Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)
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Eloge de Monsieur D'Alembert
par Paolo Frisi

Texte traduit par Alicia Venditti et Pierre Crépel à partir de l'édition italienne suivante : Paolo Frisi, Elogi. Galilei, Newton, d'Alembert, Introduzione e cura di Paolo Casini, éd. Theoria, Rome, « Elogio del Signor d'Alembert », p. 177-216.

Le grand, l’immortel mathématicien, celui dont les découvertes ont été pour moi le sujet de nombreuses études, le profond philosophe chez lequel j’ai toujours remarqué la précision des idées, l'exactitude des critères, la solidité des arguments, l’écrivain élégant, qui a si souvent contribué à me distraire l’esprit par ses écrits moins importants, le bon ami, celui avec qui moi-même, et beaucoup d’autres, avons toujours conversé joyeusement, M. d’Alembert, s’est soumis au destin commun à tous les hommes, au destin fatal et implacable qui tranche et termine toute chose, contre lequel tant les palais des princes que les bibliothèques des sages et les cabanes des paysans sont sans défense. Accoutumé à regarder la mort comme un des accidents inévitables de la condition humaine, moi qui me suis toujours intéressé aux événements heureux et malheureux de sa vie, moi qui ai éprouvé une vive douleur face aux progrès de sa dernière maladie, moi qui avais pendant ses derniers jours devant les yeux, de jour comme de nuit, sa pauvre image, lorsque j’ai su qu’il ne devait plus souffrir, qu’il n’était plus parmi nous, quand je me suis vu aussi détaché de lui que de Galilée, et de Newton, je n’ai plus eu d’autre envie que de lui rendre les honneurs dus à sa mémoire. Ces honneurs ne sont pas tant pour lui qui, baigné à présent de l’éternelle lumière, n’a plus rien de terrestre ni d’humain, que pour les autres hommes, qui le suivent avec courage dans la carrière de la vertu et de la vérité, pour ceux qui luttent encore contre les préjugés, pour ceux qui, incompris, contredits, souvent inquiétés par leurs contemporains, se ruent vers la postérité par la pensée et s’encouragent en se rappelant que les contradictions humaines disparaissent bientôt, que le nom des contradicteurs est vite oublié, que les beaux ouvrages, les découvertes utiles et ingénieuses demeurent et remportent naturellement les honneurs le plus purs et les plus durables en passant à une postérité plus lointaine.

C’est donc à la postérité que je peins et livre à présent M. d’Alembert. Dans la grandeur de ce tableau, ni les circonstances de sa naissance et de sa première éducation, ni les détails de ses premières études, ni les petites anecdotes de sa vie domestique, ni aucun de ces accidents, qui sont communs aux autres hommes, n'ont ici leur place. Tout ce qui appartient aux ancêtres, aux parents, aux nourrices est purement accidentel, et presque étranger à celui qui naît. Les vertus, les vices, les gloires et les hontes des ancêtres ne peuvent jamais se partager avec celui qui n'existait pas encore ; et de même que c'est une vanité de vouloir suppléer au manque de mérites personnels par les mérites généalogiques, c’est une injustice que de mettre à la charge des enfants, et des petits-enfants les fautes des parents et des aïeuls. Nourrir, assister, élever ses propres enfants est un devoir des parents : ils ne peuvent y manquer sans manquer à eux-mêmes et l'humanité ne se révolte et ne s’emporte contre eux que lorsqu’ils y manquent totalement, dans le cas où, au milieu des richesses et des plaisirs, ils vont jusqu'à « exposer » leurs propres enfants et les abandonnent pour quelque temps à la providence publique. Les études élémentaires des écoles sont trop loin des grandes et sublimes études des sciences, et les succès des premières ne sont qu’un indice trop équivoque des progrès qu'on peut espérer dans les secondes. En outre, l'intelligence des hommes n'est que purement passive dans l'enfance, les premières études ne sont que de simple imitation, leur choix et leur continuation dépendent habituellement du maître ; et l'existence des génies supérieurs commence lorsque ceux-ci ont leur propre manière de penser et de raisonner, lorsqu'ils ne se plient plus aux préjugés d’autrui, lorsqu’ils cherchent à les réformer, lorsqu'ils ne se bornent pas aux connaissances communes, mais qu'ils cherchent à les multiplier et à les étendre.

Laissons donc les petites anecdotes à la curiosité provisoire des conversations quotidiennes. Je vais parler maintenant à plus long terme. Je vais peindre pour les générations futures un mathématicien qui, de l'âge de vingt ans jusqu'à sa mort, a parcouru tous les sommets des recherches les plus ardues qui fussent jamais faites à son époque : un mathématicien qui a résolu, expliqué, étendu, d'une façon qui lui est propre, les problèmes les plus difficiles proposés par ses contemporains, qui en les examinant et en les développant a trouvé des méthodes générales lui permettant d’en développer tant d'autres, qui en faisant l'application et en poursuivant les conséquences de ses propres principes a trouvé tant d’autres vérités tout à fait nouvelles et inattendues ; un mathématicien qui a donné en quelque sorte une nouvelle forme à la mécanique, à l'hydrodynamique, à l'optique, à la théorie de la Terre, à la physique du ciel, qui a enrichi de plusieurs méthodes l'organe principal de ces sciences, c'est-à-dire l'analyse et le calcul, dont une des méthodes a fait époque dans l'algèbre ; un mathématicien, qui fut aussi un grand érudit, un philosophe profond, un écrivain éloquent et délicat, qui a éclairci beaucoup d'autres aspects de la dialectique, de la métaphysique, de la morale, qui a eu une grande part dans l'œuvre la plus vaste de notre siècle, et qui mériterait une place bien distinguée parmi les hommes de lettres s'il n'avait déjà une des premières places parmi les hommes de sciences ; un mathématicien et un homme, chez qui les défauts ordinaires de la nature humaine ne sont jamais arrivés jusqu'au vice, qui nous a donné l'exemple de plusieurs vertus sociales et qui, dans les détresses de sa fortune, a su exercer les vertus encore plus magnifiques de la générosité et de la bienfaisance.

Je me rappelle l'avoir entendu dire que les jours les plus sereins et les plus heureux de sa vie ont été ceux pendant lesquels, en développant les problèmes mécaniques proposés et étudiés à son époque, il lui vint à l'esprit un principe simple et nouveau pour les résoudre, et où il vit s'ouvrir devant lui un vaste espace pour tant d’autres vérités, pour tant d’autres problèmes qui pouvaient se résoudre de la même façon. Ce nouveau principe consiste à considérer tous les mouvements variables en un instant quelconque comme composés de deux autres mouvements, dont l'un demeure et l'autre se détruit dans l'instant suivant : et ce fait comporte évidemment une autre considération générale, à savoir que pour un système quelconque de corps reliés entre eux, mis en mouvement, poussés, attirés de quelque façon que ce soit, s'il n'y avait en chacun d'eux cette portion de mouvement qui se détruit d'un instant à l'autre par les actions réciproques, ces corps tous ensemble seraient en équilibre. Ce principe qui, grâce à sa simplicité métaphysique, lorsqu’il est énoncé pour la première fois, semble n'avoir même pas besoin de l'être, semble être fait précisément pour l'analyse et pour le calcul lorsqu'il s'applique aux problèmes mécaniques et se traduit en langage analytique : lorsqu'on égale à zéro la somme de toutes les forces qui se détruisent, il donne tout de suite ce qu'on appelle l'équation du problème, le problème mécanique devient alors algébrique, et il ne faut plus que les artifices de l'algèbre pour en avoir la solution finale et complète.

M. d'Alembert commença à faire usage de ce principe pour démontrer les vérités qu'on connaissait déjà, à propos du centre de gravité, du centre d'oscillation, du choc des corps entre eux, mais en en donnant une nouvelle démonstration, il découvrit encore beaucoup d'autres vérités tout à fait nouvelles et singulières. Puis il passa aux problèmes principaux alors traités par Euler, par Hermann, par les deux Bernoulli; il trouva à corriger plusieurs choses dans les solutions d'Hermann, et de Jean Bernoulli, il démontra clairement le principe sur lequel Daniel Bernoulli fondait ses solutions, et qui s'appelle principe de la conservation des forces vives, il franchit la difficulté qui alors arrêtait Euler, de combiner dans certains cas le mouvement des parties du corps avec celui du corps entier. Mais la considération de ces mêmes problèmes le mena encore plus loin. Il imagina tout ce qu'on pouvait proposer de plus curieux au sujet du mouvement des corps qui agissent d'une manière quelconque les uns sur les autres par des fils, par des anneaux, par des verges, dont les mouvements sont assujettis à certains plans ou à certaines directions : il réduisit ces problèmes à un tel degré de généralité que les autres problèmes du même genre traités jusque là ne parurent plus que des cas particuliers : il les résolut tous par une méthode uniforme, par la simple application de ce principe de séparer à chaque instant le mouvement de chaque point en deux parties, et de supposer que tous les mouvements qui vont se détruire dans l'instant suivant, s’ils s'imprimaient séparément, ne pourraient pas troubler l'équilibre.

Le Traité de dynamique parut pour la première fois en 1743, alors que M. d'Alembert n'avait que 26 ans. Les mathématiciens de l'époque considérèrent immédiatement celui-ci comme un mathématicien de premier ordre. Les philosophes qui ne pouvaient pas pénétrer toutes les subtilités des problèmes d'un fil qui oscille, et d'un corps obligé à se mouvoir le long d'une rainure courbe, étudièrent avec profit les éclaircissements qu'il avait donnés, dans la première partie de cet ouvrage, sur le mouvement curviligne, sur le mouvement composé par comparaison des forces et sur les premières lois de l'équilibre. Les hommes de lettres trouvèrent d'autres beautés dans la préface et furent étonnés de constater que, tandis que les Jésuites d'Italie publiaient des volumes in quarto sur la controverse des forces vives, M. d'Alembert avait démontré en un petit nombre de pages que cette querelle était « une discussion métaphysique très futile, ou une dispute de mots plus indigne encore d'occuper les philosophes ». L'Académie Royale des Sciences de Paris reçut avec empressement la première production d'un jeune homme qui, deux ans auparavant, par la vivacité de son esprit et par quelques essais manuscrits de ses études analytiques, s'était mérité une place dans cette illustre assemblée. C’était l'époque pendant laquelle la France acquit sur les autres nations une supériorité dans les sciences mathématiques, de même que l'Angleterre l'avait eue au temps de Newton, et l'Italie au temps de Galilée. Clairaut, Alembert, Fontaine, Bouguer, allongèrent glorieusement la série des mathématiciens de premier ordre, qui avait été interrompue en France après la mort de Des Cartes et de Fermat. L'émulation, qui chez les petits écrivains n'est jamais qu'une petite passion, contribua au contraire, chez ces grands et sublimes génies, à étendre, éclairer et perfectionner heureusement les théories les plus obscures: le suffrage, qu’ils cherchaient de l'Académie, et qui était le suffrage même de la nation, les y engagea et les stimula encore plus. M. d'Alembert suivait toujours les traces de son principe mécanique, il l'appliqua ensuite au mouvement des fluides qui sortent par les ouvertures des vases et présenta en 1744 à l'Académie des Sciences son traité sur l'équilibre et le mouvement des fluides, comme une continuation de celui qu'il avait publié l'année précédente.

Les mathématiciens se fixèrent principalement sur la deuxième partie de ce nouveau traité et admirèrent la simplicité et l'élégance avec lesquelles on déduisait du nouveau principe la loi de la vitesse et même l'équation que Daniel Bernoulli avait ingénieusement déduite d'autres principes, sous les mêmes suppositions que les couches du fluide restent parallèles entre elles et que chacune d'entre elles conserve en chaque point des vitesses égales et des directions parallèles. Ils virent avec quel génie l'auteur avait développé et appliqué cette équation aux cas les plus curieux des fluides élastiques, doués de ténacité, ou tout à fait déliés dans leurs moindres parties, aux cas des tubes verticaux, inclinés, fixes, flexibles, mobiles, tirés par quelque poids, interrompus par quelque diaphragme, ouverts d'un ou de plusieurs trous latéralement ou dans le fond. Ils observèrent avec quelle maturité il avait remarqué les doutes qui pouvaient naître sur les autres théories des fluides proposées auparavant par Newton, Mac Laurin, par Jean Bernoulli, il avait rectifié, démontré et limité les principes sur lesquels s’appuyait la théorie de Daniel Bernoulli, remplacé, corrigé les cas dans lesquels elle était en défaut : et ainsi la deuxième partie de ce traité fut considérée comme le traité d'hydraulique le plus complet, qui eût existé jusqu’alors.

Mais on reconnut aussi dans toute la première partie un auteur original, qui n’empruntait rien aux autres et qui, mécontent de la démonstration des premières lois de l’équilibre que Newton avait déduites de la nature même des fluides, prit comme un principe d’expérience que la pression exercée par une force extérieure sur un fluide fermé dans un vase s’exerce également en tous sens et, tirant les conséquences de cet autre principe, il nous donna un nouveau Traité d’hydrostatique. La troisième et dernière partie de l'ouvrage présenta elle aussi à l'attention des géomètres beaucoup d’autres choses intéressantes, à savoir les principes de la résistance des fluides, que M. d’Alembert réduisit à un problème traité quelques années après, la théorie générale de la variation de direction pour les solides qui passent d’un fluide à un autre, le cas particulier qui fait que par l’obliquité de la direction un corps revient du second fluide dans le premier, et qu'ainsi on obtient la réfraction mutée en réflexion ; puis il asséna aux yeux des physiciens le coup de grâce contre l’hypothèse des tourbillons, coup par lequel on termina cent ans de disputes, et alors on commença à regarder le ciel comme tout à fait libre, et les corps célestes comme entièrement réglés par les forces d’impulsion et d’attraction.

Les anciens académiciens de cette époque avaient érigé en tâche nationale le fait de soutenir l’hypothèse de Des Cartes, et ils avaient aussi invité les étrangers à concourir par leurs études à corriger celle-ci là où il le fallait, à la délivrer de toute difficulté, à la combiner avec tous les phénomènes de la gravité, de la lumière, des marées, et du mouvement de planètes. Ceci avait été le sujet de six dissertations couronnées successivement par l’Académie. La principale difficulté soulevée par Newton contre cette hypothèse bizarre était que les différentes couches des tourbillons, les planètes et les satellites qui étaient emportés dans la rotation, devraient se mouvoir d’autant plus lentement qu’ils étaient plus éloignés du centre, et qu’ils ne pourraient alors pas suivre cette décroissance des périodes qu’on observe. Jean Bernoulli fit tous ses efforts pour combiner les lois des mouvements tourbillonnants avec les observations des temps périodiques. M. d’Alembert fit voir que l’un comme l’autre avaient tort, et qu’un tourbillon ne pouvait se réduire à un mouvement stable et permanent que si une couche quelconque ne recevait plus aucune impression des autres couches supérieures ou inférieures : mais cela ne se pourrait à moins que les couches voisines et éloignées tournassent toutes ensemble en un temps égal autour de l’axe et, dans ce cas aussi, les périodes des planètes, si celles-ci étaient transportés autour du Soleil par un tourbillon, devraient être égales entre elles. Ainsi fut ébranlée et minée dans ses premiers fondements cette construction audacieuse qui s’écroula d’un coup et se détruisit, au point que peu de temps après on ne parla plus même de ses ruines.

C'est sur ces ruines mêmes que s’acheva et se consolida l’édifice que Newton avait dessiné et magistralement commencé: la théorie générale de la gravité et son application générale même à tous les phénomènes de la Terre et du ciel. Trois hommes hors du commun, Euler, Clairaut, Alembert, s’engagèrent séparément dans cette grande entreprise : tous trois doués d’une vaste imagination, d’un esprit prompt et rapide, tous trois travailleurs enthousiastes et acharnés, tous trois munis abondamment des secours qu’on pouvait tirer de la géométrie et de l’algèbre modernes et capables d’y créer de nouveaux instruments. La théorie de la gravité commença à être appliquée par Euler au flux de la mer et par Clairaut à la figure de la Terre. Alembert embrassa ensemble ces deux phénomènes et y ajouta la théorie des variations périodiques de l’atmosphère, et bien qu’il ait été précédé par les deux autres, il les a, semble-t-il, dépassés dans la persévérance et dans la finesse des recherches. Tous trois sont parvenus par des voies différentes à résoudre le célèbre problème dit des trois corps, où l'on recherche le mouvement d’un corps qui tourne autour d’un autre et est en outre attiré par un troisième : la gloire de la résolution et de l’application à la théorie de la Lune demeura également partagé entre tous trois. Appartient en particulier à Alembert la gloire d’avoir calculé les variations que la Lune et le Soleil causent au mouvement diurne de la Terre ; à Clairaut celles que Jupiter et Saturne causent sur le retour des comètes ; à Euler celles que les planètes se causent entre elles.

Le prix sur la cause générale des vents, que l’Académie de Berlin après son renouvellement avait proposé pour l’année 1746, attira les recherches d’Alembert : et comme l’Académie avait fait entrevoir qu’elle regardait comme cause principale des vents l’attraction de la Lune et du Soleil combinée avec le mouvement diurne de la Terre, M. d’Alembert, après avoir laissé de côté les altérations de l’atmosphère causées par les différences de chaleur, lesquelles n’étaient pas réductibles au calcul, détermina quelles étaient les oscillations, quelles étaient les lois de l’équilibre, quelles étaient les différences entre un fluide plus dense ou plus rare, recouvrant partout la Terre à peu de hauteur, tournant avec elle autour de l’axe et partout attiré par la Lune et par le Soleil. Ainsi il sut embrasser les principaux résultats établis auparavant sur la figure de la Terre, sur le flux et le reflux de la mer, démontrer combien étaient différents le cas d’un globe entièrement fluide et celui d’un globe solide recouvert par un fluide plus ou moins dense, corriger les formules de Daniel Bernoulli sur les variations diurnes des hauteurs atmosphérique et barométrique, enfin analyser le cas, non encore envisagé jusque là, du mouvement continu, par lequel toutes les parties du fluide doivent d'une certaine manière suivre la Lune et le Soleil dans la continuation de leurs mouvements, des lois et des degrés par lesquels l'équilibre est sans cesse perturbé et rétabli.

Mais en examinant le cas plus général et plus compliqué d’une direction quelconque du vent, il fit un autre pas important qui sera mémorable dans l’histoire des secrets analytiques. Il commença à appliquer aux problèmes mécaniques les principes d’un nouveau calcul qui, grâce à ses autres études et à l’œuvre des plus illustres mathématiciens de notre époque, est ensuite devenu une branche particulière de l’algèbre. Les autres subtilités analytiques éparpillées dans ces dissertations, le maniement des plusieurs formules différentielles, la réduction des quantités réelles et imaginaires à l’expression la plus simple, tout cela en augmentait le mérite et concourut à lui faire obtenir le prix de l’Académie, et plus encore l’estime et par suite la correspondance familière et les bienfaisances annuelles d’un prince qui était déjà à cette époque couronné des lauriers d’Apollon et de Mars et qui augmentait le petit nombre des monarques philosophes et des conquérants qui avaient contribué au plus heureux progrès des lettres et des sciences.

C’était le premier mémoire que M. d’Alembert avait donné à l’Académie de Berlin sur la théorie des attractions. En 1747 lui et M. Clairaut firent une apparition aussi prestigieuse que brillante à l’Académie de Paris, en présentant leurs solutions du problème de trois corps qui s’attirent. L’un et l’autre, et M. Euler, partirent des mêmes principes : chacun emprunta des voies différentes dans les réductions successives des calculs : tous trois tombèrent d'accord et les résultats du calcul des attractions se retrouvèrent conformes aux observations et aux phénomènes de la Lune. Au départ un seul de ces phénomènes paraissait faire exception : le mouvement de l’apogée de la Lune dont, dès le début, les trois célèbres calculateurs ne trouvèrent que la moitié de ce qu’il est vraiment. Alors les petits savants se réjouirent de voir que Clairaut et Alembert se disputaient sur ce sujet. Les génies supérieurs regardaient cette dispute, et la suivante sur le calcul des comètes, comme la guerre des Géants, qui se faisait sur le sommet du brillant Olympe, pendant que les pygmées se querellaient dans le brouillard et dans le fond des vallées en contrebas. La gloire des deux grands concurrents demeura intacte dans ces disputes, et l’acharnement qu’ils mirent à la tâche contribua à achever ces controverses de façon d’autant plus satisfaisante et plus rapide. Une fois les formules considérées, développées et comparées ensemble, on trouva que des quantités négligées comme trop petites dans les premières approximations donnaient justement l’autre moitié du mouvement de l’apogée, et ainsi la théorie de Newton se retrouva, y compris sur cet aspect, entièrement en accord avec les observations.

Mais le triomphe le plus important de Newton et d’Alembert advint en 1749, quand ce dernier réussit à combiner de façon satisfaisante avec la théorie du premier les phénomènes encore plus précis du mouvement diurne de la Terre, celui connu dès le temps d’Hipparque de la rétrogradation des points équinoxiaux, et celui dernièrement découvert par Bradley de la nutation de l’axe. Newton avait déjà vu que l’attraction exercée par la Lune et par le Soleil sur le surplus de matière qui, dans la Terre sphéroïdale, fait une protubérance autour de l’équateur, devait produire une petite déviation par rapport aux plans du mouvement diurne, et faire que l’équateur coupât l'écliptique toujours plus en arrière : mais trompé par la vraisemblance apparente d’une hypothèse qui servait de fondement à ses calculs, il ne parvint à calculer que la moitié la déviation ; en outre il ne vit pas et ne tint pas compte du fait que la Lune, ne se mouvant pas dans le même plan que le Soleil et s’écartant tantôt d'un côté tantôt de l'autre, devait produire des variations périodiques dans la Terre et alterner la première et principale oscillation avec une autre oscillation régulière et plus petite. D’Alembert calcula tout ensemble, réduisit tout à son principe général de la mécanique, combina ses calculs avec les observations d’Hipparque et de Bradley, à savoir la grande oscillation qui s’accomplit en plus de 26.000 années et la petite en moins de 19.

Sages, qui ne vous êtes pas avancés dans vos recherches jusqu’à pénétrer aussi profondément la nature, même maintenant que la voie vous est ouverte, vous ne pouvez pas vous imaginer la difficulté qu’il y a eu à ouvrir cette voie, la finesse et la singularité du travail, qui ont dû y être employées. Mais je peux vous indiquer de loin les pistes que le géomètre français avait suivies pour arriver là où le géomètre anglais s'était ingénieusement fourvoyé : il s'agissait en premier lieu de réduire à une seule force toutes celles que le Soleil ou la Lune exercent sur les différents parties de la Terre ; puis de résoudre le mouvement de chaque particule en trois autres mouvements, deux parallèles à l'écliptique, et le troisième perpendiculaire ; ensuite de distinguer dans chacun de ces trois mouvements ce qui demeure et ce qui se détruit à chaque instant, de trouver la loi de l’équilibre entre les forces ainsi détruites et les deux premières forces du Soleil et de la Lune, d’en tirer les deux mouvements du pôle de la Terre parallèlement et perpendiculairement à l'écliptique, et de déterminer pour n’importe quel temps la position de l’axe de l’équateur. Mais ainsi vous ne pouvez pas encore comprendre ni quel effort d’imagination il a fallu pour réduire toutes les forces qui agissent en tant de plans différents ni quel effort de l’esprit il fallait pour poursuivre rigoureusement, réduire et appliquer tous les calculs. Euler, qui cette même année 1749 publia une autre solution de ces problèmes, eut la candeur d’avouer qu'il avait vu auparavant celle d'Alembert et il lui céda la gloire de l’invention ; et les autres mathématiciens, qui s’appliquèrent par la suite à rechercher d’autres solutions plus simples, furent ses plus grands admirateurs.

A l’âge de trente-deux ans, après avoir publié en sept ans cinq ouvrages originaux, cinq ouvrages qui contenaient les germes de beaucoup d’autres choses, M. d’Alembert apparut aux yeux de tous comme parvenu au sommet de la gloire mathématique. Les deux traités de la cause générale des vents et de la procession des équinoxes contenaient les germes des compléments qu’il publia quelques années après dans le troisième livre de Recherches sur le système du monde, à propos de la figure de la Terre, du mouvement de la Lune, du Soleil et des étoiles ; et le mémoire de 1747 était la base de toute la théorie de la Lune qu'il présenta à l’Académie au début du 1751, et qu’il publia ensuite avec de nombreux ajouts dans le premier et le quatrième livre des Recherches. L’importance d’une théorie, que Newton n'avait expliquée qu'en partie, la concordance des deux grands rivaux, qui par une méthode unique avaient commencé à calculer toutes ensemble les irrégularités de la Lune, l’occasion du prix de l’Académie de Saint-Pétersbourg pour la plus grande perfection de la méthode, l’engagèrent encore plus à poursuivre et à parachever son œuvre. Les trois méthodes des trois grands calculateurs apparurent ainsi aux yeux du public : celle d’Euler comme la plus étendue, celle de Clairaut comme la plus élégante, celle d’Alembert comme la plus directe, tous trois méritèrent l’admiration publique.

Mais ces objets, pour vastes et multiples que fussent les rapports de la Terre avec le ciel, la théorie des irrégularités de la Lune et l’application de ses premières méthodes à la théorie des planètes, faite dans le deuxième et dans le cinquième livre des Recherches, n'arrêtèrent pas encore la gloire d’Alembert. Lui, qui dans les œuvres imprimées à Paris paraissait comme dispersé et partagé sur les objets les plus importants de l’univers, apparut dans ces mêmes années dans les dissertations envoyées à l’Académie de Berlin comme concentré sur les mystères de l’algèbre, sur le calcul de ces éléments infinitésimaux qui par leur petitesse échappent à nos yeux mais qui, bien envisagés et bien entendus, nous donnent tous les rapports que les choses peuvent avoir entre elles. Dans les « Actes » de Berlin, pendant quatre années consécutives, on vit un profond algébriste, qui portait l’esprit d’invention sur les aspects les plus abscons du calcul, sur ces sujets dont ni les titres ni les noms ne peuvent être suffisamment expliqués à ceux qui ne les ont pas étudiés, à savoir le calcul des fonctions rationnelles et irrationnelles, la réduction des différentielles à la rectification des sections coniques et d’autres courbes d’un ordre supérieur, l’intégration des équations linéaires d'ordre quelconque : en outre, dans les Actes de cette Académie, ces recherches furent conjuguées à deux dissertations sur les cordes mises en vibration, et à la solution de deux problèmes astronomiques sur la correction du midi et sur la détermination des orbites des planètes.

Le problème et le prix proposés pour l’année 1748 par l’Académie de Berlin sur la résistance des fluides offrit un champ plus vaste aux études et à la gloire de M. d’Alembert. Pour un auteur, qui avait toujours sous les yeux son principe fondamental de séparer les parties du mouvement, qui, dans un système quelconque de corps vont successivement se perdre d’un instant à l’autre, et d’en égaler les moments aux actions des forces qui les détruisent, c’était une nouvelle incitation à l’appliquer aux corps solides qui heurtent des fluides, ou qui viennent à être heurtés par eux. Alembert s'y engagea d’autant plus qu’il avait trouvées imparfaites et lacunaires les théories principales de Daniel Bernoulli et de Newton, au vu de la comparaison avec les expériences. Mais pour cette nouvelle application il y avait encore un très grand chemin à faire. Il fallait démontrer que les courbes décrites par chaque particule du fluide qui heurte un solide sont semblables entre elles de part et d'autre ; il fallait inventer le nouveau calcul des différences partielles ; et puis il y avait d'autres difficultés pour appliquer les principes généraux aux cas particuliers et pour comparer les formules abstraites avec les faits principaux et les plus réels. Les difficultés furent surmontées, la nouvelle théorie fut achevée et publiée : et lorsque l’Académie reproposa le même prix avec d’autres conditions, lorsque la dissertation couronnée apparut sous les yeux du public, le jugement du public fut différent de celui de l’Académie.

Ainsi vers le milieu de ce siècle, alors qu’Alembert n’avait que trente trois ans, cinq ouvrages majeurs, dont quatre visaient tous à un seul principe, la théorie de la Lune expliquée de façon générale, l’algèbre singulièrement promue et illustrée, formaient sa gloire mathématique. C'est précisément à cet âge que Newton avait commencé sa grande œuvre des Principes : et l’histoire n’a pas d'autre exemple d’un mathématicien qui si tôt ait volé si loin et à une telle hauteur. Mais ces ouvrages, si grands et extraordinaires qu'ils fussent, n’étaient pas toute sa gloire littéraire. Il commença alors à faire une autre apparition dans la république des lettres : il s'y fit connaître de façon générale comme un écrivain élégant, profond et érudit, qui avait un droit à la mémoire et à l’estime de la postériorité au-delà de toute son œuvre mathématique. Il était aussi considéré auparavant comme un écrivain excellent par le petit nombre de ceux qui, étudiant et méditant les longues préfaces de ces mêmes ouvrages, trouvaient réuni, ordonné et exposé élégamment ce qui sur ces matières si difficiles pouvait se porter à la connaissance de tous, ce qui appartenait à la partie métaphysique, philosophique et historique. Mais ce n’était justement qu’un petit nombre de géomètres du premier ordre : et le peuple des autres gens de lettres, qui formaient la partie principale, rebuté par les chiffres et par les symboles, ne voulait pas se donner la peine de lire l’introduction d’un livre qu’ils ne pouvaient poursuivre davantage. L’édition du Dictionnaire Encyclopédique, qui commença au milieu du présent siècle, les autres ouvrages littéraires, critiques, historiques, qui sortirent ensuite de la plume de M. d’Alembert, furent lus et appréciés par tous ceux qui avaient quelque goût pour la littérature la plus agréable.

Il avait été dès sa première jeunesse l’ami intime de ce grand homme, qui avait formé le projet de l’Encyclopédie, un homme d’une imagination ardente et libre, d’un style gracieux et épuré, d’un goût raffiné et étendu, un homme qui réunissait ensemble les talents si variés qu'il pouvait pousser aux larmes dans les représentations théâtrales et exciter le rire grâce à de charmantes lectures, raisonner sur l’histoire, répandre des lumières importantes sur la législation, géométriser sur les propriétés des courbes, sur les vibrations des cordes sonores et enfin sur la résistance des pendules. Un des nombreux fruits des bonnes relations et de l’amitié des hommes de lettres fut de voir réunis Diderot et Alembert dans une œuvre, qui devait être comme le dépôt de toutes les connaissances humaines, et qui devait embrasser tout ce qui se rapporte aux métiers, aux arts, à la philosophie, à l’histoire, aux lettres et aux sciences. Alembert, outre ce qui lui revenait, les articles de mathématique et de physique générale, s’engagea dans de nombreux autres articles d’un genre différent et fut le premier à comparaître en public avec le Discours préliminaire.

Dans ce Discours il présenta aux yeux du public comme trois grands tableaux différents. Dans le premier il décrivit la chaîne par laquelle toutes nos connaissances pouvaient être mises en ordre à partir des réflexions faites sur nous-mêmes, de nos rapports avec les autres hommes, des besoins particuliers et communs de tous et de la curiosité que les considérations précédentes devaient nous inspirer pour envisager, comparer et reconnaître, lorsque cela est possible, toutes les autres choses. Dans le deuxième, en nous rangeant derrière les maîtres du genre humain, ceux qui ont porté nos connaissances jusqu'à l’état présent, il mit en relief les auteurs des principales révolutions et plaça à côté, à distances proportionnées, les autres personnages dignes de mémoire qui ont contribué à soulever le sombre voile sous lequel les vérités étaient couvertes auparavant. Dans le troisième tableau il nous donna une sorte d’arbre généalogique des arts, des lettres et des sciences auxquels ils se rapportent et les ramifications selon lesquelles ils se divisent. Quand on eut le premier tome de l’Encyclopédie, tous les hommes d’étude allaient chercher, chacun selon son propre esprit, tel ou tel article: tous lurent le Discours préliminaire et l'approuvèrent pleinement.

On ne lut pas avec moins de satisfaction la belle apologie du Dictionnaire Encyclopédique, qui forme l’introduction du troisième volume, ni l’éloge du président Montesquieu, qui fut mis à la tête du cinquième, ni le noble impôt payé à la mémoire de deux collègues, qui tous deux avaient pris part à l’œuvre de l’Encyclopédie, à savoir les éloges du M. Mallet et de Marsais, mis à la tête des deux volumes suivants. M. d’Alembert avait déjà donné auparavant deux essais différents de ce genre difficile, en publiant les éloges d’un homme de science et d’un homme de lettres, Jean Bernoulli et l’abbé de Terrasson ; dans l’éloge de Bernoulli il avait cherché non seulement à plaire par l’élégance du style et le choix des bons mots, mais aussi à instruire par une présentation des œuvres et des découvertes : il nous avait donné le premier exemple d’un éloge scientifique et raisonné. Dans les autres éloges et dans l’analyse du célèbre livre de l’Esprit de lois, joint à l’éloge de Montesquieu, il montra qu'il savait aborder avec le même bonheur tous les genres de littérature et qu'il ne raisonnait pas moins profondément sur les matières politiques que sur l’art rhétorique et sur les sciences philosophiques. Cette analyse est une sorte de miniature, qu'on contemple avec autant de plaisir que l'original de Montesquieu : l'auteur y montre en un clin d’œil ce qui est commun, propre et particulier à chaque espèce de gouvernement, la distribution et les rapports des divers pouvoirs politiques, l'influence diverse de la nature du terrain, du climat, de la liberté, de la servitude civile, du commerce et de l’esprit particulier des nations.

Alors qu'on louait habituellement de tous côtés les introductions de chaque tome de l’Encyclopédie, alors qu’on relevait de façon contrastée les beautés et les défauts de plusieurs articles, défauts qui semblaient presque inévitables dans une œuvre si vaste, les étrangers s'étonnèrent qu'elle fût devenue l’objet non seulement de critiques de détail, qui ne manquent jamais aux grands œuvres et dont le temps efface vite les vestiges, mais aussi de la jalousie des ministres. Je me souviens avec quelle curiosité chez nous on allait chercher toutes les nouvelles de l’Encyclopédie, et avec quelle surprise on apprit qu'on voulait interdire à Paris une œuvre déjà répandue dans toute l’Europe et dont il y avait environ deux cent exemplaires à Versailles, avec quelle attention on relevait les principaux motifs de censure, où l'on ne trouvait que tel passage mal entendu ou telle erreur indifférente à la société. A présent on peut en parler sereinement, car l’esprit de parti s’est apaisé avec le temps et l'opinion publique s'est équilibrée au niveau de tous, après tant d'oscillations. L’Encyclopédie a été réimprimée en de nombreux endroits, elle a été lue et relue partout, louée, critiquée et souvent encore blâmée, mais nulle part elle n'a été la cause de quelque dommage, aucun mal n’en a résulté pour la société, et tout le mal se réduit en substance aux amertumes qui ont touché les auteurs.

Puisse l’exemple du passé servir de règle pour l'avenir ! Puisse cet exemple empêcher qu'on suscite à l'avenir d'autres persécutions littéraires ! Puissent ces vœux innocents d’un philosophe solitaire arriver jusqu’aux arbitres de la Terre et aux modérateurs des nations ! Certes aujourd'hui a été chassée de la société civile cette classe d’hommes qui ont partout persécuté quiconque leur fût supérieur quant aux lumières et aux connaissances; en France en particulier, ceux-ci étaient accoutumés depuis longtemps aux plus grandes persécutions, ils étaient fiers des succès de leurs attentats et spécialement irrités contre les auteurs d’une œuvre dont ils étaient exclus, ils n’eurent aucune mesure ni réserve dans la contradiction. Maintenant, proscrits sur ordre de l’Église et des princes, confondus avec les hommes grossiers dans tous les pays cultivés, réduits à devoir se réfugier aux marges extrêmes et sauvages de l’Europe pour pouvoir d'une certaine façon se conserver en corps, ils ne peuvent plus se livrer qu'à des tentatives impuissantes contre ceux qui cultivent, avec le plus grand succès, les lettres et les sciences. Même si la source principale des persécutions précédentes est tarie, on ne dira jamais assez aux juges des choses humaines qu’ils ont toujours le pouvoir d’inquiéter un auteur, mais n'en ont en revanche aucun sur les œuvres, car celles-ci volent librement à travers tous les obstacles et trouvent dans l’opinion publique la place qui leur revient, indépendamment de l'autorité.

M. d’Alembert, enveloppé dans le succès et les vicissitudes de l’Encyclopédie, vit se troubler sa sérénité antérieure, il ne put plus profiter de la tranquillité même dans laquelle il avait vécu jusqu’alors, celle que Newton appelait rem prorsus substantialem. Il était arrivé à cet âge au milieu des douceurs de la vie sociale et avec la jouissance placide du succès glorieux de ses études mathématiques. Fait pour goûter les petites compagnies choisies, pour animer les conversations et les rendre plus intéressantes, pour écouter, pour mériter l’amitié, il partageait également son temps entre ses études et ses amis, et comptait parmi ceux-ci un ministre éclairé et magnanime, le comte d’Argenson, qui lui obtint une pension du roi de France, car il ne voulait pas que le roi de Prusse fût son seul bienfaiteur. Ces subsides et la pension qu'il obtint en 1756 de l’Académie des Sciences, tout en le laissant encore dans une fortune tout à fait limitée, dans ce qu’Horace appelait médiocrité d’or, suffisaient cependant à sa modération et fournissaient en outre à sa générosité quelques moyens pour soulager les besoins d'autrui. La rivalité, l’émulation, l’envie, n’avaient aucune prise sur ses œuvres mathématiques : les petits littérateurs étaient trop loin de lui pour pouvoir l'attaquer, ils n'osèrent se montrer insolents, si ce n'est ponctuellement et à propos de certaines expressions de l’Encyclopédie.

Ces contestations avaient été communes à toute la Société Encyclopédique, mais l’article de Genève excita personnellement contre lui une dispute. Comme il avait incidemment désapprouvé l'absence de théâtre à Genève et que, dans un autre paragraphe, il avait laissé échapper de sa plume que la religion de plusieurs pasteurs à Genève était un pur socinianisme, ces pasteurs publièrent une protestation, dans laquelle certains confirmèrent en fait la suspicion qu’ils voulaient dissiper; contre le premier paragraphe se leva un écrivain d’une éloquence séduisante lequel, voyant les choses humaines sous l’aspect le plus défavorable et toujours porté aux paradoxes, s'imposait toutefois par la grandeur de ses idées et la sublimité de son style. La réponse d’Alembert ne réussit pas si bien auprès du public que la lettre de Rousseau : et l’étonnement ne fut pas tant que les capucins d’Italie qui, n'allant pas au théâtre, commencèrent à citer Rousseau en chaire, mais que ceux qui goûtaient et fréquentaient le plus le théâtre français ne goûtèrent pas assez la belle et la noble apologie qu'en avait fait Alembert et qu’ils n’entendirent pas même l’importance de la mention faite au passage, qu'un théâtre à Genève aurait rasséréné, amusé, changé les âmes, si les partis et les disputes s'y étaient adressés, on aurait alors donné un épanchement innocent aux esprits agités et il y aurait eu moins temps pour les contestations de la République.

Essai sur la société des gens de lettres et des grands, les Réflexions sur l’ode, et sur la poésie, l’écrit Sur la destruction des Jésuites en France, furent le sujet de tant d'autres critiques, dans les conversations journalières, dans les feuilles hebdomadaires, et aussi dans divers pamphlets sitôt publiés, sitôt oubliés. Les grands furent offensés de s’entendre dire que leur familiarité apparente et leur protection des gens de lettres ne constituaient ordinairement qu’un article de pompe et de vanité, et les gens de lettres s’offensèrent de voir dévoilé au public à quel point ils avaient à souffrir pour faire la cour aux grands et à quel point il était rare d’en pouvoir espérer une estime et une amitié authentiques. Le second texte irrita également le peuple des versificateurs, qui se voyait jeté dans un très grand discrédit, et les poètes qui dédaignaient d’avoir à écouter les préceptes d’un mathématicien. Les Jésuites frémirent de voir exposée à tous, tranquillement et élégamment, la série des événements qui obligèrent les parlementaires de France à les supprimer et, bien que dissous et dispersés, ils ne cessèrent pas, même après la mort de l'auteur, d'entasser les calomnies à son encontre dans les feuilles publiques. Parmi les nations où il y a le plus de débat et de vivacité, les gens de lettres essuyèrent toujours de telles péripéties et on considère celles-ci comme des accidents communs ; en France l’éducation, l’urbanité et la décence les ont renfermées dans certaines limites, mais ces limites ont été plus facilement violées en Italie : partout le succès fut le même, on rencontra des éloges enthousiastes, les censures et les censeurs furent vite oubliés, les ouvrages furent lus et honorés et passèrent libres et intacts à la postériorité.

Les autres productions littéraires de M. d’Alembert ne furent pas moins lues et honorées partout et par tous, les Éléments de philosophie, les Mémoires de la reine Christine de Suède, les tentatives pour rapprocher la langue française de la langue latine avec les traductions de Tacite, les Réflexions sur l’inoculation, l’Apologie de l’étude, les essais Sur l’abus de la critique en matière de religion, Sur l’art oratoire, Sur l’histoire, Sur les langues, De la liberté de la musique, et Sur les principes musiques de Rameau. Toutes ces œuvres furent appréciées de façon diverse par ceux qui avaient quelque goût pour la plus belle littérature ; mais ce sont les Éléments de philosophie qui firent le plaisir des hommes solidement bons et vertueux. Ceux qui, dans toutes les œuvres de M. d’Alembert, trouvèrent la religion et la morale toujours respectées et honorées, lurent avec une intime satisfaction tout ce qui se disait, dans les Éléments, de la morale de l’homme, du philosophe, du citoyen, du législateur et de la société. En particulier ils furent heureux d’y retrouver les belles maximes énonçant que, lorsqu'on connaît dans la société des individus qui souffrent, le luxe est un délit contre l’humanité, que, lorsque les autres hommes manquent du nécessaire, on ne peut considérer comme légitime l’emploi de son propre superflu ; et leur satisfaction fut d’autant plus grande qu'ils comprirent que la vie de M. d’Alembert était conforme à ses maximes, qu’il employait en secours pour autrui tout ce qui échappait à la simplicité de ses vêtements et à la frugalité de sa nourriture, au point que certaines années il en était arrivé à donner jusqu’à la moitié de son bien. Combien était différente la morale de ces causistes qui, selon leurs préceptes, trouvaient à peine dans l’état d’opulence de quoi faire une aumône.

Ces vraies, ces grandes, ces difficiles vertus éclipsèrent aux yeux des hommes vertueux les petits défauts, que la critique mesquine lui a quelquefois reprochés et que leur petitesse a fait disparaître de nos yeux : comme celui d’avoir eu un parti dans les Académies, alors qu'il fut toujours intéressé par les avantages et la gloire du corps tout entier ; comme celui d’avoir favorisé plutôt l’un que l’autre, alors qu'il a toujours protégé les hommes connus pour leur mérite. Quel sera jamais le censeur qui oserait donner corps à ce genre de défauts alors que, dans tous les corps politiques, on voit si souvent le préjugé préféré au vrai mérite, alors que, chez le vulgaire ignorant et plus généralement chez tout ce qui répond au nom de vulgaire, le vice est si commun et le délit pas si rare? Ô supériorité des gens de lettres sur les hommes vulgaires: dans l’histoire littéraire on ne rencontre jamais le délit, presque jamais le vice, mais on trouve très souvent des vertus, en général absentes chez les autres ordres des gens. Où trouvera-t-on donc par le plus grand hasard les sentiments qu'Alembert a toujours gardés pour une nourrice à laquelle il avait les obligations d’une mère, où trouvera-t-on à la Cour l'exemple de quelqu'un qui risquera de perdre la grâce du souverain pour protéger un homme de mérite, comme Alembert a risqué de perdre celle du roi de Prusse pour protéger Euler ? Je peux ajouter aussi que, quand on rapporta à l’Académie qu'on n’avait pas trouvé d'établissement public pour un enfant lorrain qui montrait de singulières dispositions pour le calcul, Alembert l’emmena chez lui et lui fournit assistance jusqu'à en faire un bon mathématicien.

Les Éléments de philosophie connurent une autre fortune avec le roi de Prusse, celle de former l’objet de plusieurs réflexions de ce roi et de donner l'occasion à Alembert d'ajouter des éclaircissements. Frédéric et Catherine, la grande, l’immortelle Catherine, rivalisèrent de plusieurs façons pour l’honorer. Tous deux eurent avec lui une correspondance familière : et si un jour ces lettres étaient publiées, quelle œuvre intéressante, instructive et plaisante ne formeraient-elles pas? L’impératrice des Russies l’invita, avec une grande confiance, à faire partie de sa Cour et à y présider à l’éducation du grand-duc son fils. Le roi de Prusse lui offrit à plusieurs reprises le revenu et la charge de Président de l’Académie des sciences de Berlin. Alembert donna à sa patrie et à ses amis une preuve solennelle de désintéressement et de patriotisme en renonçant à ces deux charges : il se contenta de rester à Paris avec la pension dont jouissait auparavant M. Clairaut à l’académie ; il ne put montrer que par lettres sa reconnaissance à l’impératrice, mais il alla à Berlin pour l'offrir personnellement au roi, pendant trois mois il vécut avec lui comme en famille et le fit bénéficier de la venue de M. la Grange, auquel l'Italie n'a jamais trouvé un établissement convenable.

Le cas que faisait Alembert de ces deux grands princes en imposait singulièrement à ceux qui, n’ayant pas le sens assez fin pour discerner le mérite autrui, cherchaient des témoignages extérieurs à son sujet et n’en semblaient assurés que lorsque la faveur des Cours et la grâce des souverains tombait sur lui. Les juges du vrai mérite n’en estimèrent pas davantage Alembert pour cela : mais ils eurent une nouvelle raison pour estimer davantage Catherine et Frédéric, lorsqu'ils virent que ceux-ci traitaient avec Alembert comme Amalasunta avait traité avec Cassiodore et Alexandre avec Aristote. C'est en lui-même qu'ils trouvèrent des raisons pour l’estimer et pour l’admirer toujours plus. Ils virent avec surprise que, tandis que ses œuvres littéraires annonçaient un homme entièrement occupé des belles-lettres, la multiplicité et la sublimité de ses autres œuvres semblait annoncer un homme entièrement occupé des sciences mathématiques. C'était une combinaison bien rare et singulière de présenter, en même temps et aussi bien, cette double personnalité et d’exceller simultanément dans les lettres et dans les sciences. Aux cinq premiers ouvrages originaux, aux trois tomes sur le Système du monde, aux dissertations imprimées dans les "Actes" de Berlin, aux autres travaux encyclopédiques et littéraires les plus enthousiastes, on vit rapidement succéder, coup sur coup, plusieurs dissertations sur les problèmes les plus difficiles que cultivaient les mathématiciens d'alors : dix mémoires imprimées dans les « Actes » de l’Académie des Sciences de Paris ; quarante-huit autres mémoires qui forment les huit tomes des Opuscules mathématiques. Dans tous ces mémoires quel ne fut pas l'accroissement des connaissance en algèbre, en mécanique, en hydrodynamique, en optique, en physique céleste ?

Dans la partie de l’algèbre, qui a engagé toute la finesse de l’esprit humain pour calculer les quantités croissantes et décroissantes à partir de leurs différences infinitésimales et pour passer librement des infiniment petits aux quantités finies et à l’infini, M. d’Alembert a fait preuve d'un esprit vraiment original et inventif. Il a généralisé les problèmes analytiques les plus difficiles qui avaient été proposés et résolus par Euler ; il a porté à la plus grande perfection ce qu'il avait écrit lui-même auparavant sur les intégrations qui dépendent de la rectification des sections coniques et de la quadrature des lignes du troisième ordre ; il a trouvé une nouvelle méthode d’intégrer certaines fonctions étant donné des conditions sur les différentielles ; il a démontré qu’il est toujours possible de trouver un multiplicateur qui rende intégrable une équation différentielle. Dans une autre partie de l’algèbre, encore sujette aux objections et aux disputes, soit à cause de la complication des idées métaphysiques et des données physiques, soit à cause des différents ordres des quantités qu'on calcule ou qu'on néglige, il nous a donné des éclaircissements intéressants. Les géomètres en ont fait leur profit, et tous les gens de lettres ont observé avec plaisir que, tandis qu’Alembert débattait avec Euler sur les points de rebroussement des courbes et sur les fonctions discontinues, tandis qu’il défendait face à ses objections le point de vue de Jean Bernoulli sur les logarithmes des quantités négatives, tandis qu’il traitait le problème des cordes vibrantes et soutenait que la solution d’Euler était trop générale, celle de Daniel Bernoulli trop limitée et celles de M. La Grange entachées de l’un et l’autre défaut, malgré tout son engagement sur la question, M. d’Alembert y avait mis tant de noblesse que, de quelque côté que semblât être la raison, la gloire de ceux qui disputaient restait indemne.

Le calcul de la probabilité des événements, ou l’arithmétique morale et politique, roulait jusqu’alors uniquement sur le nombre abstrait des combinaisons possibles, favorables et contraires, mais on commença à reconnaître que de nombreux faits physiques ne sont pas réductibles au calcul et que leur étude se résume en substance à déterminer laquelle de deux choses a priori également possibles ressort plutôt que l’autre. M. d’Alembert fit voir sur de nombreux exemples que les conséquences de ce principe, avec lequel on a l’habitude d'évaluer les avantages de la raison inverse du nombre des probabilités, sont bien différentes de celles auxquelles le bon sens conduirait naturellement : et pour invoquer un exemple plus grand et plus important, il fit voir combien d’éléments on devrait prendre en compte pour appliquer le calcul à l'inoculation de la petite vérole, combien les principes étaient différents, selon qu'on parlait de l’inoculation par rapport à toute la société ou par rapport à un individu particulier, et combien il resterait de doutes à un individu pour savoir s'il doit se soumettre à l'inoculation, dans le cas où elle pourrait être fatale à quelques-uns. Passant de l'aspect mathématique à l'aspect physique de la question, il soutint que l’inoculation pratiquée avec les précautions convenables n’est pas un sujet de probabilité mais une opération sûre qu’il faut proposer sans hésitation tant aux individus qu'au public.

En mécanique, où Galilée, Huygens, Newton, Jean Bernoulli et Alembert avaient déjà tant fait, il restait encore beaucoup de problèmes ouverts. Et de quel champ des connaissances humaines peut-on prétendre qu'il est entièrement connu et que la matière en soit épuisée ? Les deux premiers savants avaient envisagé les corps comme concentrés en un seul point, la force comme imprimée au centre de gravité, le mouvement comme commun à toutes les particules. Jean Bernoulli avait commencé à considérer le cas où, pour les différentes figures d'un corps et les différentes directions de la force, d’une seule force résultaient ensemble deux mouvements, l’un commun à toutes les particules et l’autre particulier et différent pour chacune d’elles, le premier dans une direction donnée, le second autour d’un axe de position donné. Newton avait envisagé ingénieusement le cas le plus compliqué, le plus précis et le plus grand qu'on puisse invoquer en ce genre, le problème de la procession des équinoxes : et Alembert l’avait considéré encore avec succès. Mais ceci n’était qu’un cas particulier : les formules de Bernoulli étaient limitées à certaines hypothèses simples mais elles étaient erronées dans le cas général. Les géomètres allemands avaient retrouvé quelques propriétés générales du mouvement de rotation. Alembert résolut le problème dans sa généralité : il nous donna les six premières formules qui suffisent à déterminer dans tous les cas la direction et la vitesse des deux mouvements de projection et de rotation : tous les théorèmes donnés par les autres auteurs devinrent des corollaires de la nouvelle théorie et il en ajouta de nombreux autres que personne n'avait encore remarqués.

En hydrodynamique il fallait faire un autre pas important et presque en sens contraire. Après tout ce que l'auteur avait ajouté dans ses Opuscules sur les oscillations des corps flottants et sur les fluides qui sortent des vases cylindriques, il fallait mettre en garde les spécialistes pour qu’ils ne s'adonnassent pas trop aux subtilités abstraites de l’algèbre, il fallait attirer leur attention sur le fait que le mouvement des fluides, à cause de la complication des données physiques et de la multiplicité des forces qui agissent les unes sur les autres, ne peut pas se soumettre au calcul rigoureux ; dans les sciences il n’est pas moins important de les faire avancer, de les promouvoir jusqu’où nos forces leur permettent, que de fixer et de circonscrire les limites qu'il ne nous est pas permis de franchir. Alembert, qui avait déjà réduit l’arithmétique politique à ses justes termes, y réduisit aussi l’hydrodynamique : il fit voir que tout ce qu'on peut dire sur le mouvement des fluides est restreint à des calculs hypothétiques et d’approximation ; les hydrauliciens lui furent redevables, quand ils étudièrent la science des fleuves, des torrents et des canaux navigables en vue du service public, d'avoir laissé de côté les calculs abstraits, pour l'ingéniosité desquels on pouvait certes recueillir des éloges, et de s'être tournés au contraire vers les expériences, les observations et les considérations physiques qui peuvent apporter quelque lumière pour la défense des campagnes, pour la facilité de la navigation et pour l’accroissement du commerce.

Dans cette branche importante des connaissances humaines M. d’Alembert ne nous donna pas seulement des préceptes, il nous fournit aussi des exemples. En effet, en 1775, un ministre éclairé, qui connaissait l’influence des sciences sublimes sur le bon fonctionnement de la société et qui n’attendait rien des pratiques routinières, confia à trois mathématiciens illustres l’examen des moyens de perfectionner la navigation à l’intérieur du royaume : tous trois eurent le sentiment que le principal objet de leurs recherches devait être le problème de la résistance des fluides, M. d’Alembert fut le premier à proposer de commencer des expériences pour vérifier les éléments des théories déjà connues et pour trouver des données pouvant servir de base à une nouvelle solution du problème. Les presque trois cents expériences, qu'on fit alors solennellement, resteront à jamais dans l’histoire de l’hydraulique grâce aux choix des cas les plus adaptés, à la diligence et à la précision avec lesquelles elles furent réalisées et comparées entre elles, à la multiplicité et à l’importance des résultats : ces résultats corroborèrent les hypothèses toujours adoptées pour le calcul de la collision directe des fluides, mais ils montrèrent que les hypothèses sur le choc oblique étaient sans fondement; ils fournirent des lumières intéressantes sur la disposition la plus avantageuse des abris des fleuves, sur la meilleure configuration des bateaux et sur les meilleures dimensions des canaux de navigation.

M. d'Alembert nous apprit aussi à douter des principes adoptés par les physiciens pour expliquer la vue directe, réfléchie et réfractée; à l'époque, s’était ouvert dans l’optique un nouveau domaine que Newton n'avait pas discerné et dans lequel plusieurs mathématiciens illustres étaient déjà intervenus, M d’Alembert s'en mêla lui aussi et se distingua parmi tous les autres. Une méprise de Newton au sujet de la réfrangibilité de plusieurs matières, lui avait fait croire impossible d'enlever aux lentilles l’aberration causée par la réfrangibilité même et lui avait fait abandonner les lentilles pour se tourner vers les télescopes : et cette méprise, relevée par Klingenstierna, corrigée par Dollond et par Euler, avait ouvert un vaste champ aux recherches des géomètres et au travail des artisans. Alembert, bien qu'il regardât ces problèmes comme plus utiles que difficiles, y apporta toute la finesse du calcul, les résolut tous d’une façon qui lui était propre, les présenta sous le point de vue le plus simple et sous la forme la plus convenable et la plus exacte. Parmi tout ce qu’il a ajouté aux recherches des autres auteurs, il faut se rappeler, en particulier, ses découvertes sur les effets que l’aberration produit dans l’œil, puis sur les proportions à donner aux objectifs, aux oculaires, aux ouvertures des lentilles et des microscopes, sur l’ouverture et la forme la plus avantageuse qu’on peut donner aux oculaires, afin de réduire l'aberration à la quantité la plus petite possible puisqu'on ne peut pas la lever totalement.

Tout ce qu’il avait écrit sur la physique de la Terre et du ciel lui fournit l'occasion de nombreux compléments et de recherches nouvelles dans les Opuscules mathématiques. Son ingénieuse distinction de l’équilibre ferme et non ferme dans un fluide entourant le noyau solide d’une planète allongée ou aplatie aux pôles, est presque le seul lieu de ses œuvres mathématiques qui ait été attaqué par les Jésuites, il se livra alors à une double défense : et, dans cette riposte victorieuse, furent très bien mis en lumière tous les cas où, l’équilibre étant altéré d'une manière quelconque, le fluide y retourne avec des oscillations continues, ou au contraire ne parvient plus à le reprendre. Les formules des attractions des sphéroïdes furent également étendues par lui au cas le plus général des méridiens elliptiques et dissemblables, et les formules de la procession des équinoxes et de la nutation de l’axe furent étendues de la Terre à la Lune : les temps de révolution de la Lune autour de l’axe et les temps de révolution autour de la Terre ont la particularité d’être égaux entre eux, mais Alembert n'avait pas vu, au début, que les formules, par lesquelles sont réglés les divers balancements successifs de la Terre, ne peuvent pas s'appliquer indistinctement à la Lune ; il reprit plus tard ce sujet délicat et le réduisit à des constructions géométriques, à des équations très générales et très simples.

De nombreux autres points plus délicats du système céleste, comme le double cas du mouvement de l’apogée, certaines singularités du mouvement des orbites, les variations causées par la résistance de l’éther, les équations séculaires de la Lune et des autres planètes, plusieurs autres équations, pour lesquelles demeurent toujours incertaines les limites de l’exactitude accessibles, tant en tirant ces équations de la Théorie de la gravité qu'en les comparant avec les observations astronomiques, ont fournit la matière à de nombreux autres mémoires intéressants. L’application des formules générales du problème des trois corps à la théorie des comètes occupe dans les Opuscules une place distinguée et à remarquer. Le prix proposé sur ce sujet par l’Académie de Saint-Pétersbourg pour l’année 1759, bien qu'il le sût trop tard, lui servit d’incitation à étendre et à perfectionner tout ce qu'il avait indiqué auparavant sur les altérations que l’attraction des planètes, et surtout de Jupiter et de Saturne, peut causer au mouvement des comètes. L'heureuse idée d’un satellite imaginaire se mouvant autour de la comète lui suggéra des moyens pour rendre le calcul plus simple : certes, il ne voulut pas prendre la peine d’appliquer ses formules analytiques au cas de telle ou telle comète et de les illustrer par des exemples, toutefois il les exposa avec les plus grands détails et il les réduisit de façon que l’application numérique fût à la portée de tout calculateur industrieux.

Tous ces mémoires, exposés non selon l’ordre des matières, mais en fonction du moment de leur rédaction, éparpillés en huit volumes, interrompus plusieurs fois, repris, augmentés par leur disposition même, perdent peut-être du mérite pour les lecteurs vulgaires, mais au contraire ils ne perdent rien pour les mathématiciens qui les ont attentivement étudiés et qui, en connaissant l’importance, les ont placés dans leur esprit avec tout l'ordre qu’on ne trouve pas dans les ouvrages. M. d’Alembert avait alors toutes les forces vives et promptes de l’invention, mais il n’avait plus les forces suffisantes pour réorganiser, retoucher, transcrire ses recherches, et les réduire à une œuvre suivie. Naturellement faible et grêle de tempérament, il avait été affaibli davantage par plusieurs indispositions successives. À l’âge de quarante-huit ans seulement, après un mal inflammatoire qui fit craindre pour sa vie, longuement dérangé par les vertiges et les insomnies, il crut ne plus pouvoir rien faire dans les sciences mathématiques. Mais ensuite parurent le sixième, le septième et le huitième tome des Opuscules, la solution générale du problème des courbes tautochrones et d'autres mémoires insérés dans les « Actes » des Académies de Berlin et de Turin. Pendant les intervalles de repos de sa dernière maladie, il nous laissa encore un autre tome des Opuscules mathématiques ; pendant les ennuis de ses dernières années les belles-lettres lui donnèrent un soulagement régulier, ce que l’algèbre, la mécanique, l’optique, l’astronomie, ne pouvaient plus, sinon par intervalles.

Combien est dure la condition des hommes, quand les forces de l’esprit diminuent si souvent à mesure que la santé s’affaiblit et ceci singulièrement dans les dernières années lorsque, les autres ressources ordinaires de la vie manquant, se fait plus grand le besoin de trouver quelque récompense dans l’esprit. Et combien, pour cette raison particulière, est plus dure la condition des gens de lettres, qui sont accoutumés à tirer de l’esprit la plus grande partie de leurs ressources. Je m’attriste en pensant seulement que Newton commentait l’Apocalypse sur la fin de sa vie, et que Grandi écrivait sur les abbayes camaldules, ce même Newton qui, à l’âge de vingt-quatre ans, avait anatomisé la lumière, ce même Grandi qui, à l’âge de vingt-huit ans, avait dévoilé et démontré les secrets géométriques les plus importants de son époque, la forme et la proportion des fenêtres de Viviani. A cet égard Alembert n'eut pas ce malheur. Le déroulement de ses études, qui avait commencé par les principes généraux du mouvement et le problème des trois corps, ne s’acheva qu’en mettant à l'honneur l’éloquence et la philosophie, études pour lesquelles il avait toujours eu un goût vif dès sa première enfance et dans lesquelles il avait coutume de trouver comme un soulagement littéraire des fatigues causées par celles plus importantes des sciences mathématiques. Ainsi, l’un et l’autre genre d’étude se virent toujours entremêlés dans sa vie, avec la seule différence que ce qui au début était un étude accessoire devint à la fin la principale.

Associé à l’Académie française depuis 1754, devenu secrétaire perpétuel en 1772, il trouva les engagements de cette charge adaptés aux forces physiques qui lui restaient et, les ayant toujours assumés avec beaucoup de ponctualité et d'exactitude, il y ajouta de lui-même celui de poursuivre l’histoire de l’Académie, interrompue depuis longtemps, et d’écrire les Éloges des académiciens morts après le début de ce siècle. Treize Éloges sont déjà publiés ; et l’auteur y est bien loin de laisser transparaître quelque sorte d’affaiblissement d’esprit, il y montre au contraire davantage de joie et de gaîté ; il y a répandu des traits agréables, des anecdotes curieuses, il a peint ensemble les hommes et les écrivains, et il est passé du style sublime des premiers éloges à un style plus simple, voire quelquefois familier. Le public de Paris a jugé ces éloges de façon différente selon qu'il en a écouté la lecture à l’Académie ou qu'il les a eus imprimés sous les yeux : la familiarité de l’écriture a moins satisfait les lecteurs que les auditeurs. Les étrangers ont trouvé des mérites différents dans les premiers éloges académiques et dans les derniers, dans l’Éloge à Milord Maréchal : ils les ont tous lus avec avidité, et ils attendent avec impatience l’édition des autres Éloges, qu'Alembert a rédigés avant de mourir. Mais, alors même qu'il adoptait pour les éloges académiques une façon d’écrire plus familière et plus simple, il reprenait ensuite toute la dignité et la hauteur de style dans les occasions qui les exigeaient, pour parler des prix de l’Académie française ou pour haranguer, dans l’une et dans l’autre Académie, plusieurs princes, comme le prince héréditaire de Brunswick, le margrave et la margrave de Bade Durlach, le roi de Danemark et le roi de Suède. Et parmi toutes ces harangues j’aime rappeler particulièrement le dialogue entre la reine Christine et Des Cartes: je ne sais si on pourrait faire un compliment plus noble au roi de Suède pour le mausolée qu'il faisait alors ériger à Des Cartes, ni si on pouvait, au début de son glorieux règne, lui faire des souhaits que le cours du temps ait mieux confirmés.

Dans ses dernières années et dans sa dernière maladie, l’amitié, la conversation et l’opinion publique ont fourni à M. d’Alembert d'autres consolations. À cet égard, les sages ont à Paris des avantages qui, même s'ils sont imparfaits comme cela se passe d'ordinaire dans les choses humaines, sont toutefois supérieurs à tout ce qu’on peut espérer en un quelconque autre lieu : une nation sensible et capable d’enthousiasme, des corps académiques qui orientent le crédit public, une éducation qui impose de plus grands devoirs et exige une plus grande délicatesse dans la société civile. L’enthousiasme de la nation peut quelquefois et pour quelque temps se tourner vers les objets qui ne le méritent pas, mais il constitue toujours un grand capital pour les grands besoins de l'Etat, les lettres et les sciences peuvent bien elles aussi en profiter. L’organisation fixée depuis longtemps dans les académies et la manière dont en sont montés tous les rouages font que, malgré les résistances et quelques turbulences particulières, le mouvement commun continue toujours : et la nation, prenant pour repère l’opinion de tout ce corps, ne peut pas longtemps confondre les rangs des hommes éminents et ceux des médiocres. L’éducation, qui va toujours de pair avec l’amitié et la familiarité, exige ici davantage pour les besoins des parents et des amis que ce n'est ordinairement le cas en d'autres lieux. Dans les derniers mois de Montesquieu et de Voltaire on vit à Paris des transports d’estime et d’amitié qu'on n'a jamais vus ailleurs.

Alembert était fait pour entendre et pour mériter l’amitié des autres : prévenant, simple, bon, sans l'ombre d’un intérêt égoïste, passionné, actif, zélé pour promouvoir les avantages de ses amis, sans présomption contre ceux qui lui étaient inférieurs par le talent et sans jalousie contre ceux qui pouvaient rivaliser avec lui. Dans l’histoire littéraire de ce siècle, la bonne et la longue correspondance qu'Alembert a eue avec Voltaire et avec Euler mérite d’avoir une place à part. Voltaire grand poète, grand historien et grand dans tous les genres des belles lettres; Euler borné aux seules sciences mathématiques mais dans lesquelles il était le plus grand : tous deux ont vécu plus longtemps qu'Alembert, ils ont eu une santé meilleure que lui et l’ont dépassé quant à l'étendue de leurs oeuvres. Euler et Alembert se sont devancés, tantôt l’un tantôt l’autre, pour diverses découvertes : en ce qui concerne les travaux entrepris sur les mêmes sujets, il me semble que je trouve davantage de finesse chez Alembert, d'ampliation et de continuation des choses chez Euler : on ne peut refuser à Euler une supériorité mathématique, mais il n'en demeure pas moins qu'Alembert réunit les mérites mathématiques, philosophiques et littéraires, et en cela il est bien supérieur. Dès l'époque de ses premières études, Alembert était entré en correspondance de lettres avec Euler et, après la paix d’Hubertsbourg, étant allé à Berlin, il noua avec lui une amitié vive et sincère. Il eut avec Voltaire une amitié de trente ans renforcée encore par la visite qu'il lui fit à Ferney. Dans les deux cas, l'amitié fut toujours sans querelle : Alembert, sans aucune ombre de jalousie, fut le plus intéressé à tous les honneurs qui furent attribués à Voltaire, il fut le bienfaiteur de la famille d’Euler et versa des larmes sur la mort du premier, comme les deux hommes auraient fait sur la sienne s’ils lui avaient survécu.

A Paris un tel homme devait jouir de toutes les douceurs de la société et de l’amitié. Il avait pris un logement commun avec une dame qui lui rendit si gracieuse la société domestique et familière, par la force et la délicatesse de son âme, par un attachement sincère et vertueux; après la mort de celle-ci, il passa dans le logement ordinaire des secrétaires de l’Académie française, il vit alors se réunir à lui les hommes du mérite le plus distingué, les auteurs et les écrivains les plus célèbres, ceux qui avaient parcouru glorieusement la carrière des sciences, quelques-uns qui commençaient à la parcourir, et qui désiraient voir un modèle et profiter d’un tel maître. Il eut chez lui une des conversations les plus choisies, les plus instructives et les plus gracieuses ; et parmi des amis si nombreux et si respectables, il en avait trois qui étaient les plus intimes de son cœur : le premier était son collègue à l’Académie française, il était aimé par tous par la douceur et la bonté de son caractère, il était estimé particulièrement pour plusieurs ouvrages et pour son goût très fin dans les beaux-arts ; le second était aussi son collègue à l’Académie des Sciences, il a succédé à Fontenelle dans sa fonction et l’a même dépassé dans ses oeuvres, dans l’énergie et dans l'élévation du style, il s’est mérité aussi une des premières places parmi les mathématiciens et les algébristes créatifs ; le troisième était le magistrat d’une Cour Suprême, respecté pour sa probité, il avait commencé à aimer M. d’Alembert pour son éducation avant même qu'on le vit célébré par tous pour ses œuvres. Cette amitié, qui avait pour base une estime réciproque, avait été cimentée par une entière correspondance de sentiments, d’opinions, de goûts et avait toujours été renforcée par des témoignages continuels d’une cordialité passionnée et active : c'était l'amitié vraie et désintéressée, dont il y a si peu d'exemples et que les anciens philosophes définissaient comme une bienveillance mutuelle et évidente, pour laquelle l’un cherche le bien de l’autre uniquement pour lui faire du bien.

Au cours de la dernière maladie de M. d’Alembert, ces trois excellents amis se distinguèrent parmi tous les autres. Quand cette maladie devint grave et douloureuse ils redoublèrent d'assistance en le réconfortant principalement dans les moments où la vivacité et la sensibilité de son tempérament ne le laissaient pas assez en état de surmonter la douleur, ensuite ils furent témoins de la tranquillité philosophique et de la supériorité d’âme qu'il retrouva lorsque la maladie se déclara incurable et qu'il se vit plus près de son terme. Puis ils furent les exécuteurs de son testament simple, qui se réduisait à quelques gages de reconnaissance envers ses amis et à quelques actes de bienfaisance et de charité. L'un d’eux resta le dépositaire de ses manuscrits, de tout ce qu’il avait su ajouter aux connaissances humaines pendant les intervalles de repos que lui laissait un mal bien douloureux. Ainsi celui-ci, quand il le put, ne cessa jamais de rendre ce service à ses contemporains et à sa postérité : le plus grand homme que la France ait jamais eu après Des Cartes, un des plus grands hommes qu’aient eus les lettres et les sciences, créateur en algèbre, en mécanique, en hydrodynamique, en optique, en astronomie, élégant, prolifique, profond dans toutes ses autres oeuvres, digne de l’estime qu’il a eue de ses contemporains, et qui lui sera toujours continuée par les générations suivantes tant que les lettres et les sciences seront cultivées, connues et appréciées.

A sa mort, sa nation si glorieuse ne le célébra pas avec enthousiasme; et pourtant la gloire que M. d’Alembert s’était méritée grâce à ses œuvres retombait aussi sur elle : les honneurs furent restreints à l'intérieur des limites prescrites par son testament. Mais peut-être érigera-t-on bientôt quelque monument public en son honneur, bientôt on verra quelque correspondance publique relative à tout ce qu’il a fait pour sa patrie. La gloire de ses concitoyens y est intéressée, beaucoup plus que la sienne même. Les noms de Galilée et de Newton ont volé à la postérité vers la gloire, d'une façon égale, alors que le dernier eut un tombeau magnifique à Westminster et que le premier n’eut pas de tombe honorée à Florence pendant plus d’un siècle: les honneurs rendus aux cendres de Newton ont été répandus sur l’Angleterre, et l’Italie a gardé la réprobation générale pour la manière dont Galilée fut traité après sa mort. Mais M. d’Alembert s’est déjà érigé par ses œuvres un monument qu'il ne doit qu'à lui-même : monument plus durable qu'une statue de bronze, plus haut et plus grand que les pyramides des anciennes rois, et contre lequel ni une suite innombrable d’années, ni la fuite rapide des temps, ne pourront jamais rien.

 
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