ALEMBERT (Jean Le ROND d'), géomètre, littérateur, philosophe, secrétaire perpétuel de l'académie française des académies des sciences de Paris, de Berlin, Pétersbourg, etc., naquit à Paris le 16 novembre 1717. Un voile impénétrable cacha longtemps le mystère de sa naissance; mais enfin le temps a tout découvert, et l'on sait aujourd'hui que d'Alembert était le fils naturel de Destouches, commissaire provincial d'artillerie, et de madame Tencin, femme célèbre par son esprit philosophique, sa beauté et le déréglement de ses moeurs. Abandonné dès sa naissance par ceux qui lui avaient donné le jour, il fut exposé sur les marches de Saint-Jean-le-Rond, église située près de Notre-Dame, et détruite maintenant. Un commissaire de police le recueillit, et, soit qu'il eût des instructions particulières, soit que l'existence de cet enfant parût assez délicate pour exiger des soins assidus, il fut confié à la femme d'un pauvre vitrier, qui l'éléva comme son enfant, et chez laquelle d'Alembert passa plus de trente ans. Il fit ses études avec succès, et annonça de bonne heure un talent distingué. Mis dans une pension à 4 ans, il n'en avait encore que dix, lorsque le maître de cette pension, homme de mérite, déclara qu'il n'avait plus rien à lui apprendre. Ce fut néanmoins qu'à l'âge de douze ans qu'il passa au Collège Mazarin où il entra en seconde. Il fit pendant sa première année de philosopie un commentaire sur l'épître de saint Paul aux romains, et commença, dit Condorcet, comme Newton avait fini. Ses maîtres désirèrent se l'attacher; mais son goût prononcé pour les sciences exactes mit obstacle à leurs projets. Il cultiva fort jeune les mathématiques, et parvint sans maître et presque sans livre à faire d'étonnants progrès dans cette science.
Cependant les conseils de ses amis lui firent suspendre ses études chéries, et il songea à embrasser un état de vie qui lui donnât de l'aisance et un rang honorable dans le monde. En sortant du collège, il avait étudié en droit et s'était fait recevoir avocat; il voulut joindre à ce titre celui de médecin, et il entreprit à cet effet de nouvelles études auxquelles il essaya de se livrer sans aucune distraction. Mains bientôt ses penchants et son goût le rappellèrent vers les mathématiques; et dès lors il s'y adonna tout entier. D'Alembert se fit connaître fort jeune encore à l'académie des sciences, et présenta à cette compagnie, en 1739, un mémoire sur le mouvement des corps solides à travers un fluide; et l'année suivante il fit paraître celui qui a pour objet le calcul intégral. L'académie des sciences l'admit dans son sein en 1741, lorsqu'à peine il avait atteint sa 24ème année; et ce témoignage aussi flatteur que distingué préluda aux faveurs que les académies savantes s'empressèrent d'accorder au jeune mathématicien. Depuis cette époque jusqu'à l'âge de quarante ans environ, d'Alembert ne vécut que pour les sciences exactes, et ce fut dans cet intervalle qu'il composa les dissertations, les mémoires et les ouvrages qui lui ont mérité un des premiers rangs parmi les géomètres ses contemporains.
Parmi ses productions mathématiques on distingue son traité de dynamique, in-4, 1743 ou 1758, qui fut le fondement de sa réputation comme mathématicien. "Il ajouta, dit Condorcet, un nouveau calcul à ceux dont la découverte avait illustré le siècle précédent, et de nouvelles branches de la science du mouvement à celles de Galilée et Newton" Traité de l'équilibre et du mouvement des fluides, 1744 ou 1770, in-4; Réflexions sur la cause générale des vents, 1747, in-4. Cette dissertation, où se trouve le germe de l'application rigoureuse de l'analyse au mouvement des fluides, valut à son auteur une place à l'académie de Berlin, le prix proposé par cette société, et une pension de 1200 francs, dont le gratifia dans la suite le roi de Prusse, à qui cet ouvrage était dédié. Recherches sur la précession des équinoxes et sur la nutation de l'axe de la terre, 1749, in-4; Essai d'une nouvelle théorie sur la résistance des fluides, 1752, in-4; recherches sur différents points importants du système du monde, 3 vol., 1754-1756, in-4; Opuscules mathématiques, 8 vol., in-4. Ces différents écrits, et quelques autres qui nous restent de d'Alembert sur les mêmes matières, sont sans contredit le véritable fondement de sa gloire et de sa réputation. "Il partagea avec Euler l'honneur d'être un des plus célèbres géomètres de son siècle; peut-être même le placerait-on au premier rang, a dit M.Lacroix, quand on considère les difficultés qu'il a vaincues, la valeur des méthodes qu'il a inventées, et la finesse de ses aperçus, si son exposition était toujours lumineuse et facile, si son style était en harmonie ave ce qu'il écrit, si la trop grande finesse de ses aperçus ne le jetait souvent dans des voix détournées, et s'il avait soigné les détails de ses ouvrages mathématiques. Aussi les découvertes de d'Alembert ont pris dans les écrits de ses successeurs une forme nouvelle, qui détourne de plus en plus de la lecture des traités où elles ont parues pour la première fois; et ses oeuvres mathématiques, peu recherchées, n'ont pas été réunies en collection." La littérature et la philosophie, qui semblaient devoir être étrangères à un auteur enfoncé dans les profondes méditations des sciences abstraites, devinrent tout-à-coup le sujet de ses études et de ses productions.
Il commença sa carrière littéraire par le Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Ce morceau ou plutôt cet ouvrage où l'auteur a fait une généalogie savante et bien ordonnée des sciences et des connaissances humaines, et où se trouent réunies la force et la clarté des idées, l'élégance et la précision du style, est le seul titre incontestable qu'il livre à la postérité comme écrivain. L'auteur fut beaucoup loué et beaucoup critiqué; mais toutes les préventions ont disparu, et le discours préliminaire de l'Encyclopédie est le morceau le plus remarquable de cette énorme compilation. En attachant son nom, et en se chargeant, pour ainsi dire, du vestibule de ce vaste édifice, d'Alembert s'imposa l'obligation de travailler à son succès. Il en rédigea la partie mathématique, et quelques articles d'histoire et de belles-lettres; et il eût sans doute travaillé plus longtemps à la nouvelle Babel, sans le refroidissement qui survint entre lui et Diderot. Vers cette époque (1751) il fut reçu à l'académie française, et continua d'allier la culture des lettres à celle des mathématiques. En général ses productions littéraires, à l'exception de quelques morceaux, n'offre rien de bien remarquable, et quelques-unes même portent l'empreinte d'une imagination stérile et d'une prétentieuse recherche. On voit, par exemple, dans ses Eloges d'académiciens, de l'enflure dans le style, un certain apprêt, et un désir trop marqué de faire de l'effet, par une pensée fine et délicate. Cependant ses éloges ne sont pas sans mérite, quoique bien inférieurs à ceux de Fontenelle. Lié avec tous les écrivains qui, vers le milieu du dernier siècle, firent la guerre au christianisme, d'Alembert partagea leurs sentiments et leurs projets; il fut même un des coryphées du parti, et à la mort de Voltaire, il obtint ou plutôt il usurpa, suivant l'expression de Grimm, la souveraineté de l'illustre Eglise dont Voltaire avait été le chef et le soutien. Cependant d'Alembert n'était pas un frondeur hardi de la religion, il n'eut jamais l'emportement du philosophe de Ferney. D'un caractère moins vif et moins inquiet, il mit dans son zèle plus de circonspection, de prudence et de lenteur, et se peignait lui-même dans sa correspondance comme un homme qui donne des soufflets en faisant semblant de faire des révérences.
Cependant il s'écarta en plus d'une rencontre de cette modération dont il faisait parade, comme on peut s'en convaincre par ses lettres du 16 juin et du 18 octobre 1760. Toutes ses productions, à l'exception de celles qui ont rapport aux mathématiques, se ressentent plus ou moins de ses affections anti-religieuses. La brochure intitulée De la destruction des Jésuites en France, et la lettre qui lui sert de supplément, passe pour ce qu'on a écrit de plus impartial sur les jésuites et leurs adversaires; mais quiconque l'a lue, a pu se convaincre que, sous prétexte de se moquer tour à tour des jésuites et des jansénistes, il a tourné la religion en ridicule; et voilà sans doute pourquoi Voltaire l'engageait à continuer sur le même ton, et applaudissait à ce genre d'attaque. Les Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, qui, sous le rapport littéraire, ne sont pas exempts de reproches, en méritent de plus graves sous le rapport moral; et les Eloges académiques, où l'on trouve plus de réserve, perdent ce mérite par les notes que l'auteur y a insérées. Là, il se met à l'aise et donne un plus libre cours à sa malignité, quelquefois même aux dépens de la vérité. Au reste l'âme de d'Alembert se montre toute entière dans sa Correspondance avec Voltaire et le roi de Prusse, qui avait été écrite, à ce qu'il paraît, pour la postérité: l'auteur avait fait faire deux copies de la première: l'une fut confiée à Condorcet, et l'autre à Watelet. Cette précaution annonce assez qu'il la destinait au public, et que la divine Providence l'aveuglait jusqu'à lui faire élever ce monument honteux de son audacieuse impiété. Là, dit un auteur peu suspect, M. Lacretelle, d'Alembert et Voltaire firent un déplorable assaut de mépris pour la religion chrétienne. Un grand poète et un grand géomètre semblent s'y donner le divertissement de jouer une conspiration...Une pensée domine dans leurs lettres, c'est celle de réunir contre la révélation toutes les forces de l'esprit philosophique... D'Alembert, dans ses lettres, donne à son ami des conseils et des renseignements utiles à leur cause; il le met au fait de tout ce qui se passait à Paris, lui indique les sujets à traiter, les hommes à tourner en ridicule, applaudit à ses sarcasmes, et paraît tout dévoué au triomphe de la philosophie. La Correspondance avec le roi de Prusse n'a pas un esprit différent; tantôt il recommande au roi des sujets à placer, de jeunes philosophes à favoriser; tantôt il le presse de chasser les jésuites, et Frédéric est obligé de lui reprocher son acharnement; tantôt il le sollicite de demander au Grand-Seigneur la réédification du temple de Jérusalem, pour les embarras de la Sorbonne et les menus plaisirs de la philosophie. Cette réédification, écrivait-il, est ma folie comme celle de la destruction de la religion chrétienne est celle du patriarche de Ferney. (Oeuvres de d'Alembert, t.XVIII, p.309.) Au milieu de tant de sarcasmes, des aveux étonnants échappent à sa plume: il se plaint, il s'indigne de l'incroyable démence et sottise de l'auteur du Système de la Nature; et ce n'est pas, ajoute t-il, la première fois que la philosophie a été menteuse et absurde. (Lettre du 16 février 1783.)
D'Alembert vécut toujours à Paris, refusa la présidence de l'académie de Berlin, et résista aux pressantes sollicitations de l'impératrice de Russie, Catherine II, qui voulait lui confier l'éducation de son fils. Il jouissait d'une grande réputation, avait une correspondance très étendue, et obtint successivement pour 14,000 livres de pensions. Il passa les dernières années de sa vie dans des infirmités douloureuses, et mourut de la pierre le 29 octobre 1783, à l'âge de 66 ans. On dit que ses amis se relevaient pour le garder dans ses derniers instants, et l'empêcher de démentir les principes qu'il avait professés; ils se vantèrent après sa mort d'avoir mis obstacle à ce qu'il ne fît le plongeon, et La Harpe écrivait qu'un d'eux lui avait dit que d'Alembert faisait le couard. Grimm le traite assez mal: suivant lui, il était accusé d'affecter très-passionnément la gloire d'être le chef du parti encyclopédiste, et d'avoir commis pour l'intérêt de cette gloire plus d'une injustice, plus d'une noirceur littéraire. (Voy. Condorcet).....Ce qu'on ne saurait hier, c'est que les passions qu'inspire l'esprit de parti, étaient bien sûrement celles dont il pouvait être plus susceptible... Parlant ensuite du titre de chef qu'on lui donnait après la mort de Voltaire: Cette dénomination, dit-il, ne fut jamais universellement reconnue. Aux yeux de beaucoup de gens, il l'avait plutôt usurpée que conquise; et aux yeux même du grand nombre, la supériorité de ses titres littéraires contribua bien moins à l'y maintenir que les subtilités de ses intrigues et de sa politique.(Correspondance, t.2, p.373.)
Ce portrait de d'Alembert ressemble assez à celui d'un autre critique qui lui reproche, sous le masque de la modération, toutes les convulsions d'un amour-propre outré et vindicatif; une grande apparence de zèle pour la vérité et la gloire des lettres, et dans le fond la fausseté la plus raffinée, et la vanité d'un mérite de coterie. Quoiqu'il en soit de son caractère et des passions de son coeur, d'Alembert sera toujours regardé comme un des propagateurs les plus zélés de la nouvelle philosophie, et un des ennemis les plus ardents du christianisme, qu'il attaqua avec autant de ménagement que d'adresse; et la postérité apprendra de sa plume elle-même, qu'il seconda, ou plutôt qu'il dirigea cette conspiration, qui, plus tard, renversa le trône et l'autel. Son mérite comme géomètre n'a pas été contesté, quoiqu'on ait répété souvent ce bon mot, qu'il était grand géomètre parmi les littérateurs, et grand littérateur parmi les géomètres; et il occupe dans cette catégorie un rang distingué. Comme écrivain, il n'est pas au-dessus du médiocre, et trop de défauts déparent ses productions pour lui donner un rang plus honorable: considéré comme philosophe, il ne mérite que le mépris, puisqu'il tourna contre le ciel les dons qu'il en avait reçus, et fit servir pour le mal des talents qu'il pouvait si utilement employer. Bon géomètre, médiocre écrivain, mauvais philosophe, voilà en trois mots d'Alembert tout entier. Tous les ouvrages philosophiques et littéraires de d'Alembert ont été réunis et publiés sous le titre d'Oeuvres philosophiques, historiques et littéraires de d'Alembert, 1805, 18 vol., in-8. Cette collection renferme les Mélanges de littérature et de philosophie; les morceaux les plus frappants des mélanges sont l'Essai sur les gens de lettres, où d'Alembert recommande aux écrivains l'indépendance dans leurs relations avec les grands; le Discours préliminaire de l'Encyclopédie, dont nous avons déja parlé; Abus de la critique en matière de religion; l'auteur montre beaucoup de dextérité et d'esprit dans cet écrit, où il a l'art de cacher sa pensée, et de tenir un milieu perfide entre ceux qui attaquent de front la religion chrétienne et ceux qui n'en disent rien; Eloges lus dans les séances de l'académie française; Correspondance avec Voltaire et le roi de Prusse; enfin, quelques Dissertations et d'autres pièces moins importantes. Voyez son éloge par Condorcet.