa mémoire ; peu à peu tous ses livres se retrouvèrent chez lui : alors, bien convaincu de linutilité de ses efforts pour combattre son penchant, il y céda, et se voua pour toujours aux mathématiques et à la pauvreté. Les années qui suivirent cette résolution furent les plus heureuses de sa vie, il se plaisait à en répéter les détails : à son réveil, il pensait, disait-il, avec un sentiment de joie, au travail commencé la veille, et qui allait remplir la matinée ; dans les intervalles nécessaires de ses méditations, il songeait au plaisir vif que le soir il éprouverait au spectacle, où, pendant les entractes, il soccupait du plaisir plus grand que lui promettait le travail du lendemain.
En 1741, il entra dans lAcadémie des sciences ; il sen était fait connaître par un mémoire où il relevait quelques fautes échappées au père Reinau, dont lanalyse démontrée était alors regardée en France comme un livre classique ; et cétait en létudiant pour sinstruire, que le jeune géomètre avait appris à le corriger.
Il sétait occupé ensuite dexaminer quel devait être le mouvement dun corps qui passe dun fluide dans un autre plus dense, et dont la direction nest pas perpendiculaire à la surface qui les sépare. Lorsque cette direction est très-oblique, on voit le corps, au lieu de senfoncer dans le second fluide, se relever et former un ou plusieurs ricochets, phénomène qui avait amusé les enfants longtemps avant la découverte des premiers principes des sciences, et que cependant, jusquà M. DAlembert, on navait pas encore bien expliqué. Deux ans après son entrée à lAcadémie, il publia son traité de Dynamique.
Dans la science du mouvement, il faut distinguer deux sortes de principes : les uns sont des vérités de pure définition, les autres sont ou des faits donnés par lobservation, ou des lois générales déduites de la nature des corps considérés comme impénétrables, indifférents au mouvement, et susceptibles den recevoir. De ces derniers principes, celui de la décomposition des forces était le seul vraiment général qui fût connu jusqualors ; et joint à ces vérités de définition, sur lesquelles Huyghens et Newton navaient rien laissé à découvrir, il avait suffi pour établir leurs sublimes théories, et pour résoudre ces problèmes de statique, si célèbres dans le commencement de ce siècle. Mais si les corps ont une forme finie, si on les imagine liés entre eux par des fils flexibles, ou par des verges inflexibles, et quon les suppose en mouvement, alors ces principes ne suffisent plus, et il fallait en inventer un nouveau ; M. DAlembert le découvrit, et il navait que vingt-six ans : ce principe consiste à établir légalité, à chaque instant, entre les changements que le mouvement du corps a éprouvés et les forces qui ont été employées à les produire, ou, en dautres termes, à séparer en deux parties laction des forces motrices, à considérer lune comme produisant seule le mouvement du corps dans le second instant, et lautre comme employée à détruire celui quil avait dans le premier. Ce principe si simple, qui réduisait à la considération de léquilibre toutes les lois du mouvement, a été lépoque dune grande révolution dans les sciences physico-mathématiques. A la vérité, plusieurs des problèmes résolus dans le traité de Dynamique lavaient déjà été par des méthodes particulières ; différentes en apparence pour chaque problème, elles nétaient sans doute réellement quune seule et même méthode ; sans doute elles renfermaient le principe général qui y était caché, mais personne navait pu ly découvrir ; et si on refusait, sous ce prétexte, à M. DAlembert la juste admiration quil mérite, on pourrait, avec autant de raison, faire honneur à Huyghens des découvertes de Newton, et accorder à Wallis la gloire que Leibnitz et Newton se sont disputée.
Les découvertes successives qui forment les sciences naissent les unes des autres ; celle qui appartient exclusivement à un seul homme est due à son génie, aidé des travaux de ceux qui lont précédé, lui ont aplani la carrière, et ne lui ont plus laissé quun dernier obstacle à vaincre : mais, parmi ces découvertes, il en est qui, par leur étendue, leur influence sur le progrès général des sciences, la nombreuse suite de théories nouvelles qui nen sont que le développement, semblent former une classe particulière, et mériter à leur inventeur un rang à part dans le nombre déjà si petit des hommes de génie.
Telle a été celle du principe de M. DAlembert. Déjà, en 1744, il lavait appliqué à la théorie de léquilibre et du mouvement des fluides, et tous les problèmes résolus jusqualors par les géomètres étaient devenus en quelque sorte des corollaires de ce principe : mais il avait fallu employer en même temps les hypothèses ingénieuses de M. Daniel Bernoulli, que leur accord avec les phénomènes les plus généraux de lhydraulique permettait presque de regarder comme des faits. Dans la théorie des fluides, comme dans celle du mouvement des corps susceptibles de changer de forme, le principe de M. DAlembert, lorsquon lemployait seul, conduisait à des équations qui échappaient aux méthodes connues, et cette première découverte semblait rendre nécessaire celle dun nouveau calcul ; M. DAlembert en eut encore lhonneur : dans un ouvrage sur la théorie générale des vents, couronné par lAcadémie de Berlin en 1746, il donna les premiers essais du calcul des différences partielles ; lannée suivante, il lappliqua au problème des cordes vibrantes, dont la solution, ainsi que la théorie des oscillations de lair et de la propagation du son, navaient pu être données que dune manière incomplète par les géomètres qui lavaient précédé, et ces géomètres étaient ou ses maîtres ou ses rivaux.
Linvention de ce calcul est encore une de ces découvertes destinées à être dans les sciences une époque mémorable ; elle le mérite dautant plus, quen donnant un nouvel instrument dun usage très-étendu, elle a montré en même temps la route quil fallait suivre pour en former dautres du même genre ; et toutes les parties de lanalyse où lon considère des équations dont lintégrale peut contenir des fonctions arbitraires de quantités variables, doivent être regardées comme des branches du calcul de M. DAlembert, quels que soient la forme de ces arbitraires et le système de différentiation qui les ait fait évanouir.
Dans cette pièce sur la théorie des vents, il ne considéra que leffet qui peut être produit par laction combinée de la lune et du soleil sur le fluide dont la terre est enveloppée ; il examina quelle figure latmosphère doit prendre à chaque instant, en vertu de cette action, la force et la direction des courants qui en résultent, et les changements que doit produire, sur leur direction et sur leur vitesse, la forme des grandes vallées qui sillonnent la surface du globe.
Les changements de température, produits dans latmosphère par la présence du soleil, sont une autre cause générale, régulière, et susceptible dêtre mesurée : M. DAlembert se borne à en remarquer lexistence ; il aurait fallu, pour la calculer, adopter quelque hypothèse sur les lois de la dilatation de lair, sur lintensité de laction de la chaleur du soleil aux différentes hauteurs, et pour des couches dair plus ou moins denses ; ses recherches neussent servi quà donner une preuve de plus de son génie pour lanalyse, mais sans conduire à aucun résultat réel ; il neût travaillé que pour la gloire, et il voulait réserver ses forces pour des ouvrages utiles aux progrès des sciences.
Il lui restait encore à donner un moyen dappliquer son principe au mouvement dun corps fini, dune figure donnée ; et, en 1749, il résolut le problème de la précession des équinoxes. Laxe de la terre ne répond point toujours au même lieu du ciel, mais il se dirige successivement vers tous les points dun cercle parallèle au plan de lorbite terrestre ; et par une suite de ce mouvement, les équinoxes et les solstices répondent, dans la même période, à toutes les parties du zodiaque : ce phénomène, connu sous le nom de précession des équinoxes, a été observé par les anciens ; Hipparque en avait supposé la période de 25,200 ans et les modernes, par des observations plus exactes, lont fixée à environ 720 ans de plus. Ce mouvement en longitude nest pas le seul quéprouve laxe de la terre ; il en a un autre en latitude, bien plus petit, qui nest quune espèce de balancement, et dont la période est de dix-huit ans seulement ; cette nutation na été découverte que dans ce siècle par Bradley, et jusquà lui on la confondait avec les mouvements irréguliers, propres aux étoiles fixes. Newton attribuait avec raison la précession des équinoxes à leffet de lattraction de la lune et du soleil sur la terre ; il savait que notre planète est un sphéroïde aplati vers les pôles, et que ces deux astres étant mus dans des plans où ils nagissent pas dune manière semblable sur les parties semblablement disposées autour de laxe de la terre, doivent altérer son mouvement de rotation. Mais ce nétait pas assez. Newton avait appris le premier aux philosophes à nadmettre pour vraies que des explications calculées, qui rendent raison du phénomène en lui-même, de sa quantité et de ses lois ; aussi essaya-t-il de déterminer leffet de lattraction de la lune et du soleil sur le mouvement de laxe de la terre ; mais les méthodes danalyse et les principes même de mécanique nécessaires pour une solution directe, manquaient à son génie, et il fut obligé dadmettre des hypothèses qui ne le conduisirent à un résultat conforme à lobservation, que par la compensation des erreurs produites par chacune delles. Vingt-trois ans après sa mort, cette limite, quil semblait avoir posée, navait pas été franchie ; M. DAlembert en eut la gloire ; il expliqua également le phénomène de la nutation, nouvellement découvert, et répara lhonneur de la France, ou plutôt du continent, qui jusqualors navait eu rien à opposer aux découvertes de Newton. Un seul géomètre, M. Euler, eût pu disputer cette gloire à M. DAlembert ; mais en donnant une solution nouvelle du problème, il avoua quil avait lu louvrage de M. DAlembert, et fit cet aveu avec cette noble franchise dun grand homme qui sent quil peut, sans rien perdre de sa renommée, convenir du triomphe de son rival.
En 1752, M. DAlembert publia un traité sur la résistance des fluides, auquel il donna le titre modeste dessai, et qui est un de ses ouvrages où lon trouve le plus de choses originales et neuves.
La simple supposition que chaque élément de la masse fluide, en changeant de forme à chaque instant, conserve le même volume, lui suffit pour appliquer son principe aux questions les plus difficiles, et il est conduit à des équations de la nature de celles dont sa nouvelle analyse peut donner la solution : les réflexions sur les causes générales des vents contenaient le germe de ces découvertes ; mais ici elles sont développées, et la théorie du mouvement des fluides est enfin véritablement assujettie au calcul.
A la même époque, M. DAlembert avait donné, dans les Mémoires de lAcadémie de Berlin, des recherches sur le calcul intégral, où la méthode de Jean Bernoulli, pour les fonctions rationnelles, était perfectionnée ; où, par un usage adroit des substitutions, il étendait cette méthode à plusieurs classes de fonctions irrationnelles ; où il réduisait à une même expression toutes les imaginaires, sous quelque forme quelles se présentent, quelle que soit léquation à laquelle elles doivent satisfaire ; où il donnait la théorie des points de rebroussement de la seconde espèce, dont plusieurs géomètres célèbres, et M. Euler lui-même, avaient combattu lexistence ; où enfin il proposait une méthode dintégrer les équations linéaires dun ordre quelconque, intégration importante, qui est le fondement de toutes les méthodes dapproximation pour les équations différentielles, et par conséquent, dans létat actuel de lanalyse, la clef de toutes les questions de lastronomie physique. M. Euler avait publié avant lui une méthode également générale pour ces équations ; mais le géomètre français lavait aussi prévenu sur quelques autres points.
M. DAlembert na donné aucun grand ouvrage sur le calcul ; ses mémoires même, à lexception de ceux que nous venons de citer, et dun petit nombre dautres, ont pour objet des questions de mécanique : mais il a répandu dans tous de nouvelles méthodes danalyse, ou des remarques importantes sur les méthodes déjà connues, et on lui doit en grande partie les progrès rapides que le calcul intégral a faits dans ce siècle. Il semblait seulement que lidée de quelque application utile était nécessaire pour réveiller son génie qui déployait alors toute sa finesse, toute sa profondeur et toute sa fécondité. Cest ainsi que M. DAlembert sétait montré, à trente-deux ans, le digne successeur de Newton, en résolvant le problème de la précession des équinoxes, dont la solution confirme, par une preuve victorieuse, la théorie de la gravitation universelle, en se consacrant comme lui à létude des lois mathématiques de la nature, et en créant comme lui une science nouvelle, en inventant aussi un nouveau calcul, mais dont personne na contesté la découverte à M. DAlembert, ou na voulu la partager.
Tant quil na été que géomètre, à peine était-il connu dans sa patrie : borné à la société de quelques amis, nayant jamais vu, parmi les gens en place, que deux ministres qui, par les agréments de leur esprit, auraient été des particuliers aimables ; réduit au nécessaire le plus simple, mais heureux du plaisir que donne létude, et de sa liberté, il avait conservé sa gaieté naturelle dans toute la naïveté de la jeunesse. Content de son sort, il ne désirait ni fortune ni distinctions ; et il nen avait point obtenu, parce quil est plus commode de les accorder à ceux qui les demandent quà ceux qui savent les mériter. Sa gaieté, des saillies piquantes, le talent de conter et même de jouer ses contes, de la malice dans le ton avec de la bonté dans le caractère, autant de finesse dans la conversation que de simplicité dans la conduite ; toutes ces qualités, en le rendant, par leur réunion, à la fois estimable et amusant, le faisaient rechercher dans le monde. On aimait en lui cette bonhomie si touchante quand elle se trouve dans les hommes supérieurs, chez qui pourtant elle est bien moins rare que dans ceux qui nont que la prétention de lêtre.
Cependant un roi, déjà illustré par cinq victoires, et dont la gloire devait croître encore, avertit enfin la France quelle avait un grand homme de plus ; ses bienfaits vinrent chercher M. DAlembert, et il y joignit des témoignages destime et damitié fort au-dessus de ses bienfaits. Peu de temps après, M. DAlembert reçut une pension du gouvernement ; il la devait à lamitié de M. le comte dArgenson, qui aimait les gens desprit, et nen était point jaloux, parce que lui-même avait beaucoup desprit. Cette jalousie est plus commune quon ne le croit, et elle a été souvent le motif secret de lindifférence ou de la haine de quelques ministres pour les hommes de génie que le hasard avait fait naître dans le même pays et dans le même siècle. La tranquillité de M. DAlembert fut altérée dès que sa réputation fut plus répandue. Lorsque son goût pour la littérature et ses méditations sur la philosophie étaient un secret connu seulement de ses amis ; borné aux yeux de tous les autres à létude des sciences abstraites, il échappait à leur jugement ; apprécié par un petit nombre de rivaux ou de disciples, admiré deux seuls, sa gloire noffensait encore personne. Mais il sétait lié, depuis sa jeunesse, par une amitié tendre et solide, avec un homme dun esprit étendu, dune imagination vive et brillante, dont le coup dil vaste embrassait à la fois les sciences, les lettres et les arts, également passionné pour le vrai et pour le beau, également propre à pénétrer les vérités abstraites de la philosophie, à discuter avec finesse les principes des arts, et à peindre leurs effets avec enthousiasme ; philosophe ingénieux et souvent profond, écrivain à la fois agréable et éloquent, hardi dans son style comme dans ses idées : instruisant ses lecteurs, mais surtout leur inspirant le désir dapprendre à penser, et faisant toujours aimer la vérité, même lorsque, entraîné par son imagination, il avait le malheur de la méconnaître.
Une traduction de lEncyclopédie anglaise de Chambers, qui avait été proposée à M. Diderot, devint entre ses mains lentreprise la plus grande et la plus utile que lesprit humain ait jamais formée. Il se proposa de réunir dans un dictionnaire tout ce qui avait été découvert dans les sciences, ce quon avait pu connaître des productions du globe, les détails des arts que les hommes ont inventés, les principes de la morale, ceux de la politique et de la législation, les lois qui gouvernent les sociétés, la métaphysique des langues et les règles de la grammaire, lanalyse de nos facultés, et jusquà lhistoire de nos opinions. M. DAlembert fut associé à ce projet, et ce fut alors quil donna le Discours préliminaire de lEncyclopédie. Il y trace dabord le développement de lesprit humain, non tel que lhistoire des sciences et celle des sociétés nous le présentent, mais tel quil soffrirait à un homme qui aurait embrassé tout le système de nos connaissances, et qui, réfléchissant sur lorigine et la liaison de ses idées, sen formerait un tableau dans lordre le plus naturel ; il verrait la morale et la métaphysique naître de ses observations sur lui-même ; la science des gouvernements, et celle des lois, de ses observations sur la société. Excité par ses besoins, il voudrait acquérir la connaissance des productions de la nature, et celle des moyens de les multiplier et de les employer. Le désir de soulager ses maux lui ferait inventer toutes les sciences sur lesquelles la médecine sappuie, et dont le but est de perfectionner ou de rendre plus sûr lart de guérir ; lenvie naturelle de connaître les propriétés les plus générales des corps le conduirait aux vérités de la chimie et de la physique. Bientôt, dépouillant successivement ces corps de toutes leurs qualités, pour ne conserver que le nombre et létendue, il formerait toutes les sciences mathématiques ; il déterminerait ensuite pour chaque science lobjet quelle doit se proposer, la méthode quelle doit suivre, le degré de certitude auquel elle peut atteindre. Forcé de les séparer, pour en pouvoir saisir et embrasser chaque partie, il observerait encore les liens imperceptibles qui les unissent, les secours quelles peuvent se prêter, et leur influence réciproque.
La suite de ce discours contient un tableau précis de la marche des sciences depuis leur renouvellement, de leurs richesses à lépoque où M. DAlembert en traçait lhistoire, et des progrès quelles devaient espérer encore : les grands hommes des siècles passés y sont jugés par un de leurs égaux ; les sciences, par un homme qui les avait enrichies de grandes découvertes : et la réunion dune vaste étendue de connaissances, cette manière denvisager les sciences qui nappartient quà un homme de génie, un style clair, noble, énergique, ayant toute la sévérité quexige le sujet, et tout le piquant quil permet, ont mis le Discours préliminaire de lEncyclopédie au nombre de ces ouvrages précieux que deux ou trois hommes tout au plus dans chaque siècle sont en état dexécuter. Dès le moment où M. DAlembert fut connu pour mériter une place distinguée parmi les philosophes et les écrivains, il eut, et il mérita toujours depuis davoir les ennemis que les succès dans les lettres et dans la philosophie ne manquent jamais dattirer ; cest-à-dire, la foule de ceux pour qui la littérature est un métier, et la classe plus nombreuse encore de ces hommes aux yeux de qui la vérité ne paraît quune innovation dangereuse. Il publia, peu de temps après, des mélanges de philosophie, dhistoire et de littérature, qui augmentèrent le nombre de ses détracteurs. Les mémoires de Christine montrèrent quil connaissait les droits des hommes, et quil avait le courage de les réclamer.
Lessai sur la société des gens de lettres avec les grands déplut à ceux des littérateurs qui trouvaient dans cette société une utilité réelle ou laliment dune vaine gloire, et qui furent blessés de voir exposer aux yeux du public la honte des fers quils nosaient rompre ou quils ambitionnaient de porter. On ne peut mieux juger cet essai quen rapportant la réponse dune femme de la cour à des hommes qui reprochaient à M. DAlembert davoir exagéré le despotisme des grands et lasservissement quils exigeaient : Sil mavait consultée, je lui en aurais appris davantage.
Peut-être devons-nous en partie à cet ouvrage le changement qui sest fait dans la conduite des gens de lettres, et qui remonte vers la même époque ; ils ont senti enfin que toute dépendance personnelle dun Mécène leur ôtait le plus beau de leurs avantages, la liberté de faire connaître aux autres la vérité lorsquils lont trouvée, et dexposer dans leurs ouvrages, non les prestiges de lart décrire, mais le tableau de leur âme et de leurs pensées : ils ont renoncé à ces épîtres dédicatoires qui avilissent lauteur, même lorsque louvrage pouvait inspirer lestime ou le respect ; ils ne se permettent plus ces flatteries, toujours dautant plus exagérées, quils méprisaient davantage au fond du cur lhomme puissant dont ils mendiaient la protection ; et, par une révolution heureuse, la bassesse est devenue un ridicule que très-peu dhommes de lettres ont eu le courage de braver.
M. DAlembert joignit à ces ouvrages philosophiques la traduction de quelques morceaux choisis de Tacite ; cétait sexposer aux coups dune classe dhommes qui nauraient pu latteindre, sil fût resté dans la région où il sétait placé à côté de Newton : mais il sortit victorieux de ce combat, du moins au jugement des philosophes et des gens du monde ; et on convint quil ny avait personne qui, par son genre desprit et la précision de son style, fût plus en état dentendre Tacite, et plus digne de le traduire. Les occupations littéraires de M. DAlembert ne lui avaient point fait négliger les mathématiques : une foule darticles, insérés dans lEncyclopédie, montrent, dans une exposition en apparence élémentaire, et le génie dun géomètre, et le coup dil dun philosophe.
Cest dans le même espace de temps quil composa ses recherches sur différents points importants du système du monde ; il y perfectionna sa solution du problème des perturbations des planètes, déjà connue depuis plusieurs années de lAcadémie et des savants. Deux géomètres en partageaient la gloire avec lui ; tous trois, à peu près dans le même temps, donnaient une solution de ce problème ; le fond de leur méthode était le même : tous trois avaient trouvé, par un premier calcul, que le mouvement de lapogée de la lune nétait que la moitié de ce quil est réellement ; tous trois, en calculant un terme de plus, avaient reconnu la conformité des résultats du calcul et de lobservation. Cette concurrence, qui subsista également dans lapplication de la même méthode aux mouvements des comètes, produisit une longue discussion entre M. DAlembert et M. Clairaut, car M. Euler resta simple spectateur. Lorsquon examine les disputes de ce genre, longtemps après le moment où elles se sont élevées, lorsque le temps a calmé les premiers mouvements de lamour-propre, lorsque lamitié même, dont le zèle est quelquefois plus durable, peut considérer de sang-froid les objets de la discussion, souvent on sétonne de limportance quon y avait attachée. On pourrait demander ici pourquoi M. DAlembert nimita point la tranquillité de M. Euler ; et comment, lorsque le mérite davoir résolu le problème ne lui était point contesté, lorsquil ne partageait avec personne, ni la gloire davoir découvert un principe fondamental de la mécanique, et de lavoir appliqué, soit à la théorie des fluides, soit au mouvement des corps finis, ni celle davoir inventé un nouveau calcul, il pouvait mettre tant de prix à la part plus ou moins grande quil devait obtenir dans lhonneur de la solution dun problème moins difficile ? Mais il est un effort presque impossible à notre faiblesse, celui de supporter tranquillement linjustice ; peut-être le sentiment de nos forces, qui fait souffrir tant de maux avec constance, est-il plus propre à faire fortifier quà détruire ce mouvement de la nature indignée, quil ne faut pas confondre avec la vanité ou avec la jalousie.
M. DAlembert éprouvait alors les effets de cette injustice ; depuis quil sétait placé parmi les gens de lettres du premier ordre, on sétait rendu plus difficile sur sa réputation comme géomètre. Le public, qui laisse assez paisiblement les mathématiciens (dont il ne connaît que les noms) régler les rangs entre eux, et se distribuer la gloire à leur gré, neut pas la même indulgence pour un géomètre littérateur et philosophe ; quelques savants profitèrent de cette disposition générale, ils essayèrent modestement de faire croire quils étaient au moins égaux ; et souvent des étrangers, qui navaient pas le même intérêt de déprimer sa réputation, ont été frappés de la contradiction quils observaient entre lopinion des sociétés de Paris et le jugement de lEurope. M. DAlembert crut voir la suite de la même injustice dans la manière dont sa solution du problème des trois corps était appréciée par quelques personnes (ce nétaient pas celles qui lavaient résolu ou qui auraient pu le résoudre), et il défendit avec chaleur des droits quil eût abandonnés même par amour-propre, si on avait été juste envers lui.
Dans ses recherches sur le système du monde, M. DAlembert examina la question de la figure de la terre. Newton doit être regardé comme celui qui la traitée le premier, car Huyghens avait démêlé seulement linfluence que le changement de la force centrifuge aux différentes latitudes devait avoir sur la force de gravité, mais sans avoir bien connu la vraie direction et la véritable loi de la pesanteur. Newton résolut le problème, en regardant la terre comme un solide homogène de révolution. M. Clairaut en donna la solution dans lhypothèse dune densité variable, mais la même dans chaque couche concentrique, et en supposant par conséquent que la force de la pesanteur est toujours perpendiculaire à la surface. Ces suppositions, quelque naturelles quelles paraissent, sont un peu arbitraires, et M. DAlembert traita le problème dune manière plus générale et plus rigoureuse, en supposant seulement la figure peu différente dune sphère, et la densité assujettie à une loi quelconque.
On sait que dans ces questions lon suppose à la terre une figure telle que, si elle était fluide, ses parties resteraient en équilibre, et quelle conserverait la même figure, sans aucun autre changement que les oscillations produites dans la masse fluide par laction des corps célestes. Cette supposition fit découvrir à M. DAlembert quil existait pour les fluides deux états déquilibre : lun fixe, auquel la masse reviendrait après avoir éprouvé un petit dérangement, et lautre non fixe, quun léger mouvement suffit pour détruire sans retour ; observation qui, sétendant à toutes les espèces de corps, est très-importante dans lapplication des principes de la mécanique aux phénomènes de la nature.
Telles avaient été les découvertes de M. DAlembert, lorsquen 1756 lAcadémie lui donna le titre de pensionnaire surnuméraire. Cette distinction, accordée à son génie et à ses ouvrages, prouve que les compagnies savantes ont quelquefois assez déquité, ou entendent assez bien les intérêts de leur gloire, pour honorer, dans un de leurs membres, un mérite et des talents supérieurs ; si leur justice est plus lente, elle est aussi plus éclairée que celle des particuliers. Quelques académiciens, animés dun zèle sans doute respectable par ses motifs, sopposaient à cette violation de lusage ; ils alléguaient les inconvénients de lexemple : Eh bien, leur répondit M. Camus, si un autre prétend à la même distinction, et quil ait autant de titres, il faudra bien laccorder encore.
En 1759, M. DAlembert publia ses Éléments de philosophie.
Il y développe les premiers principes et la véritable méthode des différentes sciences ; il montre les écueils quon doit éviter dans chacune, quand on ne veut pas risquer de ségarer : il est peu de livres qui, dans un si petit espace, renferment plus de vérités ; et lauteur, par la clarté avec laquelle il les analyse, par la propriété des expressions et la précision de son style, a su rendre ces vérités usuelles et accessibles aux lecteurs les moins familiarisés avec les idées abstraites. En retranchant un petit nombre de pages, où il est aisé de reconnaître les sacrifices que des convenances du moment ont exigés, cet ouvrage mérite dentrer dans léducation de tous les hommes qui cherchent à sinstruire, parce quil est également propre à donner des idées justes sur tous les objets de nos connaissances à ceux qui ne veulent en approfondir aucun, et à préserver les savants des préjugés que létude à laquelle ils se livrent pourrait leur donner. On sait que chaque science a les siens, dont létendue des connaissances ou le génie ne saurait nous garantir, qui nuisent au progrès de la science même, et dont la philosophie est le seul préservatif.
On trouve, dans ces éléments, la solution dune question importante déjà discutée dans la préface du traité de Dynamique. Les philosophes disputaient encore pour savoir si les lois du mouvement sont dune vérité nécessaire ou contingente ; cest-à-dire, si elles sont, les unes des vérités de définition, les autres des conséquences absolues de létendue et de limpénétrabilité des corps, ou bien si ces lois sont leffet dune volonté libre qui les a établies pour conserver lordre de lunivers. M. DAlembert résolut la question, et montra que ces lois sont nécessaires ; la découverte de son principe lui donna les preuves de cette vérité, et on peut regarder cette partie de son ouvrage comme une découverte en métaphysique, celle de toutes les sciences où jusquici il a été le plus rare den faire de vraiment dignes de ce nom. M. DAlembert établit pour principe de morale lobligation de ne pas regarder comme légitime lusage de son superflu, lorsque dautres hommes sont privés du nécessaire ; et de ne disposer pour soi-même que de la portion de sa fortune qui est formée, non aux dépens du nécessaire des autres, mais par la réunion dune partie de leur superflu. Il fait sentir dans ce même ouvrage lutilité déléments de morale mis à la portée de tous les hommes, où les règles du devoir seraient établies par la raison, et les motifs de le remplir fondés sur la nature et sur la vérité. Plus dune fois il fut tenté dentreprendre ces éléments ; une seule raison len empêcha : il en avait formé le plan, et ce plan lavait conduit à une question importante pour laquelle il navait pas trouvé de solution. Louvrage aurait été incomplet, et aurait perdu une grande partie de son utilité, si cette question navait pas été résolue ; il pensait dailleurs que, tant quelle restait indécise, il nétait ni juste ni prudent de rendre publiques les difficultés quelle présentait, et nous croyons devoir imiter ici sa discrétion.
Le roi de Prusse lut les Éléments de philosophie, et montra combien il les estimait, en proposant à lauteur des difficultés sur lesquelles il lui demanda des éclaircissements. Ils ont été imprimés depuis, mais non absolument tels quils avaient été envoyés au roi : on pouvait dire à ce prince des vérités que des particuliers, revêtus dailleurs dune autorité précaire, auraient craint dentendre ; et il fallait développer aux hommes ordinaires ce quil suffisait dindiquer à ce monarque.
Quil me soit permis de tracer ici, daprès les conversations, comme daprès les ouvrages de M. DAlembert, un tableau faible, mais fidèle, des principes de sa philosophie, et de discuter même quelques uns des reproches quon a pu lui faire sur ses opinions ; lamitié ne me fera point altérer la vérité, elle a aussi son orgueil, et je croirais loffenser si je paraissais craindre que M. DAlembert ne fût pas assez grand pour que ses amis mêmes puissent avouer ses défauts.
Longtemps occupé des sciences mathématiques, M. DAlembert avait contracté lhabitude de nêtre frappé que des vérités susceptibles de preuves rigoureuses ; il voyait la certitude séloigner, à mesure que lon ajoutait des idées accessoires aux idées simples, sur lesquelles sexercent la géométrie pure et la mécanique rationnelle ; et son goût pour les sciences semblait suivre absolument la même proportion. Il voulait que les sciences physiques se bornassent à des faits et à des explications calculées ; que pour juger de la réalité dun phénomène, on vérifiât le fait en lui-même, au lieu de le rejeter daprès une impossibilité apparente ; quon ne dît pas dune chose qui blesse les idées communes, elle est absurde, mais elle nest pas prouvée. On laccusait de faire peu de cas des sciences physiques, et cette accusation était injuste ; il ne méprisait que ces systèmes dont les preuves se réduisent à montrer que limpossibilité absolue nen est pas encore rigoureusement démontrée ; ces aperçus incertains, quon annonce pour de grandes vues ; ces explications appuyées sur des raisonnements vagues, qui pourraient tout au plus conduire à de légères probabilités ; enfin, cet abus du langage scientifique, qui change quelquefois en une science de mots ce qui ne devrait être quune science de faits et de calculs. On pourrait croire seulement quil a poussé trop loin sa rigueur ; car si ces hypothèses, ces vues, ces explications ne forment point une véritable science, elles servent à multiplier les expériences, les observations, à les montrer sous leurs différentes faces ; elles nous guident dans nos recherches, elles préparent les découvertes, et semblent être laurore du jour dont peuvent espérer de jouir les siècles qui nous suivront.
M. DAlembert réduisait à un petit nombre de vérités générales, de premiers principes, le peu que nous pouvons savoir certainement sur la métaphysique, sur la morale, sur les sciences politiques : peut-être donnait-il à lesprit humain des limites trop étroites ; peut-être quaccoutumé à des vérités démontrées, et formées didées simples et déterminées avec précision, il nétait pas assez frappé des vérités dun autre ordre, qui ont pour objet des idées plus compliquées, et dans la discussion desquelles il faut même se faire des définitions, et, pour ainsi dire, des idées nouvelles, parce que les mots employés dans ces sciences, tirés de la langue vulgaire, et employés dans le langage commun, nont quun sens vague et indéterminé. Peut-être paraissait-il navoir pas assez senti que, dans des sciences dont le but est denseigner comment on doit agir, lhomme peut, comme dans la conduite de la vie, se contenter de probabilités plus ou moins fortes, et qualors la véritable méthode consiste moins à chercher des vérités rigoureusement prouvées, quà choisir entre des propositions probables, et surtout à savoir évaluer leur degré de probabilité.
Lopinion de M. DAlembert a le danger de trop resserrer le champ où lesprit humain peut sexercer ; de rendre lignorance présomptueuse, en lui montrant ce quelle ne connaît pas comme impossible à connaître ; enfin, de livrer au doute, à lincertitude, et par conséquent à des principes vagues et arbitraires, des questions importantes au bonheur de lhumanité ; inconvénient dautant plus grand, que bien des hommes sont intéressés à faire croire que ces questions ne peuvent avoir de principes fixes, pour se réserver le droit de les décider suivant leurs vues personnelles ou leur caprice. Mais ce danger est peut-être moindre que celui dune philosophie plus tranchante, qui érigerait en vérités certaines ses opinions et ses préjugés : après tout, ceux quon refuse de croire nont pas à se plaindre lorsquon se borne à être difficile sur les preuves ; et quand on est bien sûr davoir trouvé la vérité, on ne peut se fâcher contre ceux qui nous disent : Prouvez, et nous vous croirons. Aussi le tort de M. DAlembert se réduit-il à navoir pas voulu quelquefois examiner ces preuves quon lui disait certaines, ou approfondir ces questions quil regardait comme insolubles ; et ce tort est bien léger, si lon songe combien de fois il avait été trompé par de fausses promesses. Les philosophes qui, sur les opinions spéculatives, se renferment dans le doute presque absolu, ont, par une conséquence nécessaire, des opinions pratiques très-modérées.
M. DAlembert croyait, comme Fontenelle, que lhomme sage nest pas obligé de sacrifier son repos à lespérance incertaine dêtre utile ; quil doit la vérité aux hommes, mais avec les ménagements nécessaires pour ne point avertir ceux quelle blesse de se soulever et se réunir contre elle ; que souvent, au lieu dattaquer de front des préjugés dangereux, il vaut mieux élever à côté deux les vérités, dont la fausseté de ces opinions est une conséquence facile à déduire ; quau lieu de porter à lerreur des coups direct, il suffit daccoutumer peu à peu les hommes à raisonner juste, afin quaprès en avoir pris lheureuse habitude, ils puissent avoir eux-mêmes le plaisir et la gloire de rompre les chaînes dont leur raison était opprimée, et de briser les idoles devant lesquelles ils étaient lassés de fléchir. Il regardait lamour de loccupation, le goût du repos, celui de la vie privée, comme les barrières les plus sûres quon pût opposer aux vices ; il craignait que ceux qui aspirent à des vertus plus éclatantes ne se trompassent eux-mêmes, ou ne cherchassent à tromper les autres, et que lamour trop inquiet du bien public ne fût souvent une ambition déguisée. Il était indulgent par philosophie comme par caractère, persuadé quil faut exiger peu des hommes, pour être plus sûr den obtenir ce quon exige ; leur prescrire seulement ce quon leur a montré, par son exemple, nêtre pas au-dessus des forces humaines, et ne pas mettre lestime publique, la satisfaction intérieure à trop haut prix, de peur que la plupart des hommes naiment mieux y renoncer que dy prétendre.
Dans les différents travaux de lesprit, il proscrivait avec sévérité tout ce qui ne tendait pas à la découverte des vérités positives, tout ce qui nétait pas dune utilité immédiate. Un motif très-respectable, lamour du vrai et celui du bien général, lui avait fait même exagérer un peu cette sévérité : en effet, il nexiste pas détude où lon ne trouve du moins lavantage demployer le temps dune manière qui nest ni dangereuse pour soi, ni nuisible pour les autres : il en est du travail de lesprit comme de lexercice, celui même qui na pas dobjet contribue à la santé, fortifie le corps ; il nemploie pas nos forces, mais il nous apprend à les employer : des vérités isolées peuvent être indifférentes, mais aucun système, aucun ordre de vérités ne peuvent lêtre ; il nen est point dont une main sage et industrieuse ne sache tirer quelque jour une utilité réelle.
M. DAlembert avait appliqué lesprit de raisonnement et de discussion à la littérature et aux principes du goût ; avec une philosophie plus profonde que Fontenelle et La Motte, il avait marché sur leurs traces, en évitant les erreurs où lamour du paradoxe et lesprit de parti avaient pu les entraîner : il ne croyait pas quil y eût en littérature des lois générales fondées sur la raison. Écrire simplement, et surtout avec clarté ; nemployer que des mots dont le sens soit précis, ou du moins déterminé par lusage quon en fait ; éviter ce qui offense loreille, ce qui choque les convenances, le simple bon sens a dicté ces règles, et il nen voulait point dautres ; Lart décrire, disait-il, nest que lart de penser, et celui de léloquence nest que le don de réunir une logique exacte et une âme passionnée. Quant à la poésie, dont le but principal est de plaire, M. DAlembert ajoutait seulement à ses règles la nécessité de se soumettre aux lois de convention établies ; il faut craindre de blesser les hommes dont on veut captiver les suffrages, et lon doit respecter alors les jugements de leurs préjugés, presque autant que ceux de la raison. Ces opinions furent combattues par beaucoup de littérateurs, qui apparemment croyaient quils auraient trop à perdre si lon voulait borner leur mérite à celui de leurs idées. Les poètes surtout furent indignés dêtre jugés par un géomètre. La sécheresse des mathématiques leur semblait devoir éteindre limagination ; et ils ignoraient sans doute quArchimède et Euler en ont mis autant dans leurs ouvrages, quHomère ou lArioste en ont montré dans leurs poésies.
Cependant, M. DAlembert avait aussi fait des vers, mais en petit nombre : il réussissait surtout dans ceux qui, placés au bas dun portrait, doivent renfermer en peu de mots une pensée vraie, fine ou profonde, exprimée dune manière forte ou piquante, et rendre, par un petit nombre de traits, le caractère, les talents, les vertus dun homme célèbre. Il navait pas prononcé, à beaucoup près, toutes ses opinions littéraires et philosophiques : ce quil en avait laissé pénétrer lui avait suscité assez de haines ; aussi proposait-il que chaque homme de lettres, pour concilier les intérêts de la vérité ou ceux de son repos, déposât dans une espèce de testament littéraire ses opinions bien entières, bien dégagées de toutes restrictions. Il ne faut pas croire quil entendît par là certaines doctrines hardies, déjà si clairement énoncées dans un grand nombre de livres : mais il existe en littérature, en philosophie, en morale, beaucoup dopinions très-vraies, quon nose avouer, non quelles exposent à quelque danger réel celui qui les soutiendrait, mais parce quelles blessent lopinion commune de la société, dont il faut ménager les erreurs générales, si lon ne veut pas renoncer aux agréments quelle procure. Cette condescendance presque nécessaire perpétue une foule de petits préjugés, la plupart peu importants sils étaient seuls, mais qui, réunis ensemble, forment un grand obstacle aux progrès de la vérité, et entretiennent lhabitude de penser et de juger daprès autrui.
Nous devons regretter que M. DAlembert nait pas exécuté son projet ; peu dhommes auraient pu faire un ouvrage meilleur et plus étendu ; il en est peu qui aient conservé moins de préjugés. Malheureusement la plupart de ceux qui se vantent de nen plus avoir, en ont seulement abandonné un ou deux des plus grossiers, et tiennent dautant plus fortement à ceux qui leur restent, quils senorgueillissent davantage de la victoire quils ont remportée sur les autres. Combien dhommes croient dans ce siècle à la philosophie, comme leurs pères ont cru à lastrologie judiciaire ! et souvent une chimère nouvelle na pas denthousiastes plus zélés que les fougueux adversaires des vieux préjugés. Sage sans être timide, alliant la prudence et lamour de la vérité, M. DAlembert semblait pouvoir espérer que son repos ne serait pas troublé. LEncyclopédie en fut lécueil : un seul article de ce dictionnaire (larticle Genève) lui suscita deux disputes très-vives. Cette ville, que Calvin et Bèze avaient rendue célèbre dans le seizième siècle, était devenue une seconde fois, par le séjour de M. de Voltaire, lobjet de lattention de lEurope. M. DAlembert avait fait léloge de la constitution que Genève avait alors, de la douceur de ses lois, de léquité de ses magistrats, de lesprit philosophique qui sétait répandu même parmi le peuple ; mais il montrait quelque doute sur lorthodoxie de ses pasteurs, et regrettait que la proscription prononcée par Calvin contre les spectacles fût encore respectée. Il était en effet singulier que les pasteurs genevois, ou leurs protecteurs, prétendissent au droit dempêcher des citoyens libres de se livrer à un amusement qui na rien de contraire aux droits des autres hommes. Cette liberté était le seul objet de la réclamation de M. DAlembert ; il ne proposait point de sacrifier une partie du trésor public pour dissiper lennui qui poursuit les gens oisifs, et de faire payer par une nation libre les plaisirs de ses chefs ; mais il croyait que, puisque les hommes ont besoin damusement, un plaisir dont le goût, même excessif, nexpose point au risque de perdre ou sa fortune, ou son temps, ou sa santé ; un plaisir qui exerce lesprit, donne le goût de la littérature, et peut, sil est bien dirigé, inspirer des vertus ou détruire des préjugés, devait mériter quelque indulgence, ou même quelque encouragement. M. Rousseau combattit lopinion de M. DAlembert avec beaucoup déloquence et de chaleur ; cet écrit contre les théâtres, composé par un auteur qui avait fait une comédie et un opéra, eut en France un succès prodigieux, surtout parmi les gens du monde qui fréquentent le plus les spectacles : il semblait que, pour y aller avec plus de plaisir, ils avaient attendu à être bien sûrs de ne pouvoir en retirer aucune utilité réelle. M. DAlembert répondit à la lettre de M. Rousseau, et nous avouerons sans peine que sa réponse eut moins de succès ; cest, dans toute dispute, le sort des ouvrages dont lauteur, sachant éviter les deux extrêmes, garde ce juste milieu où se plaît la vérité. Les ennemis de M. DAlembert espérèrent un moment que sa querelle avec les pasteurs genevois laisserait quelques doutes sur la pureté de sa conduite, mais ils virent bientôt que cette espérance nétait pas fondée, et la dispute fût oubliée.
Pendant que les éditeurs de lEncyclopédie soccupaient à rendre ce livre plus digne de son succès ; que les défauts quon avait reprochés aux premiers volumes seffaçaient de plus en plus ; que les hommes les plus éclairés sempressaient dy contribuer, ce même ouvrage essuyait une sorte de persécution. Les deux partis qui avaient longtemps partagé lÉglise de France, étaient alors dans le moment où la chute de lun deux, devenue inévitable, allait entraîner lautre avec lui : lEncyclopédie gardait entre eux une neutralité absolue, et tous deux se réunirent contre elles ; des libelles enfantés par des écrivains incapables de lentendre ou den profiter, persuadèrent à des hommes puissants que ce livre pouvait être dangereux pour la nation, ou du moins pour eux-mêmes. Laccusation dimpiété avait cessé dêtre effrayante, à force davoir été prodiguée ; on fit du mot dencyclopédiste et de philosophe, le nom dune secte à laquelle on imputa le projet de détruire la morale et débranler les fondements de la paix publique ; tous ceux quon marquait de ces noms devaient être nécessairement de mauvais citoyens, parce qualors la France était ennemie dun roi philosophe, qui, juste appréciateur du mérite, avait donné des témoignages publics destime à quelques uns des auteurs de lEncyclopédie.
Cette guerre littéraire (qui eut lhonneur de faire quelquefois oublier aux oisifs de Paris les malheurs dune guerre plus importante) compromettait le repos de M. DAlembert, et réunissait aux ennemis méprisables que son génie lui avait faits, dautres ennemis dont il ne pouvait du moins mépriser le pouvoir. Le roi de Prusse lui offrit, après la paix de 1763, un asile dans sa cour, la place du président de son académie, une fortune fort au-dessus de ses désirs, mais que le plaisir quil goûtait à faire le bien pouvait rendre séduisante, enfin le repos et la liberté : M. DAlembert refusa ces offres ; il préféra sa patrie, où il était pauvre et persécuté, à la cour dun roi, qui, dépouillé de léclat du trône, eût encore mérité quun homme de génie recherchât sa société et son suffrage, et ce sacrifice lui coûta peu ; ses amis, la liberté de suivre ses recherches mathématiques, suffisaient à son bonheur, et il attendit tranquillement que le temps de linjustice fût passé.
Ce monarque qui lavait vu à Clèves avant la guerre, et qui alors lui avait proposé la survivance de M. de Maupertuis, ne fut point blessé de ce nouveau refus, et voulut que la place de président de son académie restât vacante, tant que lhomme quil en avait jugé digne pourrait loccuper. M. DAlembert crut lui devoir lhommage de sa reconnaissance, et, après lavoir été trouver dans ses États de Westphalie, il le suivit à Berlin, où il passa plusieurs mois. On vit un philosophe paisible, appelé sans aucun titre dans une cour guerrière, et admis dans la familiarité dun roi qui, après avoir résisté à une ligue formidable, venait de couronner ses victoires par une paix glorieuse. Aucun capitaine de son siècle navait gagné autant de batailles ; et lui seul avait enrichi, par des découvertes, cet art destructeur de la guerre, dont les progrès sont pourtant le seul moyen de faire jouir les peuples dune paix presque perpétuelle : car telle est la nature de lhomme que sa fureur pour les jeux de toute espèce diminue à mesure que lon y affaiblit linfluence du hasard. Cependant ce prince nétait enivré ni de ses triomphes, ni du bruit de sa renommée, il se plaisait à cultiver, dans la paix, la philosophie et les arts ; parlant avec simplicité de ses succès, de ses revers, de ses dangers, de ses ressources, et même de ses fautes, il comparait la gloire davoir fait Athalie à celle de ses victoires, en observant que le poète ne devait rien au sort ni à dautres quà lui-même ; et vivait avec le philosophe français dans cette égalité qui, malgré la différence des rangs, sétablit nécessairement entre les hommes de génie.
M. DAlembert avait refusé, peu de temps auparavant, une offre plus brillante : limpératrice de Russie lui avait proposé de le charger de léducation de son fils, et de len charger seul ; les titres, les récompenses, tous les avantages qui eussent flatté ou séduit un homme ordinaire, étaient prodigués. La gloire délever lhéritier dun grand empire eût pu éblouir un homme dun esprit supérieur ; et lespérance de contribuer au bonheur de cent peuples, réunis sous les mêmes lois, pouvait toucher un philosophe : M. DAlembert ne fut point ébranlé ; il crut quil ne devait pas à une nation étrangère le sacrifice de son repos ; que si ses talents pouvaient être utiles, ils appartenaient à sa patrie, et quune cour orageuse, où, dans lespace de vingt ans, deux révolutions avaient traversé le trône, et où le changement du ministre avait été souvent aussi funeste quune révolution, ne devait pas être le séjour dun philosophe qui était bien sûr de navoir aucun des talents nécessaires pour sy conduire. Il refusa donc cet honneur comme il laurait accepté, sans orgueil et sans ostentation ; cependant ces offres lui furent utiles, elles servirent à faire mieux connaître à la nation française la valeur de ce quelle possédait ; et la jalousie littéraire, la haine des partis furent envenimées, mais subjuguées par la force de lopinion publique.
En 1765, M. DAlembert donna son ouvrage sur la destruction des Jésuites. Labolition de cet ordre lui parut un évènement assez important dans lhistoire des opinions humaines pour mériter quil en traçât les détails, et cette histoire fût impartiale ; aussi ne manqua-t-elle pas daugmenter la haine que les deux partis avaient contre lui. Cette haine se signala par des libelles dont les auteurs ne prouvaient quune seule chose, cest que M. DAlembert avait eu raison dans ce quil avait dit de leur parti ; ils répondaient à laccusation dêtre fanatiques, en laissant échapper naïvement les traits du fanatisme le plus emporté et le plus stupide, et M. DAlembert ne crut pas devoir répondre à des adversaires qui savaient si bien défendre sa cause.
Après avoir donné ses Recherches sur le système du monde, il nentreprit plus de grands ouvrages mathématiques, mais il publia dans les recueils des académies dont il était membre, et dans neuf volumes dopuscules, un nombre très-grand de mémoires ; on y trouve lapplication de ses principes et de ses méthodes au problème de la libration de la lune, à ceux de la précession des équinoxes et de la nutation de laxe de la terre dans lhypothèse de la dissimilitude des méridiens, aux lois générales du mouvement de rotation, à celles des oscillations des corps plongés dans les fluides ; il y perfectionne sa théorie des fluides et sa solution du problème des trois corps ; il y étend ses méthodes de calcul : mais nous devons nous arrêter ici seulement aux objets entièrement nouveaux, qui ont été alors le sujet de ses méditations.
Les mathématiques offrent souvent des questions où les résultats présentent des difficultés que le calcul ne peut résoudre seul ; il faut quil emploie le secours quelquefois dangereux de la métaphysique : ce nest plus seulement du génie de la géométrie que dépend la solution des difficultés, mais de la finesse, de la justesse naturelle de lesprit. M. DAlembert a discuté, dans ses opuscules, quelques-unes de ces questions. Telle fut celle de la nature des logarithmes des quantités négatives. Leibnitz et Jean Bernoulli lavaient agitée, MM. Euler et DAlembert la renouvelèrent : le premier soutint lavis de Leibnitz, le second celui de Bernoulli ; ils se servirent de toutes les raisons que les nouvelles vérités découvertes dans lanalyse pouvaient leur offrir ; avec un génie égal à celui des deux premiers combattants, ils employèrent des armes plus fortes ; cependant la victoire resta encore indécise, et lon peut juger de la difficulté dune question dont de tels hommes nont pu dissiper tous les nuages.
M. DAlembert eut une autre discussion du même genre avec MM. de La Grange et Euler, sur la discontinuité des fonctions arbitraires qui entrent dans les intégrales des équations aux différences partielles ; question plus importante, et sur laquelle leurs ouvrages ont répandu plus de lumière. Les premiers principes du mouvement, comme la loi du levier, celle de la décomposition des forces, paraissent dune vérité si naturelle, si palpable, quil faut déjà de la sagacité pour sentir quelles ont besoin dêtre prouvées, et que la démonstration rigoureuse en est difficile ; M. DAlembert la cherchée avec succès dans la théorie générale des fonctions analytiques. Cest sans doute un spectacle bien intéressant pour les philosophes de voir, dans les objets soumis au calcul, des questions très-compliquées résolues avec facilité et dun trait de plume ; tandis que les vérités, en apparence plus simples, exigent un appareil singulier de preuves établies sur des théories savantes dont on navait pas encore la première idée, longtemps après que ces vérités, déjà découvertes et admises par tous les savants, étaient devenues dun usage universel et commun. Cest dans les opuscules mathématiques de M. DAlembert, que lon trouve et ses travaux sur la théorie des lunettes achromatiques et ses recherches sur plusieurs points doptique ; il y démontre la fausseté de lhypothèse où lon ne suppose dans la lumière solaire que sept rayons différemment réfrangibles, quoique le spectre allongé par le prisme reste continu ; il y remarque que nous rapportons les objets, non à leur vraie direction, mais à celle du rayon qui, perpendiculaire au fond de lil, exerce sur cet organe une force plus grande. Le calcul des probabilités occupe une partie importante de ses opuscules ; et si ce calcul sappuie un jour sur des bases plus certaines, cest à M. DAlembert que nous en aurons lobligation. Il expose dans ses recherches comment, si de deux évènements contraires lun est arrivé un certain nombre de fois de suite, on peut, en cherchant la probabilité que lun de ces deux évènements arrivera plutôt que lautre, ou la trouver égale pour les deux évènements, ou la supposer plus grande, soit en faveur de celui quon a déjà obtenu, soit en faveur de lévènement contraire : il fait voir que ces conclusions, opposées entre elles, sont la conséquence de trois méthodes de raisonner qui paraissent également justes, également naturelles. Il examine la règle qui prescrit de faire les avantages en raison inverse des probabilités, et montre combien, dans une foule dexemples, les conclusions déduites de ce principe semblent en contradiction avec celles où le simple bon sens aurait conduit ; il prouve que les moyens employés par plusieurs géomètres, pour détruire cette contradiction, ont été insuffisants ; lui-même en propose de nouveaux, mais il a soin den remarquer également les difficultés et les exceptions.
Dans lapplication de ce calcul à linoculation, M. DAlembert fait sentir que, sil est facile de prouver combien cette opération est utile pour la société en général, le calcul de lavantage dont elle peut être pour chaque particulier exige dautres principes : en effet, il sagit pour chacun de sexposer à un risque certain et présent, pour éviter un risque plus grand, mais éloigné et incertain ; et cette circonstance paraît changer la nature de la question. M. DAlembert na pas donné la solution du problème envisagé sous ce point de vue ; car celle quil propose, et qui consiste à comparer le risque de mourir de linoculation dans un court espace de temps, à celui dêtre attaqué de la petite vérole naturelle, et den mourir aussi dans un temps très-petit, donne seulement une limite au-dessous de laquelle le risque que court un inoculé nempêche pas que linoculation ne lui soit avantageuse ; mais ce risque pourrait être au-dessus de la même limite, sans que lon dût louer le courage ou condamner limprudence de celui qui sexposerait à ce danger. La vraie solution du problème dépend dune méthode dévaluer la vie, ou plutôt de lapprécier (car sa durée ne doit pas entrer seule dans le calcul) ; et il serait bien difficile de trouver pour cette méthode des principes dont tous les hommes, même raisonnables, voulussent convenir, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs enfants. Cest principalement dans cette dernière hypothèse que la question devient difficile, et quelle peut être importante : en prononçant sur notre propre danger, nous pouvons suivre notre volonté, nos penchants, et, après avoir balancé nos intérêts, nous décider pour celui que nous préférons ; en prononçant sur le sort dautrui, la justice la plus sévère doit nous conduire : le droit que nous avons sur lexistence dun autre nest fondé que sur lignorance qui lempêche de juger pour lui-même ; cest donc sur notre avantage réel, et non sur notre seule opinion, que notre volonté doit se régler ; il ne suffit point de croire quil soit utile pour lui de lexposer à un danger, il faut que cette utilité soit prouvée. On chercherait vainement à éluder la difficulté, en décidant qualors lintérêt général doit lemporter ; ce patriotisme exagéré nest quune illusion dangereuse, capable dentraîner à des injustices, et même à des crimes, les hommes ignorants et passionnés. Sans doute il est des circonstances où lon peut devoir au bonheur public le sacrifice volontaire de ses droits ; mais jamais celui des droits dun autre ne peut être ni juste ni légitime.
Parmi les mémoires de M. DAlembert, on en trouve plusieurs qui ont pour objet le calcul intégral, et qui renferment en quelques pages un grand nombre de méthodes particulières ou de vues nouvelles sur la théorie générale de cde calcul ; telle est une méthode pour réduire à la solution dune équation linéaire, la recherche de lintégrale indéfiniment approchée dune équation quelconque ; méthode à la fois élégante et singulière : telles sont les observations importantes sur la forme générale du facteur, qui rend léquation quil multiplie, la différentielle exacte dune fonction ou finie, ou dun ordre moins élevé. Dans ces morceaux dispersés, les vérités se pressent , et comme elles sont peu développées, elles peuvent échapper à un lecteur inattentif ou peu instruit ; lauteur y paraît plus occupé dassurer aux géomètres des vérités nouvelles, que de jouir de la gloire quil pouvait en attendre ; ainsi la plupart de ces mémoires offriront à ceux qui sauront les méditer et en faire usage, des lumières utiles, et peut-être même leur vaudront beaucoup de gloire, sils nont pas la générosité de la rapporter au premier auteur.
La solution du problème des tautochrones mérite une mention particulière : ce problème, résolu dabord par Jean Bernoulli et par M. Euler, lavait été depuis par M. Fontaine, qui avait employé une méthode nouvelle et vraiment originale ; sa solution, plus générale que les premières, contenait des principes de calcul dune utilité plus étendue que celle du problème ; cependant M. Fontaine navait cherché, comme les géomètres qui lavaient précédé, quà déterminer la courbe tautochrone dans quelques hypothèses de force accélératrice ; et la question de savoir sil existe une tautochrone dans toutes les hypothèses, et de déterminer celles où elle existe, navait pas été encore examinée. M. DAlembert reçut de M. de La Grange une formule qui contenait la solution de cette nouvelle question, plus curieuse et plus difficile ; il en chercha la démonstration, et non-seulement il la découvrit, mais il parvint à une formule plus générale encore, que M. de La Grange trouvait aussi en même temps. Ces exemples sont fréquents dans lhistoire des mathématiques, et ils doivent lêtre, puisque les objets sur lesquels létendue et la nature des méthodes permettent de sexercer, sont également sous les yeux de tous ; que le progrès des sciences auxquelles on applique le calcul offre également à tous, dans chaque époque, un certain nombre de questions à résoudre ; que la vérité est une, et quils emploient à peu près les mêmes instruments : cependant, il est rare que les preuves de légalité soient aussi claires quelles lont été dans cette occasion ; dailleurs, on ny croit que dans le cas où chacun de ceux qui veulent partager la gloire dune découverte en ont fait dautres quils ne partagent avec personne.
M. DAlembert a publié des éléments de musique ; on sétonnera peut-être que lanalyste profond qui avait résolu le problème des cordes vibrantes, se soit borné à donner une exposition du système de Rameau, quil parvint à rendre intelligible ; mais il ne croyait pas que la théorie mathématique du corps sonore pût encore rendre raison des règles de la musique. Il a aimé pendant toute sa vie cet art qui se lie, dun côté, aux recherches les plus subtiles et les plus savantes de la mécanique rationnelle, tandis que sa puissance sur nos sens et sur notre âme offre aux philosophes des phénomènes non moins singuliers, et plus inexplicables encore.
On doit compter au nombre des services que M. DAlembert a rendus aux mathématiques, et surtout à la philosophie, le soin quil a pris déclaircir une dispute célèbre sur la mesure des forces, dispute qui, pendant une partie de ce siècle, a partagé les géomètres ; et dapprécier ces principes tirés de la métaphysique des causes finales, quon voulait substituer aux principes directs de la mécanique, et employer à la découverte des lois de la nature. Ces questions avaient égaré quelques bons esprits, et consumé en pure perte le temps toujours si précieux de plusieurs hommes de génie ; M. DAlembert les discuta, et on nen parla plus : les questions les plus profondes de la métaphysique ont eu souvent le même sort que ces tours dadresse ou de combinaison, qui étonnent, qui excitent la curiosité tant quon en ignore le secret, mais quon méprise aussitôt quil a été deviné.
Nous navons pu donner ici quune esquisse très-abrégée des travaux de M.. DAlembert sur les mathématiques ; travaux que, ni les distractions, ni la faiblesse de sa santé, ni ses infirmités, ninterrompirent jamais, quil suivait encore, il ny a pas une année, au milieu de ses douleurs, et qui ont produit à cette époque un nouveau volume dopuscules, où lon retrouve son génie et cette même finesse, ce même esprit philosophique qui caractérisent toutes ses productions.
Le goût très-vif quil avait eu pendant quelque temps pour la littérature et la philosophie, navait point affaibli sa première passion ; ses ouvrages mathématiques étaient les seuls auxquels il attachât une importance sérieuse ; il disait, il répétait souvent quil ny avait de réel que ces vérités ; et tandis que les savants lui reprochaient son goût pour la littérature, et le prix quil mettait à lart décrire, souvent il offensait les littérateurs, en laissant échapper son opinion secrète sur le mérite ou lutilité de leurs travaux.
LAcadémie des sciences a souvent profité de ces mêmes talents quon lui faisait un reproche davoir cultivés : dans ces assemblées solennelles, où des souverains sont venus au milieu de nous rendre hommage aux sciences, et recevoir celui de notre reconnaissance pour lintérêt quils prennent à leurs progrès, M. DAlembert a été plus dune fois lorgane de cette compagnie. Les circonstances où il est permis de dire des vérités aux princes sont si rares, que M. DAlembert nen laissait point alors échapper loccasion ; il savait exprimer avec force celles quil était temps de prononcer, et faire entendre avec finesse dautres vérités plus contraires aux opinions communes, mais aussi dont il croyait plus utile que les rois fussent convaincus ; il avait lart de plaire aux princes qui lécoutaient, en défendant devant eux la cause de lhumanité, et savait leur rendre les sciences respectables, en leur montrant que leur gloire véritable, leur puissance, leur sûreté même, dépendent plus quon ne croit de linstruction répandue dans toutes les classes de leurs sujets, et que, par une révolution dont lorigine remonte à linvention de limprimerie, et dont rien ne peut plus arrêter les progrès, la force, les richesses, la félicité des nations, sont devenues le prix des lumières.
En 1772, M. DAlembert fut nommé secrétaire de lAcadémie française, dont il était membre depuis 1754, et il simposa un devoir que ses prédécesseurs avaient jusqualors négligé, celui de continuer lhistoire de cette compagnie. Il sengagea donc à écrire la vie de tous les académiciens morts depuis 1700 jusquen 1772 ; lobscurité de quelques-uns, lesprit de parti qui exagérait ou rabaissait la réputation de plusieurs, le contraste de jugement de la postérité et de lopinion des contemporains, la grande variété des talents par lesquels chacun deux sétait distingué : toutes ces difficultés auraient pu arrêter un écrivain moins zélé pour la gloire de lAcadémie, ou moins sûr de les vaincre ; elles ne firent quexciter lardeur de M. DAlembert, et dans lespace de trois ans, près de soixante-dix éloges furent achevés. Il sétait auparavant exercé dans le même genre ; les éloges de Jean Bernoulli et de labbé Terrasson avaient même été ses premiers essais ; celui de MOntesquieu était digne de lhomme illustre à qui ce monument était consacré. Larticle Éloge, dans lEncyclopédie, contient des préceptes excellents sur les éloges historiques ; ces préceptes, dictés par la raison et par le goût, font sentir toute la difficulté de ce genre douvrage, et doivent décourager ceux qui, honorés de cette fonction par une compagnie savante, sentent combien ils restent au-dessous et des leçons que leur donne M. DAlembert, et des exemples quil leur a tracés.
Les premiers éloges de M. DAlembert sont écrits dun style clair et précis, tantôt énergique, tantôt piquant et plein de finesse, mais toujours noble, rapide, soutenu. Dans ceux quil a faits pour lhistoire de lAcadémie française, il sest permis plus de simplicité, de familiarité même ; des traits plaisants, des mots échappés à ceux dont il parle, ou dits à leur occasion, un grand nombre danecdotes propres à peindre, ou les hommes ou les opinions de leur temps, donnent à ces ouvrages un autres caractère ; et le public, après avoir encouragé cette liberté par des applaudissements multipliés, parut ensuite la désapprouver. Nous osons croire quavant de prononcer si cette sévérité na pas été injuste, il faut avoir lu tout louvrage ; en effet, si dans une suite déloges, ce ton familier rend la lecture de la collection plus facile ; si cette liberté dentremêler des plaisanteries ou des anecdotes à des discussions philosophiques et littéraires, augmente lintérêt et le nombre des lecteurs, alors il serait difficile de blâmer M. DAlembert davoir changé sa manière : dailleurs, le ton dans les ouvrages, comme dans la société, doit naturellement changer avec lâge ; on exige dun jeune homme un maintien plus soigné, une attention sur lui-même toujours soutenue ; on pardonne à un vieillard plus de familiarité et de négligence ; on veut que lun marque par toutes ses manières les égards quil doit à ceux qui lenvironnent ; on ne demande à lautre que dintéresser ou de plaire : ainsi, dans les premiers ouvrages dun écrivain, on exige avec raison quil montre, par son attention à soigner, à soutenir son style, le désir quil a de mériter le suffrage de ses lecteurs ; mais lorsque sa réputation est consommée, lorsque son âge et ses travaux lui ont donné le droit de regarder comme ses disciples une partie de ceux qui le lisent ou qui lécoutent, alors il peut se négliger davantage, sabandonner à tous ses mouvements, et traiter ses lecteurs plutôt comme des amis que comme des juges. La partie de cet ouvrage, qui a déjà été publiée, nous assure que ce recueil sera un monument précieux pour lhistoire littéraire, et un de ces livres si rares, où les hommes qui craignent lapplication, mais qui aiment la vérité et les lettres, peuvent trouver des leçons utiles de philosophie, de morale et de goût. On peut juger du caractère des grands hommes par la liste de leurs amis, et malheureusement cette liste a paru prouver quelquefois quils aimaient mieux des flatteurs que des amis véritables, comme si lidée de légalité les eût fatigués : cependant, si lon pénètre plus avant, si lon va chercher jusquau fond de leur cur le motif caché de cette préférence pour les hommes médiocres, peut-être sapercevra-t-on que ce sentiment tient à une défiance secrète deux-mêmes, quils nosent avouer ; on verra que la plupart de ceux qui ont mérité ce reproche avaient usurpé une partie de leur célébrité, et on en pourra conclure quils craignaient plus les lumières de leurs égaux que leur société, et dêtre jugés que dêtre surpassés. La réputation de M. DAlembert est appuyée sur une base trop solide, pour lui faire un mérite de sêtre élevé au-dessus de cette faiblesse ; ami constant de Voltaire pendant plus de trente ans, loin dêtre fatigué de sa gloire comme tant dautres, il soccupait avec un soin presque superstitieux de multiplier les hommages que ce grand homme recevait de ses compatriotes ; il ne parla de lillustre Euler à un grand roi, dans les États duquel M. Euler vivait alors, que pour lui apprendre à le regarder comme un grand homme ; et même un sacrifice damour-propre, que lexacte équité neût pas exigé, ne lui coûta point pour faire rendre justice à un rival dont le génie, sexerçant sur une seule science, ne pouvait frapper ceux à qui cette science était étrangère. Lorsque M. Euler retourna en Russie, M. DAlembert, consulté par le même prince, lui proposa de réparer cette perte en appelant à Berlin M. de La Grange ; et ce fut par lui seul, quun souverain qui lestimait appris quil existait en Europe des hommes quon pouvait regarder comme ses égaux.
Son amitié était active et même inquiète ; les affaires de ses amis loccupaient, lagitaient, et souvent troublaient son repos encore plus que le leur : il était étonné de lindifférence, de la tranquillité quils montraient, leur en faisait des reproches ; et quelquefois son intérêt était si vif, quil les forçait de désirer le succès pour lui plus encore que pour eux-mêmes. Peu dhommes ont été aussi bienfaisants, et il regardait cette bienfaisance comme un devoir de justice ; il ne croyait pas (comme nous lavons dit) quil fût permis davoir du superflu, lorsque dautres hommes nont pas même le nécessaire ; mais ses dons, si peu proportionnés à la médiocrité de sa fortune, ne suffisaient pas au besoin que son cur avait de faire du bien ; son temps, le crédit de ses amis, lautorité que lui donnaient son génie et ses vertus, tout appartenait également aux malheureux et aux opprimés. En lisant ses ouvrages, on est étonné que la vie dun seul homme ait suffi à tant de travaux, et les soins de la bienfaisance et de lamitié en ont rempli la moitié ; et il y sacrifiait sans peine, nous ne disons pas une partie de sa gloire, ce sacrifice coûte peu aux hommes capables de véritables affections, mais lattrait puissant qui lentraînait au travail. Son zèle pour le progrès des sciences et la gloire des lettres ne se bornait pas à y contribuer par ses ouvrages, il devenait le bienfaiteur, lappui, le conseil de tous ceux qui, dans leur jeunesse, annonçaient du talent ou montraient du zèle pour létude : souvent il a éprouvé de lingratitude ;mais lamitié quil a trouvée quelquefois pour prix de ses services et de ses leçons, le consolait, et il ne se croyait pas malheureux davoir fait cent ingrats pour acquérir un ami. Vers la fin de sa vie, à mesure quil voyait successivement se briser les liens formés dans sa jeunesse, cest parmi ses anciens disciples quil avait choisi ses amis les plus chers, ceux qui étaient pour lui lobjet dun sentiment plus tendre, et sur lamitié desquels il comptait le plus ; et comme il avait toujours préféré la géométrie à toute autre étude, cest sur deux géomètres de lAcadémie que le choix de son cur sétait surtout arrêté.
Ami de lhumanité, les intérêts, les droits des hommes étaient pour lui des objets sacrés ; souvent il les a défendus, et jamais il ne les a trahis : si lon ne mérite pas le nom de citoyen en flattant bassement lautorité, de quelque manière quelle sexerce, en exaltant toujours les vertus et les actions de ceux qui gouvernent, au risque de louer tout à tour des principes contradictoires, on sen rend également indigne en blâmant tout au hasard, en donnant pour patriotisme son attachement à une cabale dont on espère partager le crédit, en cachant sous lapparence de lamour naturel et légitime de la liberté, lhumeur secrète de navoir pas dempire sur celle des autres. Un bon citoyen sintéresse vivement au bonheur général, sélève avec courage contre ceux qui font le mal ou qui le permettent ; il obéit aux lois, mais en réclamant contre celles qui blessent lhumanité et la justice ; soumis à lautorité, il respecte ceux qui en sont les dépositaires, mais il les juge ; il combat toutes les erreurs qui peuvent troubler la paix ou attenter aux droits des hommes ; il désire enfin quils soient éclairés sur leurs vrais intérêts comme sur leurs droits, parce que leur félicité commune et la tranquillité publique dépendent de la liberté quils ont de sinstruire, et de la destruction des préjugés : tel fut constamment M. DAlembert, mauvais citoyen pour lhomme puissant et corrompu, mais bon patriote aux yeux des ministres justes et éclairés, comme aux yeux de la nation.
Il avait prouvé, par des traits éclatants, quil était inaccessible à lintérêt autant quà la vanité ; mais les augmentations successives, et toujours très-modiques, que reçut son revenu, nétaient pas reçues avec lindifférence à laquelle on aurait pu sattendre ; elles lui donnaient plus de facilité pour acquitter des dettes de bienfaisance quil regardait comme de véritables obligations ; ses inquiétudes sur ses affaires navaient jamais dautre objet : Et je serai forcé de retrancher sur ce que je donne, était la seule crainte quil confiât à ses amis, lorsque des circonstances imprévues le menaçaient de quelque perte ou de quelque retardement. Avec de tels sentiments, il ne devait avoir et neut jamais quune fortune médiocre : on ne parvient pas à senrichir, quand cest pour les autres seulement quon veut être riche ; et ceux qui, en accumulant des trésors, parlent encore de leur mépris pour les richesses, prouvent seulement quils joignent lhypocrisie à leurs autres vices.
Le caractère de M. DAlembert était franc, vif et gai ; il se livrait à ses premiers mouvements, mais il nen avait point quil eût intérêt de cacher. Dans ses dernières années, une inquiétude habituelle avait altéré sa gaieté ; il sirritait facilement, mais revenait plus facilement encore ; cédait à un mouvement de colère, mais ne gardait point dhumeur ; malgré la tournure quelquefois maligne de son esprit, on na jamais eu à lui reprocher la plus petite méchanceté, et il na jamais affligé, même ses ennemis, que par son mépris et son silence. Après avoir demeuré près de quarante ans dans la maison de sa nourrice, sa santé lobligea de quitter le logement quil occupait chez elle, et lâge de cette femme respectable ne lui permit pas de le suivre : tant quelle vécut, deux fois chaque semaine il se rendait auprès delle, sassurait par ses yeux des soins quon avait de sa vieillesse, cherchait à prévenir, à deviner ce qui pouvait rendre plus douce la fin dune vie sur laquelle sa reconnaissance et sa tendresse avaient répandu laisance et le bonheur. En quittant cette maison, il chercha un asile dans lamitié, dans la société habituelle dune femme aimable qui, par une sensibilité simple et vraie, par les grâces piquantes et naturelles de son esprit, par la force de son âme et de son caractère, avait fait naître en lui un sentiment que les malheurs quelle avait longtemps éprouvés rendirent plus profond et plus tendre, et qui eût été la consolation de la vie de M. DAlembert, sil navait pas eu le malheur de lui survivre.
Les savants et les écrivains les plus célèbres, des étrangers distingués par leurs lumières, des hommes de tous les ordres, mais choisis parmi ceux qui aimaient la vérité, et qui étaient dignes de lentendre, lui formèrent alors une société nombreuse, où se joignait une foule de jeunes littérateurs et de gens du monde, que le désir de voir un grand homme, ou la vanité de dire quils lavaient vu, attirait auprès de lui. Cette société rassemblait, pour ainsi dire, tous les hommes qui, zélés pour les intérêts de lhumanité, mais différents par leurs occupations, leurs goûts, leurs opinions, nétaient rapprochés que par un désir égal de hâter les progrès des lumières, un même amour pour le bien, et un respect commun pour lhomme illustre que son génie et sa gloire avaient naturellement placé à leur tête : elle offrait aux jeunes gens qui entraient dans la carrière des lettres, les moyens de faire des connaissances utiles à leur avancement ou à leur fortune, sans se livrer à une dissipation dautant plus funeste pour le talent, quil est encore moins formé ; ils y trouvaient les encouragements que donne le suffrage libre et éclairé des hommes supérieurs, les lumières utiles qui séchappent de leur conversation, enfin la crainte salutaire pour la jeunesse de perdre, par sa conduite, lestime dune société quon respecte et quon recherche. Ce nest point ici mon jugement que jexpose, cest lexpression fidèle des sentiments de plusieurs de ceux qui étaient admis chez M. DAlembert, telle quelle leur est échappée au milieu de leurs regrets.
La constitution de M. DAlembert était naturellement faible, le régime le plus exact, labstinence absolue de toute liqueur fermentée, lhabitude de ne manger que seul dun très-petit nombre de mets sains et apprêtés simplement, ne purent le préserver déprouver avant lâge les infirmités et le dépérissement de la vieillesse ; il ne lui restait depuis longtemps que deux plaisirs : le travail et la conversation ; son état de faiblesse lui enlevait celui des deux qui lui était le plus cher. Cette privation altéra un peu son humeur ; son penchant à linquiétude augmenta ; son âme paraissait saffaiblir comme ses organes ; mais cette faiblesse nétait quapparente ; on le croyait accablé par la douleur, et on ignorait quil en employait les intervalles à discuter quelques questions mathématiques qui avaient piqué sa curiosité, à perfectionner son histoire de lAcadémie, à augmenter sa traduction de Tacite, et à la corriger ; on ne devinait pas que, dans le moment où il verrait que son terme approchait, et quil navait plus quà quitter la vie, il reprendrait tout son courage. Dans ses derniers jours, au milieu dune société nombreuse, écoutant la conversation, lanimant encore quelquefois par des plaisanteries ou par des contes, lui seul était tranquille, lui seul pouvait soccuper dun autre objet que de lui-même, et avait la force de se livrer à la gaieté et à des amusements frivoles.
Illustre par plusieurs de ces grandes découvertes qui assurent au siècle où elles ont été dévoilées lhonneur de former une époque dans la suite éternelle des siècles ; digne, par sa modération, son désintéressement, la candeur et la noblesse de son caractère, de servir de modèle à ceux qui cultivent les sciences, et dexemple aux philosophes qui cherchent le bonheur ; ami constant de la vérité et des hommes ; fidèle jusquau scrupule aux devoirs communs de la morale, comme aux devoirs que son cur lui avaient prescrits ; défenseur courageux de la liberté, et de légalité dans les sociétés savantes ou littéraires dont il était membre ; admirateur impartial et sensible de tous les vrais talents ; appui zélé de quiconque avait du mérite ou des vertus ; aussi éloigné de toute jalousie que de toute vanité ; nayant dennemis que parce quil avait combattu des partis, aimé la vérité et pratiqué la justice ; ami assez tendre pou que la supériorité de son génie, loin de refroidir lamitié en blessant lamour-propre, ne fit quy ajouter un charme plus touchant, il a mérité de vivre dans le cur de ses amis, comme dans la mémoire des hommes. Il sest assuré que ses vues de bienfaisance seront exécutées après lui ; que les ouvrages quil laisse, disposés par lui-même dans le plus grand ordre, seront donnés au public, à lutilité duquel il les a consacrés, et il a confié ses dispositions à trois de ses amis : lun , son confrère à lAcadémie française, distingué par des ouvrages ingénieux et utiles, par son goût éclairé pour les arts, par un caractère aimable et solide, était uni avec lui par une amitié de trente ans, qui avait toujours été sans nuage ; un autre , magistrat dune cour souveraine, respecté pour sa probité sévère, lavait connu dès son enfance, lavait aimé avant que sa gloire fût répandue, et la toujours aimé depuis. Je nai pu avoir dautre titre pour être placé dans une liste si honorable, que lamitié même de M. DAlembert, amitié que mon zèle pour létude mavait méritée dès ma jeunesse, que pendant plus de quinze ans jai regardée comme un des premiers biens de ma vie, et dont le souvenir doux et cruel ne saffaiblira jamais dans mon cur, car il est des pertes qui ne peuvent soublier, parce quelles ne peuvent se réparer ; et lorsque lami qui nous a été enlevé était un de ces hommes rares que plusieurs générations ne peuvent quelquefois remplacer ; lorsque son amitié tendre, active, courageuse, éclairée, était unique comme lui-même ; lorsquon était uni avec lui par ces rapports dopinions, de goûts, de sentiments, par cet attrait naturel, qui rendraient irréparable la privation même dun ami qui naurait point dautres titres à nos regrets, il ne doit rester à ceux qui ont éprouvé de telles pertes, et qui les ont vues se renouveler en peu dannées, que la triste et douloureuse consolation de navoir pas vécu sans connaître le bonheur.
M. DAlembert est mort le 29 octobre 1783.