Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)
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Les Trois Siècles de notre Littérature
par M. l'Abbé Sabatier de Castres.

Tableau de l'Esprit de nos Ecrivains depuis François I, jusqu'en 1772,
(Par ordre alphabétique).
par M. l'Abbé Sabatier de Castres.
Tome premier, A Amsterdam et se trouve à Paris
chez Gueffier, au bas de la rue de la Harpe,
Dehansi, le jeune, rue Saint Jacques.
1772, p. 16-23

ALEMBERT, [Jean le Rond d'] de l'Académie Françoise, de celle des Sciences, de la Société Royale de Londres, de l'Académie de Berlin, de Russie, de Suede, &c. né à Paris en 1717.

On le regarde comme un des plus habiles Géométres parmi ceux qui n'ont point eû le génie de l'invention, & ses Mêlanges le placent parmi nos bons Littérateurs. Mais n'a-t-il pas un peu abusé de sa juste réputation en voulant établir dans les Lettres certains paradoxes qui tendent à en dénaturer les genres, & que l'esprit géométrique, si nous entendons par ce mot la justesse des idées, auroit dû réprouver le premier ? Les sentimens de M. d'Alembert sur la poësie, par exemple, ne sont nullement d'accord avec les sentimens reçus. En exigeant des vers renforcés de pensées, en préférant, dans les vers, les pensées à tout autre mérite, n'est-ce pas en bannir ce [p. 17] qui en fait l'agrément & la vie, l'imagination ? Assujétir les fictions, les images, la hardiesse, les écarts de la poésie au ton lourd & pénible de la vérité, c'est ôter à l'esprit humain ces charmes séducteurs qui l'attachent, le captivent & lui font goûter le vrai qu'ils ont embelli. Ce n'est pas que la poésie ne puisse & ne doive accorder son langage avec celui de la raison; mais la gêne du raisonnement & des preuves énerve son activité, & fait avorter les traits de lumiere & de sentiment, propres à frapper & à convaincre plus vivement que toutes les pensées, les sentences, ou les démonstrations géométriques.

Pourquoi donc cet Ecrivain judicieux n'a-t-il pas respecté ce que tant d'autres Géométres avoient respecté avant lui ? Renfermés dans la sphère immense des combinaisons, ils ne se sont point élancés dans le monde poétique, où ils auroient paru étrangers; ils se sont bornés aux plaines arides & immenses du calcul, sans songer à venir ravager les campagnes fleuries qu'arrose le Permesse.

D'ailleurs ne seroit-il pas facile de prouver, par des exemples, à l'Auteur des Mêlanges, que des vers aussi pensés qu'il le desire, ne pourroient être que des vers détestables ? Ceux de la Mothe Houdart le plus pleins de pensées, sont précisé- [p. 18] ment ceux qu'on lit avec le moins de plaisir; les vers de St. Evremont ne sont pas supportables, quoiqu'ils fourmillent de pensées; tandis qu'un seul trait, un seul tour, une seule image échappée au génie poétique, attache l'esprit, échauffe le coeur & y laisse des impressions profondes.

La poésie a toujours été regardée comme une imitation de la nature, non comme une science de raisonnement; elle est l'art de peindre, non l'art d'enfiler des pensées; tous les Auteurs qui en ont traité, depuis Aristote jusqu'à Despreaux, en ont eu cette idée, ut pictura poësis erit; c'est là ce qui forme son essence; c'est là le but qu'elle se propose; c'est là ce qui la rend si agréable, si intéressante, & ce qui a de tout tems établi son empire sur les ames sensibles. Les Philosophes eux-mêmes ont si bien reconnu sa puissance à cet égard, qu'ils n'ont pas dédaigné d'en emprunter la parure, toutes les fois que leurs talens naturels leur ont permis d'en faire usage. Pithagore, Sénéque, Malebranche, aussi heureusement pourvus des dons de l'imagination, que de la pénétration philosophique, n'ont fait goûter leurs systêmes, leurs maximes, leurs raisonnemens, qu'en les assaisonnant des grâces que la poésie pouvoit leur prêter. Quand nous disons poésie, nous ne prétendons pas la réduire à la simple versification: [p. 19] on sait en particulier que Malebranche n'a fait que deux vers en sa vie qui l'ont même rendu ridicule: nous parlons de cette poésie, qui bien loin d'être ennemie de la prose, en est l'ame & l'ornement. L'immortel Fénélon n'a pas eu besoin de s'assujétir aux regles de la mesure & de la rime pour être Poëte, & ce n'est que parcequ'il est Poëte, qu'il se fait lire avec intérêt, & que tout ce qu'il dit s'insinue profondément dans le coeur. S'il se fut borné à accumuler des pensées & des vérités dans son Télémaque, il n'auroit pas trouvé des Lecteurs, surtout s'il eut écrit en vers.

M. d'Alembert, par un retour de réflexion, a sans doute retracté intérieurement cette assertion anti-poétique. Il est à croire qu'il en a fait autant à l'égard de ses principes sur l'éloquence qui sont à-peu-près les mêmes que ses principes sur la poésie, & qu'on peut réfuter par les mêmes réponses. Il ne doit pas être plus attaché à ce qu'il a avancé pour prouver l'impossibilité où nous sommes de bien écrire en latin. On peut voir l'article Rapin, où nous tâchons de détruire ce paradoxe.

On trouve encore dans les Mêlanges du même Ecrivain différens morceaux traduits de Tacite; on doit louer sa modestie d'avoir redouté la traduction de l'ouvrage entier. Quoique ces mor- [p. 20] ceaux aient leur mérite, à l'inexactitude près, l'Auteur ne trouvera pas étrange qu'on leur préfere la traduction de M. l'Abbé de la Bleterie, qui a paru depuis peu, & sur-tout celle de M. de la Beaumelle, que nous connoissons par quelques fragmens & dont le public jugera à coup sûr aussi favorablement que nous.

Nous pensons que M. d'Alembert n'attribuera pas à un abus de critique le jugement que nous portons sur ce qui nous paroît repréhensible dans ses ouvrages. Il ne s'agit ici que de productions littéraires qui semblent être le fruit de ses délassemens & sur lesquelles il ne fonde pas sans doute sa réputation. Il s'est montré bien plus sensible à cette délicatesse que tout honnête-homme doit avoir en fait de religion, délicatesse qui l'a déterminé vraisemblablement à composer son Abus de la critique en matiere de Religion, ouvrage dans lequel il s'attache à justifier les Philosophes du reproche d'incrédulité. On ne sauroit trop admirer la dextérité avec laquelle il traite ce sujet épineux. Plein de souplesse & de modération, il présente ses pensées dans un jour ménagé, qui écarte de lui le blâme autant que le soupçon d'un zèle trop vif. Il seroit même à souhaiter que le résultat de cet ouvrage fût un peu plus décidé, qu'il y eût moins d'ambiguité dans l'ensemble, & [p. 21] que la maniere de procéder de l'Apologiste, ne rappellât pas si souvent ce vers de Virgile,

Et fugit ad salices & se cupit ante videri.

il semble que la philosophie devroit être plus franche, sur-tout quand elle a sa source dans une ame aussi élevée que celle de M. d'Alembert. Il faut cependant rendre justice à sa réserve; il auroit pu faire comme beaucoup d'autres Philosophes, ses subalternes, ne garder aucune mesure, déclamer à outrance, insulter sans égard, prodiguer les épithètes dures, traiter de style de laquais le style des écrits anti-philosophiques, qualifier de libelles les ouvrages où l'on venge l'honneur outragé de quelques Gens de Lettres, &c. &c. &c. mais ce personnage eût été indigne de lui & contraire aux intérêts de la philosophie, qui se fait gloire d'avoir pareil soutien. Les chefs d'une société quelconque ne doivent pas se compromettre légérement; il est de la dignité de leur prééminence de se maintenir irrépréhensibles. Un Commandant de troupes conserve son sang-froid & laisse la témérité au soldat. D'ailleurs M. d'Alembert trouve cet heureux tempérament dans son caractère autant que dans sa politique, & il respecte trop le public, qui le respecte aussi, pour ne pas se faire un devoir de donner du poids à son zèle par sa prudence.

[p. 22] Après avoir osé élever quelques petits nuages sur les rayons de sa gloire, nous nous livrons avec plaisir aux justes éloges qu'il mérite par d'autres productions. Son Essai sur les Gens de Lettres est un chef-d'oeuvre de sagacité, d'élévation, d'une noble indépendance, qu'il seroit à souhaiter pour l'honneur du monde littéraire que chaque Homme de Lettres pût réduire en pratique. Nous ne rougirions plus alors de voir subsister parmi nous ces rivalités malignes, ces basses jalousies, ces cabales iniques, qui avilissent les talens & révoltent l'honnêteté; on verroit s'anéantir l'esprit particulier, qui n'admet que ce qu'il approuve, qui n'approuve que ce qui le flatte; chaque Littérateur trouveroit des amis dans les compagnons de sa carriere, & le génie indigent n'auroit pas besoin de chercher des protecteurs en rampant; on proscriroit sur-tout ces bureaux d'esprit où l'on anathématise les meilleurs ouvrages, quoiqu'on ne puisse s'en dissimuler le mérite, où l'on encense la médiocrité, parcequ'elle est en état de protéger ou de nuire, où l'on n'admet tant d'adorateurs stupides que pour en faire des échos, dont la voix ira d'oreille en oreille déifier tous les membres du tyrannique Sénat; nous aurions enfin la douce joie de voir couler le lait & le miel à côté de l'Hypocréne, de pouvoir cueillir les [p. 23] fruits du sacré Vallon, sans redouter ceux de la discorde, de dormir sur le Parnasse sans craindre de réveils fâcheux; nous verrions renaître en un mot l'âge d'or de la poésie, & le monde savant retraceroit le modèle de cette République, dont M. d'Alembert auroit été le Platon. Mais hélas ! la destinée de ce Littérateur philosophe est de proposer des félicités qui ne se réalisent pas. Rien n'étoit plus fait pour produire un excellent ouvrage que son discours pour servir de Prospectus à l'Encyclopédie. Si la profondeur des vues, l'intelligence du plan, l'ordonnance des distributions, la sagacité des matieres, l'exactitude des regles, la vigueur des pensées, l'heureuse aisance des tours, la noblesse du style, eussent été capables d'animer les exécuteurs de ce grand dessein, comme tous ces traits réunis ont réussi à attirer les suffrages & les souscriptions, toute l'Europe seroit en possession du trésor de sciences qu'elle attendoit, & M. d'Alembert n'auroit pas eu la douleur d'avoir contribué, par un bel ouvrage, à faire naître de fausses espérances.

 
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