Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)
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Suite des nouvelles ecclésiastiques

du 27 février 1784
p. 33-35.

C'est une des grandes leçons gravées dans l'histoire, que l'orgueil est la source des crimes, & que l'abandon de la vérité connue conduit à l'endurcissement. Mais les hommes, distraits par leurs passions, s'occupent si peu de cet important avis, qu'il est bon de le leur rappeler de tems en tems, & de les y rendre attentifs par les exemples qui se présentent. La mort de M. d'Alembert, de l'Académie des Sciences & Secrétaire perpétuel de l'Académie françoise, en offre un des plus mémorables. Quoique enfant illégitime, comme tout le monde sait, M. d'Alembert eut le bonheur d'être élevé dans une pension des plus chrétiennes de Paris. Dieu lui fit de plus la grace de goûter de bonne heure les instructions solides qu'on y donnoit à la jeunesse, & d'en saisir les principes. Le célèbre M. Geoffroi, Professeur de Philosophie au collège Mazarin, & M. Caron, Professeur de Mathématiques l'avoient affectionné particulièrement. Comme ils étoient d'excellents Chrétiens, ils s'étoient attachés à le former à la piété, & avoient réussi à lui inspirer l'amour du bien & de la vertu. Tant qu'ils vécurent, sa conduite ne se démentit point. L'amour des lettres, & les différents cours qu'il fit de Droit & de Médecine ne lui causèrent même aucun dérangement. Feu M. Caron, pour entretenir ses bonnes dispositions, le lia avec un homme de Lettres tres-estimable, dont il connoissoit la droiture, la piété & les lumieres. C'étoit feu M. l'Abbé Goujet, Chanoine de S. Jacques-l'Hôpital de Paris. M. d'Alembert parut d'abord s'attacher fortement à lui; il le prit pour son conseil, & suivit ses avis durant plusieurs années.

Lorsqu'il le consulta sur le choix d'un état, il avoit déja prêté serment au Barreau, & étoit Bachelier en médecine. Ces préliminaires sembloient devoir déterminer sa vocation; mais son goût pour les Mathématiques, & l'idée flatteuse que Clairaut lui avoit donnée de ses talents dans ce genre, en lui assignant déja la troisième place parmi les Géometres vivants de l'Europe, inclinerent la balance de ce côté. Il avoua franchement à M. Goujet quel étoit son choix, & l'envie qu'il avoit de parvenir aux honneurs académiques; ajoutant qu'on lui avoit promis de l'admettre dans peu à l'Académie des Sciences. M. Goujet crut appercevoir quelques dangers dans l'éxécution d'un projet qui ne donnoit point au jeune homme ce qu'on appelle un état, qui ne pouvoit fixer l'inconstance si ordinaire à cet âge & qui marquoit plus de vanité que de réflexion. Il tâcha donc de l'en détourner par les meilleurs motifs. Il lui représenta l'inconvénient de la jeunesse (M. d'Alembert n'avoit alors que 22 ans;) il insista sur la nécessité de se fixer, & de ne pas dépendre uniquement de son caprice pour le travail; & croyant l'attaquer par l'endroit le plus sensible, il lui remontra que le goût qu'il avoit conservé jusqu'alors pour la piété & l'instruction pourroit s'affoiblir, non seulement pour l'application à des sciences arides, qui n'ont rien pour le coeur, mais encore par la fréquentation de faux Philosophes, que le malheur du siecle a introduits dans les Académies, & qui, accoutumés à contempler la matière, ne vont pas au-delà, ou même la mettent à la place du Créateur. Il lui dit enfin ces paroles: "Vous serez d'abord étonné, affligé même des principes hardis que vous entendrez débiter; peu-à-peu vous vous accoutumerez à ce langage; bientôt vous parlerez comme les autres; & Dieu veuille que vous ne les surpassiez pas un jour."

Cette espèce de prédiction ne s'est malheureusement que trop accomplie pour M. d'Alembert. Cependant cet avis si sincère & qui ne flattoit point son ambition, ne l'éloigna pas pour lors de son ami. Il continua de le voir & de le consulter, depuis même qu'il fut reçu à l'Académie des Sciences en 1741. Ce ne fut que long-tems après et lorsque l'Encyclopédie eut paru qu'il rendit ses visites moins fréquentes. M. Goujet ayant lu avec attention le Discours préliminaire beaucoup trop vanté de cet énorme ouvrage, fut affligé d'y trouver, non seulement des contradictions & des principes hasardés, mais encore des erreurs grossières contre la saine Métaphysique, qui tient de si près à la Religion, & des injures atroces contre les personnes les plus respectables. L'amitié qu'il avoit pour l'auteur, & plus encore l'amour de la vérité, le porterent à lui faire de vives remontrances sur ses écarts involontaires. Il lui reprocha sa mauvaise foi, el lui mettant sous les yeux sa première institution, les avis qu'il avoit paru goûter, l'estime qu'il avoit montrée long-tems pour les hommes pieux, qui'il osoit outrager dans la préface, quoiqu'il leur fût redevable d'une partie de son éducation: ce qui le rendoit coupable d'une noire ingratitude. Mais le mal étoit fait, et l'Académie avoit pris son parti. La vue de M. Goujet devint pour lui un reproche. Il cessa peu à peu de le fréquenter, & par la suite l'abandonna tout-à-fait.

On sait à quels excès il se livra dès-lors, soit dans les articles de l'Encyclopédie qui portent son nom, soit dans la thèse qu'il composa pour l'Abbé de Pardes. On connoît l'apologie qu'il fit de cette these, son Jugememnt prétendu impartial sur l'expulsion des Jésuites, Ouvrage plein de bévues & de mauvaise foi, qui lui mérita une réponse assommante de M. Guidi; ses Ecrits scandaleux en faveur des Spectacles; son antipathie très-marquée contre les Poëtes qui avoient respecté la Religion, tels que Corneille, Racine, Delpréaux, & mille autres traits de sa vie qui décèlent l'animosité d'un apostat. Ses liaisons avec Voltaire ne firent que le confirmer dans l'irréligion. Il n'éclata point à la vérité par des blasphèmes révoltans comme ce coryphée des prétendus Philosophes; mais on ne le croira pas moins coupable, si l'on fait attention que son éducation avoit été meilleure & plus chrétienne; Voltaire ayant reçu la sienne chez les Jésuites, dont M. D'Alembert soutenoit avec raison que la doctrine conduit au déisme. Voltaire avoit quelquefois des remords de conscience, & l'on assure que dans les derniers jours de sa vie, il étoit disposé à écouter ceux qui venoient pour lui parler de Dieu, mais qu'il en fut détourné par MM. d'Alembert & Diderot, qui ne le quitterent que lorsqu'il eut rendu le dernier soupir. Pour M. d'Alembert, il a constamment persévéré dans son endurcissement, & a reçu ainsi la funeste récompense qui lui étoit du.

Un de ses anciens amis, touché de son état, & de ce qu'en faisant par l'Académie Françoise l'éloge de Voltaire comme sujet d'un prix, il en doubloit lui-même la valeur à ses frais, lui écrivit il y a cinq ans pour lui faire sentir combien son zèle étoit scandaleux & déplacé. Il l'exhortoit à se rappeler les sentiments de sa jeunesse, à rentrer dans la voix dont il était sorti, & finissoit ainsi la Lettre. "Le tems coule, & l'éternité se présente. La connoissance de la certitude ne peut être chez vous entierement perdue. Les premiers principes laissent des traces qui s'effacent difficilement. Que l'amour du vrai revienne donc en vous. Que fausse honte ne vous arrête pas dans le seul chemin que vous avez à prendre pour rentrer dans l'ordre dont vous êtes écarté. Travaillez dès ce moment à vous faire un nom plus solide, & un fort plus durable que celui où vous conduiroit l'obstination, ou la fausse Philosophie, que la vue & la conviction de la vérité doivent détruire. C'est cette derniere qui vous appelle. Le vrai malheur est de lui résister, & le souverain bien de suivre la lumière." Mais ces avis si sages ont été perdus, comme ceux de M. l'Abbé Goujet.

Telle est l'Idole que la pluspart des Journalistes & Gazettiers de tout le pays ne cessoient d'encenser depuis quarante ans, & dont la mort fera époque dans l'histoire de l'Académie des Sciences. L'usage de cette compagnie avoit été jusqu'à présent de remettre aux séances publiques l'annonce des membres qu'elle avoit perdus durant l'année; mais l'amitié, la douleur, l'admiration, la reconnoissance, & surtout l'esprit de parti, n'ont pas permis au Secrétaire perpétuel de concentrer dans son coeur jusqu'au mois d'Août prochain, le tribut des ouanges qu'il croyoit devoir à la mémoire du défunt. Il s'est hâté de les transmettre de vive voix à des confreres le jour même de la rentrée 12 Novembre 1783, & le lendemain au Public, par la voie du Journal de Paris. "La mort, dit-il, nous a ravi M. d'Alembert lorsque son génie encore dans la force, promettoit à l'Europe Savante de nouvelles lumieres. Géometre sublime, c'est à lui que notre siecle doit l'honneur d'avoir ajouté un nouveau calcul à ceux dont la découverte avoit illustré le siecle précédent, & de nouvelles branches de la science du mouvement aux théories qu'avoient créées le génie de Galilée, d'Huygens, et de Newton." [Plût à Dieu qu'il eût imité aussi ces hommes célebres par son respect envers la Religion & les moeurs! Nous n'aurions point à déplorer le malheur de son apostasie.]

" Philosophe sage & profond; ajoute M. de Condorcet, il a laissé dans le Discours préliminaire de l'Encyclopédie un monument pour lequel il n'avoit point eu de modele." [Mais c'est un monument de déraison, où l'Auteur entasse les paralogismes, les contradictions, les pointes, les minuties, même le galimathias. On peut s'en convaincre en parcourant un petit Ouvrage imprimé à Amsterdam en 1753, sous le titre d'Apologie de la Métaphysique, par M. Bouillé, Ministre Protestant d'Utrecht.]

"Ecrivain tantôt noble, énergique et rapide, poursuit le Secrétaire, tantôt ingénieux & piquant, suivant les sujets qu'il a traités, mais toujours précis, clair, pein d'idées, ses Ouvrages instruisent la jeunesse, & occupent d'une maniere utile le loisir de l'homme éclairé." Cet endroit du panégyrique sera-t-il avoué par les gens de goût? N'est-il pas évident au contraire que M. d'Alembert est un Ecrivain précieux et guindé, que son style est froid, maigre, aride, ses pensées rarement justes & profondes, son discours obscur & quelquefois inintelligible, parce qu'il l'a hérissé d'un jargon métaphysique et d'expressions empruntées de tous les arts? " La franchise, continue M. de Condorcet, l'amour de la vérité, le zele pour le progrès des sciences & pour la défense des droits des hommes formoient le fond de son caractere." Cet amour de la vérité, est apparemment un penchant désiré pour les démonstrations mathématiques; puisque à l'égard des vérités qui ont rapport à la Religion, il se faisoit une gloire de les combattre. Quant au prétendu zele de M. d'Alembert pour les droits des hommes, qu'on ne s'y méprenne point; cela signifie dans l'idiome philosophique, une aversion très cordiale pour tout ce qui captive la raison; l'amour d'une fausse liberté, l'envie secrete de secouer le joug des loix & la soumission due aux Princes.

Le Secrétaire loue ensuite la probité, la bienfaisance & le désintéressement de M. d'Alembert. Mais pour quelque bien que celui-ci a pu répandre sur des particuliers, combien de maux n'a-t-il point fait au public, en fappant par ses propos & les Ecrits les fondements de la vertu, les principes de la foi; en distribuant des Livres impies aux jeunes gens, aux femmes et jusqu'aux laquais; car on assure que sa fureur de gâter et de pervertir les coeurs, ne dédaignoit pas même cette classe d'hommes, déja trop corrompue.

"Enfin, dit M. de Condorcet, il eut des ennemis, pour que rien ne manquât à sa gloire, & l'on doit compter parmi les honneurs qu'il a reçus, l'acharnement avec lequel il a été poursuivi pendant sa vie & après sa mort, par ces hommes dont la haine se plaît à choisir parmi ses victimes le génie et la vertu." Qu'auront pensé les étrangers en lisant cette phrase boursoufflée? Ils auront cru que M. d'Alembert fut réellement poursuivi par l'envie & la cavale, qu'on le força de fuir loin de la patrie et du commerce des hommes, comme certains génies supérieurs du dernier siecle. Cependant il est notoire à toute la France qu'il n'a jamais quitté la Capitale que très-volontairement, pour quelques voyages de plaisir ou de curiosité, & qu'il n'y a reçu que trop d'applaudissemens. Un nombreuse assemblée a été témoin des honneurs qu'il reçut dans l'Eglise des grands Augustins, où il s'étoit rendu pour entendre le Panégyrique du Saint Docteur, prononcé par l'Abbé Maury en présence de l'Assemblée du Clergé. Lorsqu'il entra dans le choeur, M. l'Archevêque de Toulouse et quelques-uns de ses illustres Confreres, se leverent de leurs sieges, pour ordonner qu'on fit place à M. d'Alembert. On lui ouvrit promptement un passage, & pendant sa marche on se tint respectueusement debout. Voilà comment ces hommes persécuteurs, dont parle M. Condorcet, ont maltraité son ami durant sa vie. Et à sa mort qu'est-il arrivé? Lui a-t-on refusé les prieres de l'Eglise, quoiqu'il l'eût méprisée, outragée, avilie? On ne lui a même pas fait les difficultés que tant de gens de bien ont éprouvées de nos jours. M. de Condorcet jette les hauts cris sur ce qu'on l'a inhumé sans pompe, Mais puisque, selon lui-même, M. d'Alembert avoit prescrit cette simplicité philosophique, & qu'en s'y renfermant on a respecté jusqu'au scrupule ses dernieres volontés, a-t-il sujet de se plaindre, & n'en a-t-il pas beaucoup plutôt de rougir de son indécente déclamation?

Il est à remarquer que M. de Condorcet avoit fait peu auparavant dans le Journal de Paris le panégyrique le plus ampoulé de son oncle, Evêque successivement de Gap, d'Auxerre & de Lifieux, & qui s'y est tant signalé par des entreprises et des excès de tout genre. Ainsi on voit le même Ecrivain exalter tour à tour deux hommes fameux par leurs écarts les plus inexcusables, l'un dans le fanatisme Jésuitique, & l'autre dans le fanatisme Philosophique. Il est aisé de sentir que de pareils éloges se nuisent nécessairement l'un à l'autre, autant qu'à l'opinion qu'on peut avoir de celui qui les a fait. Car si feu M. l'Evêque de Lifieux mérite par ses vertus Pastorales l'estime & l'hommage de la postérité, M. d'Alembert ne mérite que l'exécration publique, pour avoir insulté une Religion qui mérite de telles vertus. Ou si le Géometre doit passer pour un Philosophe sage, profond, ami de la vérité, juste appréciateur de toutes choses; l'Evêque doit être mis dans la classe des hypocrites, qui, pour un vil intérêt, nourrissent les peuples de superstitions. Quant à l'Auteur d'Eloges si contradictoires, quel cas peut-on faire de l'encens qu'il prodigue avec si peu de jugement?

 
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